Vers un exode urbain ?

19 mars 2017,

logo-vtt-refletpar Pascal Bourgois

Il y a actuellement une dynamique forte autour du mouvement des Villes et territoires en transition en Wallonie et à Bruxelles avec en 2016 une progression du nombre d’initiatives de 42 à 84. En Gironde fin 2016, 3 nouveaux groupes viennent de se créer en 3 mois, portant leur nombre à 13, d’autres vont se créer en 2017. Il y a plus de 150 initiatives en France et plus de 4 000 sur la planète. Après 6 ans de pratique locale, vous trouverez ci-dessous une lecture de la transition qui n’engage que son auteur.

La marchandisation du monde détruit de plus en plus rapidement la nature et ce qui fait société. Elle est en train de provoquer des ruptures et régressions profondes. Nous sommes de plus en plus nombreux à en avoir conscience et à être désespérés face à l’absence d’une réponse politique. Le politique est dans le déni de réalité, le court-termisme, au mieux impuissant, le plus souvent complice des dérives. Il n’y aura ni sauveur bienveillant, ni lois miracles, qui viendront résoudre nos problèmes à notre place. L’économie a fait une OPA sur le politique. Elle lui impose sa recherche obsessionnelle d’une croissance en voie de disparition, qu’elles qu’en soient les conséquences pour les êtres humains et la nature.

L’Etat est réduit à l’impuissance, incapable de prendre en compte les réalités physiques de la planète et l’intérêt général de ses habitant-e-s. Il ne lui reste que la communication, le marketing, la psychologie, la diversion, l’émotionnel… Par contre, du fait d’une puissance technique et d’une fragilité sociale toujours plus grandes, il devient progressivement un Etat policier, totalitaire. Sous prétexte de sécurité, il rabote chaque jour un peu plus nos libertés. Notre modèle « démocratique » n’est plus capable de répondre aux enjeux cruciaux de notre société de ce début de 21ème siècle.

Résister c’est… relocaliser

De plus en plus nombreux, avec de moins en moins de ressources, nous n’avons plus les moyens de la guerre de tous contre tous. Inverser la trajectoire nécessite que nous co-construisions un nouvel imaginaire, élaborions une nouvelle façon de penser, de vivre et de travailler ensemble, qui redonne du sens, pacifie nos relations, rende nos territoires plus résilients et agréables à vivre. Cela implique que nous passions d’une logique de concurrence à une logique de coopération, entre nous, mais aussi entre nous et la nature. Elle est une part de nous-mêmes, la détruire c’est nous détruire.

75 ans après la création de réseaux de résistance dans les années 40 face à l’invasion allemande, la transition est une nouvelle façon d’entrer en résistance contre ce nouveau totalitarisme, de la seule façon envisageable dans le cadre du rapport de force actuel : une résistance non violente, positive, concrète, déterminée, créative, inventive, joyeuse, festive… Nous avons beaucoup à apprendre de la philosophie et des pratiques (autoproduction, boycott, action collective non violente…) qui avec Ghandi ont permis l’indépendance de l’Inde en 1947 ou avec Martin Luther-King l’émancipation des afro-américains dans les années 50 et 60.

Contrairement à nos grands parents qui ont principalement combattu des ennemis extérieurs, notre ennemi est intérieur et nous sommes le premier d’entre eux. Nous sommes tous schizophrènes. C’est notre addiction à la surconsommation qui aggrave les inégalités et provoque le chaos écologique. Après 75 ans de paix et de société du spectacle, nous avons beaucoup perdu en capacité à percevoir le risque de guerre et à réagir pour l’éviter. Mais on ne change que par les crises, nous avons là une magnifique opportunité d’inventer la nouvelle société, mais la puissance du conditionnement consumériste reçu implique un changement radical de pratiques politiques.

Il faut bien évidemment batailler CONTRE les grands projets inutiles, mais il faut surtout, ici et maintenant, agir POUR et AVEC, en commençant par le local, là où nous avons encore une capacité d’action, co-construire le nouveau monde positif qui tente de naître. Nous avons plus de pouvoir avec notre carte bancaire, qu’avec notre carte d’électeur. En fonction du type de biens et services que nous consommons, nous déterminons la société dans laquelle nous vivons. Nous ne pourrons retrouver de prise sur le global qui nous a échappé que si – préalablement – nous sommes capables de retrouver prise sur le local. Relocaliser l’économie et la démocratie, reste la meilleure façon de renforcer la solidarité, la coopération et la résilience de nos territoires. C’est redonner une chance à l’avenir. Soyons le changement que nous voulons voir dans le monde. Ghandhi

De la transition comme cadre idéologique de l’action

Face aux populismes qui explosent en réaction aux souffrances, au burn out de la nature et des êtres humains, provoqués par l’idéologie productiviste néo-libérale comme néo-communiste, la transition c’est une troisième voie politique, humaniste. C’est une façon modeste, douce et conviviale de redonner aux citoyens de la confiance en soi, dans les autres, de l’autonomie, de la capacité à comprendre ce qui se joue, à coopérer et à agir concrètement.

La transition s’inspire de la permaculture et est résolument tournée vers l’action. Elle est inclusive et mobilise le plus grand nombre de citoyens sur la nécessité d’agir ici et maintenant, de multiplier les initiatives, de les relier entre elles, de nouer les meilleures relations possibles avec les collectivités et les entreprises locales qui développent une économie saine. Il s’agit de créer dans les territoires du lien, de la confiance, de l’envie de faire ensemble et d’inventer collectivement le nouveau monde.

L’objectif de la transition est de mettre en œuvre des initiatives citoyennes qui permettent à tous d’accéder à une alimentation saine et locale, à une énergie propre, de créer de l’emploi, de renforcer la résilience du territoire, tout en devenant beaucoup plus sobre, notamment en réduisant fortement l’utilisation d’énergies carbonées. Face à la convergence des « crises » qui nous mène à l’effondrement dans la prochaine décennie, faisons converger et remonter les multiples initiatives citoyennes locales. Nous avons la capacité, l’intelligence collective pour dévier la trajectoire du pire. Il faut juste y croire et faire. Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté. Antonio Gramsci

Une révolution invisible est en cours

« En quête de sens » sur la transition personnelle a ouvert la voie à « Demain ! » sur la transition locale collective partout sur la planète. Il a été vu par plus d’un million de spectateurs en France. Ces documentaires vont être suivis par « Qu’est ce qu’on attend ! » de Marie Monique Robin, présentant la transition locale concrète d’un village alsacien de 2 200 habitants. Rob Hopkins et le mouvement des Villes et territoires en transition sont très présents dans les deux derniers films, ce qui popularise cette démarche.

Il y a des alternatives ! Une accélération des transitions individuelles et collectives est en cours. Depuis 10 ans la bio se développait à un rythme de 10 % par an. Au premier semestre 2016 nous sommes à plus 20 %, au troisième trimestre à plus 30 %. Enercoop est débordé de demandes de citoyens qui veulent de l’énergie propre. Nous sommes proches de la masse critique. Ce qui parait aujourd’hui impossible, va être demain évident.

Le mouvement de transition part de la base. C’est un « laboratoire » d’initiatives citoyennes qui, connectées en réseau, s’inspirent mutuellement. En Belgique, ce sont plus de 100 initiatives de Transition qui ont émergé. Elles se développent de manière virale. Elles sont dynamisées par des citoyens qui ont décidé d’apporter, à leur échelle, des réponses concrètes aux défis de notre temps. En Gironde les 13 groupes ont mis en place des AMAP, des SEL, des jardins partagés, des CIGALES, une école alternative, des recycleries, des repair cafés, des Incroyables comestibles, des monnaies locales, un marché bio, aidé l’installation de maraichers bio… Ce n’est pas le supplément d’âme d’une société bureaucratique, ce sont les prémisses d’un changement global de société.

La transition est un prétexte pour rassembler des citoyens conscients des enjeux et leur donner des méthodes pour agir. Chaque groupe local trouve par lui-même les solutions qui lui conviennent en fonction de ses ressources et de ses enjeux propres. Il n’y a pas de réponses toutes faites. Le modèle de Transition offre un cadre de travail cohérent mais non coercitif. Le fonctionnement des groupes est horizontal et participatif.

L’exode à venir des péri-urbains vers une ruralité résiliente

Les deux hypothèses les plus plausibles de l’évolution de notre société à court terme sont :

– à 90 %, dans le cadre d’une convergence de crises, un effondrement progressif par paliers lors de la prochaine décennie, que ces crises soient de sens, politique, démocratique, financière, énergétique, économique, sociale, sécuritaire, climatique, sanitaire, de la biodiversité…,

– à 10 %, dans le cadre d’une convergence des initiatives de la société civile écologiste, d’une transition citoyenne, l’improbable mais possible invention collective d’un nouveau modèle économique et démocratique.

…sauf catastrophe, le virage écologique ne sera pas le fait d’une opposition très minoritaire dépourvue de moyens, mais de la bourgeoisie dirigeante, le jour où elle ne pourra faire autrement. Ce seront les divers protagonistes de la ruine de la terre qui organiseront le sauvetage du peu qui restera, et qui après l’abondance géreront la pénurie et la survie. Car ceux-là n’ont aucun préjugé, ils ne croient pas plus au développement qu’à l’écologie : ils ne croient qu’au pouvoir…  Bernard Charbonneau

… il est probable qu’on se casse la gueule. Même si le pire n’est jamais certain. Je ne m’appelle pas Madame Soleil, mais si je voulais m’amuser à faire des prévisions, je pourrais dire qu’on risque de vivre un mélange entre le délitement de Rome, qui a pris des décennies, et le XIVème siècle, quand se sont déroulés à la fois la guerre de Cents Ans, le petit âge glaciaire et la peste noire qui a fait des ravages et a occis un tiers de la population affamée… Un mélange de ce type nous pend au nez. Dominique Bourg

… la catastrophe est probable, mais il y a l’improbabilité. J’entends par « probable », que pour nous observateurs, dans le temps où nous sommes et dans les lieux où nous sommes, avec les meilleures informations disponibles, nous voyons que le cours des choses nous emmène à toute vitesse vers les catastrophes. Or, nous savons que c’est toujours l’improbable qui a surgi et qui a « fait » la transformation. Car aujourd’hui existent des forces de résistance qui sont dispersées, qui sont nichées dans la société civile et qui ne se connaissent pas les unes les autres. Mais je crois au jour où ces forces se rassembleront, en faisceaux. Tout commence par une déviance, qui se transforme en tendance, qui devient une force historique… c’est possible. Edgar Morin

Si l’on se retrouve dans cette lecture de l’avenir, il est rationnel de tout tenter pour augmenter les probabilités d’une transition citoyenne non-violente, tout en préparant l’après-effondrement au cas où… Il n’y a pas de contradiction, dans l’un et l’autre cas les mesures à mettre en œuvre tendent à remplacer les biens par des liens, à renforcer l’autonomie alimentaire et énergétique, la coopération entre les personnes, comme entre les personnes et la nature. Ce qui différencie les deux options, c’est le cadre politique de mise en œuvre, une démocratie « augmentée » ou le totalitarisme, avec les conséquences sociales de l’un ou l’autre choix, c’est à dire l’intensité des violences et des injustices auxquelles nous serons confrontés.

L’angoisse me ronge quand je vois que notre seul pouvoir pour endiguer le flot mortel tient dans le mot, plus exactement, dans le verbe, venu à nous et trouvé dans notre histoire. Seul, dans sa fragilité, le verbe peut rassembler la foule des hommes pour que le déferlement de la violence se transforme en reconstruction conviviale. Ivan Illich

De l’impact de la faim du pétrole sur villes et campagnes

Notre modèle économique et l’organisation spatiale qui en découle reposent sur une énergie disponible et bon marché. Que ce soit dans la cadre de l’épuisement de ces ressources finies, pics des pétroles conventionnels et non conventionnels, et/ou du choix de réduire fortement l’utilisation d’énergie carbonée, un tiers des réserves en pétrole, la moitié des réserves de gaz et plus de 80 pour cent des réserves actuelles de charbon doivent rester inutilisées afin d’atteindre la cible de 2°C. L’énergie va devenir rare et chère. Nous allons vivre la grande descente énergétique. La première conséquence va en être la réduction drastique des transports. A l’exception des réfugiés climatiques qui vont se multiplier, les marchandises comme les êtres humains vont beaucoup moins se déplacer. La marche, le vélo et la traction animale vont revenir en force.

Nous allons être confrontés à une modification profonde de la relation ville et campagne. Les cœurs de villes perdureront mais les banlieues, sans emplois locaux, sans production alimentaire locale, où il n’est pas possible de vivre sans voitures, vont disparaitre. Nous allons vivre un exode d’urbains partant s’installer à la campagne, du type de ce que commence à connaître la Grèce. Dans le cadre de la démondialisation et du changement d’imaginaire et de paradigme qui va l’accompagner, il va se construire des petits systèmes résilients, mutualisant les ressources et renforçant ainsi les capacités d’adaptation à des chocs de plus en plus violents et fréquents.

Une autre conséquence va être de remettre au cœur de nos préoccupations, l’alimentation. La production et la distribution vont être relocalisées, en circuit-courts. Les pratiques agricoles vont rapidement évoluer vers l’agroécologie, la permaculture. Une agriculture sans pétrole qui redécouvre l’agronomie, travaille avec la nature et va créer des centaines de milliers d’emplois. Les approches seront multiples, des micro-fermes à la biodynamie en passant par les paysans boulangers, l’aquaponie, l’agriculture urbaine, la production de composts, de purins, de biogaz… Chacun y compris les collectivités locales pour les restaurants scolaires, produira une partie de son alimentation en bio. Nous allons assister à une multiplication des potagers de toutes natures, des vergers collectifs ou municipaux, des poulaillers, au retour de la cueillette de plantes sauvages comestibles, à la multiplication des Incroyables comestibles, des marchés et magasins de producteurs, des associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) et autres modes coopératifs de distribution.

S’appuyant sur une recherche citoyenne, l’économie va devenir low tech avec la fabrication d’objets rustiques, garanties à vie, réparables. Nous verrons la réimplantation d’une petite et moyenne industrie, le développement de l’économie solidaire, de monnaies locales, de Repair cafés, de recycleries, de coopératives d’achat, d’activités, d’emplois, de systèmes d’échanges locaux (SEL)… Les finances seront participatives, avec la multiplication de banques coopératives telle que la NEF, beaucoup de projets seront financés par le crownfunding ou des clubs d’investisseurs solidaires type CIGALES.

L’habitat va profondément évoluer vers un habitat solaire captant naturellement un maximum d’énergie, conçu en éco et agromatériaux, construit avec de la terre, du bois, de la paille, du chanvre…, intégrant des toilettes sèches, la récupération d’eau pluviale, de la phytoépuration… Il sera bâti dans le cadre de chantiers de construction participatifs liés au développement d’un éco-artisanat local. Il sera très bien isolé et utilisera peu d’énergie pour se chauffer avec par exemple des poêles de masse auto construit.

D’autres secteurs vont aussi complètement se reconstruire « en marchant ». La médecine qui va aller vers beaucoup plus de prévention, la culture qui va redevenir populaire, l’éducation qui favorisera les pédagogies alternatives et l’apprentissage de la sobriété, de l’autonomie, de la coopération… Le cœur du changement sera celui des individus et de leur transition personnelle. Il reposera sur la communication non violente, l’éco-psychologie, l’écologie profonde, la bienveillance, la philosophie… et l’utilisation de nouveaux outils démocratiques type sociocratie, holocratie, forum ouvert…

Toi qui marches, ce sont tes traces qui font le chemin, rien d’autre ; toi qui marches, il n’existe pas de chemin, le chemin se fait en marchant. Antonio Machado

Pascal Bourgois

Bibliographie : Permaculture, Bill Mollison, David Holmgren, Debard, 1986 – Le monde morcelé, Cornélius Castoriadis, 2000, Points – La révolution d’un seul brin de paille, Masanobu Fukuoka, Guy Trédaniel éditeur, 2005 – Introduction à la pensée complexe, Edgar Morin, Points, 2005 – L’insurrection qui vient, Comité invisible, La fabrique, 2007 – Œuvres complètes, Ivan Illich, Fayard, 2008 – Ecologie, communauté et style de vie, Arne Naess, éditions MF, 2008 – Le feu vert, Bernard Charbonneau, Parengon/Vs, 2009 – Le pari de la décroissance, Serge Latouche, Fayard, 2009 – Antimanuel d’écologie, Yves Cochet, Bréal, 2009 – Le manuel de transition, Ecosociété, Rob Hopkins, 2010 – La biorégion urbaine, Alberto Magnaghi, etorotopia France/Rhizome, 2010 – La nouvelle économie des territoires, Jean Ollivro, Apogée, 2011 – Adieu à la croissance, Jean Gadrey, Les petits matins, 2012 – Guerre de mouvement et guerre de position, Antonio Gramsci, La fabrique, 2012 – La transition, une utopie concrète, Mouvements/La découverte, 2013 – Requiem pour l’espèce humaine, Clive Hamilton, 2013, Sciences Po Les presses – Tous en coopératives !, Jacques Prades, Le vent se lève, 2013 – Propositions pour penser et faire la transition, Michel Lepesant, Utopia, 2013 – La pensée écologiste, Dominique Bourg, Augustin Franière, PUF, 2014 – Vers une éco-industrie locale, Luc Dando, Yves Michel, 2014 – L’âge des low tech, Philippe Bihouix, Seuil, 2014 – La révolution de la proximité, Bernard Farinelli, Libre et solidaire, 2015 – Comment tout peut s’effondrer, Servigne et Stevens, Seuil, 2015 – Le pouvoir d’agir ensemble, ici et maintenant, Hopkins, Astruc, Actes Sud, 2015 – Bernard Stiegler, L’emploi est mort, vive le travail, Mille et une nuits, 2015 – L’Etat corrompu, Patrick Cingolani, Frédérico Tarragoni, Etienne Tassin, KIME, 2015 – Le dernier qui s’en va éteint la lumière, Paul Jorion, Fayard, 2016 – Relocaliser, Jean-Luc Pasquinet, Libre et solidaire, 2016 – Petit traité de résilience locale, Sinaï, Stevens, Carton et Servigne, Charles Léopold Meyer, 2016.