Par Didier Barthès
Sous la pression conjuguée du réchauffement climatique et de l’inéluctable déplétion pétrolière, la voiture à moteur thermique est aujourd’hui sur la sellette. Ici et là, on avance publiquement un terme à sa commercialisation et parfois même à son utilisation. De nombreux pays semblent désormais décidés à faciliter le basculement vers la propulsion électrique présentée comme une évidence. Taxation croissante des carburants, mise en place de réseaux de bornes de recharge, véhicules électriques en auto-partage, évocation de mesures coercitives… Tout va en ce sens, au moins pour les déplacements urbains et périurbains.
En conséquence, après avoir végété plusieurs décennies et plus d’un siècle après son invention la voiture électrique prend enfin son envol. Elle n’est plus désormais réservée aux seules flottes à usage restreint et déjà deux millions d’entre-elles circuleraient dans le monde.
Rien n’est simple. A peine le ciel se dégage-t-il au-dessus de ce que certains qualifient peut-être un peu vite « d’auto propre » que fusent les critiques et les interrogations.
Interrogations des utilisateurs potentiels d’abord, qui voient bien que la technologie n’offre pas aujourd’hui une totale substituabilité. L’autonomie réelle des voitures électriques reste largement inférieure à celles des véhicules thermiques et des rumeurs d’écarts très importants entre les annonces flatteuses et la réalité n’arrangent rien. Mais surtout, les temps de recharges restent absolument prohibitifs. Alors qu’un plein pour 7 ou 800 km demande trois minutes avec une voiture à essence il faut plusieurs heures pour atteindre de quoi faire 150 ou 200 km en électrique. Cela exclut une bonne partie des usages malgré quelques possibilités de recharges partielles plus rapides.
Beaucoup d’écologistes aussi sont très circonspects, accusant la voiture électrique de se contenter de ramener la pollution du pot d’échappement vers la centrale électrique. L’ensemble du cycle automobile pose également problème. La voiture électrique n’est guère plus propre à produire et à recycler et la fabrication des batteries est loin d’être irréprochable. Les coûts écologiques de l’extraction de certains éléments rares doivent être pris en compte et la raréfaction prévisible de ces matériaux constitue un handicap supplémentaire.
Pour faire bonne mesure, ajoutons qu’évidemment la hausse attendue de la demande en électricité liée la généralisation de ce mode de propulsion fait surgir chez les écologistes le spectre honni d’une relance du programme nucléaire, même si certains tablent sur des énergies renouvelables toutes puissantes pour demain.
Hélas, la vraie barrière est plus profonde et bien rarement mise en avant. Imaginons ainsi que le par quelque miracle nous inventions une batterie capable de faire rouler une voiture un million de kilomètres, voler un avion ou chauffer une maison des années durant… Pour faire au mieux imaginons que cette batterie ait la taille d’un dé à coudre, que sa fabrication comme sa charge initiale ne coûtent ni ne polluent quasiment rien et même qu’elle soit 100 % recyclable. La science triomphante aurait-elle alors répondu à toutes les critiques et sauvé la planète ?
Bien au contraire ! Ce fabuleux pouvoir de l’énergie sans contrainte serait celui qui nous conduirait à détruire la Terre, car il n’y aurait plus alors de limite à notre emprise. Nous nous permettrions tout, fabriquerions tout, croulerions sous les objets. Nous nous installerions partout et artificialiserions l’ensemble des espaces, couvrant la moitié du monde de béton et l’autre moitié de macadam, ne laissant rien au monde animal ou végétal et offrant à une seule espèce la mainmise sur l’ensemble de la planète, en flagrante contradiction avec toute l’histoire de la vie.
Il s’agit là de l’un des arguments les plus importants en défaveur d’une fuite en avant technologique. Ce ne sont pas les imperfections et les insuffisances de la technologie qui la condamnent, ce sont au contraire ses potentialités.
Il va de soi que cette critique ne s’adresse pas à la seule voiture électrique, ni même à la seule question de la production d’énergie, elle pose en fait le problème du pouvoir excessif. Même masquée par toutes les bonnes intentions du monde, l’amélioration de notre efficacité se traduit par l’augmentation de notre pouvoir sur la biosphère et ce pouvoir est en lui-même source incontournable de déséquilibre. Ainsi, tous nos efforts d’optimisation sont peut-être vains par nature.
Curieusement, ce sont sans doute les défauts des énergies actuelles: coûts, difficultés d’accès, raréfaction et même pollution engendrée qui protègent la Terre en fixant une limite à nos capacités. L’autre limite pourrait être notre sagesse, c’est à dire l’engagement vers un partage du monde avec le reste du vivant.
Didier Barthès