La Revue Durable n°55 (pages 64 à 66) transmis par Marjorie Jouan
L’encyclique du pape François Laudato Si’, « Loué sois-tu ! », est un rayon salvateur de frère soleil, une pluie bienfaitrice de sœur eau fraîche, un souffle salutaire de frère vent sur l’Eglise romaine et catholique. Et sur le monde. Sous le haut patronage de Saint-François d’Assise, l’auteur y prône l’humilité : il demande de remettre l’humanité à sa place, c’est-à-dire là, au milieu des écosystèmes, dans cette nature si fragile et trop maltraitée d’où l’on n’aurait jamais dû avoir la prétention de l’extraire.
Excellemment construit, documenté et argumenté, Laudato Si’ est ainsi, en tout premier lieu, un puissant plaidoyer pour que la société industrielle retire l’homme du dangereux piédestal sur lequel un anthropocentrisme de mauvais aloi l’a indûment posé. Mais cette première grande mise au point sur la position de l’Eglise catholique sur l’écologique dessine aussi des pistes claires pour agir.
François y rejette la croissance économique aveugle, le dogme du marché roi, la priorité accordée à la propriété privée sur les droits des pauvres et la fuite de soi dans la consommation. Il exhorte les habitants de la Terre à se convertir avec lui à une « écologie intégrale » qui associé dignité humaine et justice sociale à l’écologie. Ce faisant, il enrichit la doctrine sociale de l’Eglise, et sa défense des pauvres et de la sobriété matérielle le rapproche indubitablement du Poverello.
« La maison commune de nous tous est pillée, dévastée, bafouée impunément. La lâcheté dans sa défense est un péché grave. Nous voyons avec une déception croissante comment les sommets internationaux se succèdent les uns après les autres sans aucun résultat important. Il y a un impératif éthique, clair, définitif et urgent d’agir qui n’est pas accompli.
On ne peut pas permettre que certains intérêts – qui sont globaux, mais non universels – s’imposent, soumettent les Etats ainsi que les organisations internationales, et continuent de détruire la création. Les peuples et leurs mouvements sont appelés à interpeller, à se mobiliser, à exiger – pacifiquement, mais avec ténacité – l’adoption urgente de mesures appropriées. Je vous demande, au nom de Dieu, de défendre la Mer Terre. Sur ce thème, je me suis dûment exprimé dans l’Encyclique Laudato Si’. »
Phare de la spiritualité
Voilà comment François, pape de son état, a parlé à Santa Cruz de la Sierra, en Bolivie, le 9 juillet 2015, à l’occasion de la deuxième Rencontre mondiale des mouvements populaires, qui représentent les exclus de la Terre. Le constat est clair, l’impératif éthique aussi : il faut agir, il y a urgence, et l’espoir réside pour beaucoup dans la capacité des mouvements sociaux de faire pression, depuis le bas de la société, pour lever les blocages et changer le cours des évènements. Pour les détails, prière de lire Laudato Si’.
Dans cette première encyclique sur l’écologie et le climat jamais rédigée, texte très ambitieux en six chapitres et 190 pages rendu public le 18 juin 2015, François commence par mettre en exergue la continuité entre son propos et nombre de prises de position et discours des ses prédécesseurs à Rome : Jean XXIII, Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI. Il n’empêche, Laudato Si’ fait de l’écologie une affaire comme jamais l’Eglise catholique ne l’avait fait auparavant.
Il n’y a rien de comparable, dans ses archives, à l’intensité de cet élan en faveur d’une « écologie intégrale » consubstantielle au souci de dignité de la personne et de justice sociale. C’est un fait : ce document fait souffler un vent nouveau et frais depuis le sommet de l’Eglise sur la planète.
La personnalité historique phare de l’Eglise catholique qui, dans la conscience occidentale, situe l’homme au cœur de la nature, c’est bien sûr Saint-François d’Assise, au début du XIII° siècle. Avec Laudato Si’, deux ans et quelques après son élection au Saint-Siège, le 266ème évêque de Rome met à nouveau fortement en avant cet homme exceptionnel qui a rendu la ville d’Assise, au centre de l’Italie, célèbre dans le monde entier.
Le fait que ce soit cette source historique, ce personnage de légende du Moyen Age, ce phare de la spiritualité universelle qui ait inspiré et guidé François dans l’écriture de sa charge en faveur de l’écologie peut paraître logique voire anodin. Cela ne l’est pas du tout. L’historien médiéviste états-unien Lynn White (1907-1987) permet de saisir en quoi ce texte intense délivre une vibration absolument inédite depuis le haut de la hiérarchie catholique (White, 2010).
À problème religieux, remède religieux
Lynn White publie dans l’hebdomadaire Science en 1967, une interprétation assassine de la responsabilité décisive de la théologie judéo-chrétienne dans le désastre écologique perpétré par les Occidentaux, déjà bien avancé à son époque. Cette interprétation, qui stigmatise la racine spirituelle de l’Occident, a reçu un écho planétaire et passe essentiellement pour juste. Elle met le doigt sur la particularité qui, d’après lui, conduit la culture occidentale à dévaster le monde.
Selon Lynn White, la théologie judéo-chrétienne, qui confère à l’homme « la transcendance de Dieu vis-à-vis de la nature », aurait conduit les Occidentaux à se considérer comme extérieurs à la nature et supérieurs à elle, ouvrant toute grande la porte à leur prétention fatale à la dominer.
La foi dans le progrès perpétuel serait indéfendable en dehors du christianisme dans sa forme occidentale, assure Lynn White. Elle est la religion « la plus anthropocentrique que le monde ait connu, [car elle] établit un dualisme entre l’homme et la nature [et] soutient que Dieu veut que l’homme exploite la nature pour ses propres fins ».
Le dualisme homme-nature, c’est-à-dire leur séparation étanche, et l’injonction de dominer la Terre seraient source de toutes les violences faites à la biosphère, de son exploitation abusive, de la perte du sens des limites. De fait, explique Lynn White, depuis que les techniques ont fécondé les sciences, vers 1850, sur fond de Révolution industrielle, les Européens mettent à profit la puissance de feu sans précédent dont ils disposent pour perpétrer leur carnage avec une remarquable absence de retenue.
Les blessures faites à la Terre prennent désormais des proportions effrayantes, au point que l’autodestruction est à portée de main des humains. Le chapitre 1 de Laudato Si’, « Ce qui se passe dans notre maison », décrit les immenses dégâts déjà engagés dans plusieurs domaines : pollutions, déchets, dérèglement du climat, baisse de la qualité de l’eau, perte de biodiversité avec, in fine, une « détérioration de la qualité de la vie humaine et une dégradation sociale ».
Cette situation provient à l’évidence du dynamisme scientifique et technologique du XIX° siècle, qui se déchaîne lors des deux guerres mondiales au XX° et s’étend au XXI° avec la mondialisation. Mais ses racines, soutient Lynn White, se trouvent dans la théologie judéo-chrétienne : c’est elle qui pose le problème de fond. C’est sur elle qu’il faut intervenir si l’on veut empêcher les hommes de faire usage des sciences et des technologies pour « piller, dévaster, bafouer impunément » la maison commune.
« Davantage de science et davantage de technologie ne viendront pas à bout de l’actuelle crise écologique tant que nous n’aurons pas trouvé une nouvelle religion ou repensé l’ancienne » énonce carrément Lynn White : « Puisque le problème est d’essence religieuse, le remède doit lui aussi être de nature religieuse ».
Adhésion
Dès lors que la faute fondamentale de la théologie judéo-chrétienne qui aboutit à l’écocide actuel serait son »arrogance anthropocentrique », Lynn White suggère un antidote : la foi en la vertu d’humilité. Elle seule pourrait conduire à « destituer l’homme en tant qu’espèce vivante de son rang de roi de la création et à instaurer une démocratie de toutes les créatures de Dieu ».
Et celui qui incarne le mieux cette humilité dans le patrimoine historique de l’Eglise aux yeux de Lynn White, c’est Saint-François d’Assise. Il voit en lui « le plus grand révolutionnaire spirituel de l’histoire occidentale’, dont la révolte « si originale » offrirait le remède d’essence religieuse à la déroute écologique. Raison pour laquelle il le propose comme saint patron de l’écologie.
François ne cite pas Lynn White dans Laudato Si’, mais a tout l’air de lui répondre directement lorsqu’il reconnaît en François d’Assise « le saint patron de tous ceux qui étudient et travaillent autour de l’écologie ». Va-t-il cependant jusqu’à « repenser » le catholicisme de façon à apporter le « remède de nature religieuse » que Lynn White attend pour enrayer la destruction écologique ?
Il semble bien que la réponse soit oui ! Notamment lorsque François écrit au chapitre 2, « L’Evangile de la création » : « S’il est vrai que, parfois, nous les chrétiens avons mal interprété les Ecritures, nous devons rejeter aujourd’hui avec force que, du fait d’avoir été créés à l’image de Dieu et de la mission de dominer la terre, découle pour nous une domination absolue sur les autres créatures ».
Au regard du diagnostic de Lynn White le mot « parfois » revêt les couleurs d’un bel euphémisme. Mais la critique est admise de manière pleine et entière : « Il est important de lire les textes bibliques contexte, rappelle François, avec une herméneutique adéquate, et de se souvenir qu’ils nous invitent à « cultiver et garder » le jardin du monde (cf.Gn 2,15) ».
« Alors que « cultiver » signifie labourer, défricher ou travailler, « garder » signifie protéger, sauvegarder, préserver, soigner, surveiller » précise le pape. « Cela implique une relation de réciprocité responsable entre l’être humain et la nature ». Et de rejeter de multiples fois toute « démesure anthropocentrique », tout « anthropocentrisme despotique » ou « déviant ».
Il y a là une véritable adhésion au diagnostic de Lynn White : le pape reconnaît le fond de la critique dont cet auteur a accablé la théologie judéo-chrétienne. Avec pour conséquence logique sa dénonciation, dans le chapitre 3, « La racine humaine de la crise écologique », du paradigme « technocratique » ou « techno-économique » qui emporte le monde.
C’est bien là, à nouveau, le même jugement que celui du médiéviste états-unien : plus de sciences et plus de technologies ne résoudront strictement rien tant qu’on n’interviendra pas à la racine spirituelle du problème.
Crise de sens
François étaye son propos en citant plusieurs fois le théologien allemand d’origine italienne Romano Guardini (1885-1968), qui déplore en 1950 : « L’homme moderne n’a pas reçu l’éducation nécessaire pour faire un bon usage de son pouvoir ». Le pape abonde et constate qu’un « développement de l’être humain en responsabilité, en valeurs, en conscience » n’a pas accompagné l’immense progrès technologique.
« Livré aux forces aveugles de l’inconscient, des nécessités immédiates, de l’égoïsme, de la violence, poursuit-il, l’homme est nu, exposé à son propre pouvoir toujours grandissant, sans avoir les éléments pour le contrôler. Nous pouvons affirmer qu’il lui manque aujourd’hui une éthique solide, une culture et une spiritualité qui le limitent réellement et le contiennent dans une abnégation lucide. »
Ethique solide, culture, spiritualité : voilà les fondements universels manquants pour pouvoir respecter les humains et les écosystèmes dont ils ne peuvent se passer. Et qui permettraient de sortir du paradigme technocratique, ce réductionnisme qui, en plaçant la technologie et l’économie au-dessus de tout, étrangle l’humanité, l’asphyxie, la condamne désormais à court terme.
Face à l’urgence de la situation, François pousse encore un cran plus loin l’analyse lorsqu’il ajoute : « il est nécessaire de réaliser que notre propre dignité est en jeu. Nous sommes les premiers à avoir intérêt à laisser une planète habitable à l’humanité qui nous succèdera. C’est un drame pour nous-mêmes, parce que cela met en crise le sens de notre propre passage sur cette terre ».
Laudato Si’ appelle ainsi tout le monde à garder la Terre habitable. Il préconise au chapitre 4, « Une écologie intégrale », et au chapitre 5 « Quelques lignes d’orientation et d’action », une myriade de solutions pratiques très familières aux lecteurs de La Revue Durable. Elles vont de la protection des petits paysans aux coopératives d’énergie en passant par les couloirs biologiques, l’importance des services éco-systémiques, la défense des cultures indigènes, ce « trésor de l’humanité », les espaces verts dans les villes accueillantes pour tous, des transports publics dignes, etc. La liste est très longue de tout ce qu’on peut et devrait faire.
« Ecologie intégrale » signifie que toutes ces réponses sont interdépendantes et doivent tenir compte des interactions « entre les systèmes naturels entre eux et avec les systèmes sociaux ». François redit l’importance d’agir à tous les niveaux, en commençant par le niveau individuel. Dans le chapitre 6 « Education et spiritualité écologiques », il affirme que changer son style de vie change le monde !
Sur fond de justice sociale et écologique, il envisage une décroissance économique dans les pays riches, juge le marché inefficace et appelle à créer une Autorité mondiale pour instaurer des règles justes à l’échelle internationale. Il insiste aussi sur la nécessité d’exercer une forte pression sur les instances dirigeantes, sans laquelle rien n’adviendra.