Hommage à Alain-1

19 octobre 2019,

cliché Jean-Pierre Godeaut

Le 16 octobre 2019, une cinquantaine de personnes se sont réunies au Ministère de la Transition écologique et solidaire pour un hommage à Alain Hervé. Nous publierons les principales interventions. Sophie Chauveau a accepté d’évoquer la dimension d’Alain écrivain, prenez le temps de lire et méditer son éloge…

Hommage à Alain,

par Sophie Chauveau.

Fin août, je suis allée au Mucem, il y avait une très belle expo sur les Îles. Des îles rêvées, inventées, englouties… C’était comme un hommage très, trop discret à notre ami mort au début du mois de mai, et pourtant nulle part il n’était cité.

Comme depuis le début de l’été, j’avais entrepris de relire toute son œuvre littéraire, ça m’a d’abord scandalisée. Puis je me suis dit qu’à sa façon désinvolte, il avait dû le désirer, ce passage sous silence, sinon… N’a-t-il pas eu longtemps les moyens de parler et de faire parler?

Artiste de la conversation, je l’ai entendu se définir tel. Il plaçait l’art de converser, façon salons du XVIIIe, au même niveau que l’art des jardins. C’est dire…

Cependant, en le relisant au petit point serré, je comprends à quel point la chose écrite comptait pour lui, et à quel point il affichait du détachement pour ne pas, pour ne jamais en souffrir. Il a toujours eu cette incroyable élégance.

Je me rappelle avoir souvent parlé avec lui des moyens de publier sans en passer par le cirque usuel. Exister sans effort ! Il y est presque tout le temps  parvenu.

Je voulais intituler cet hommage : Un autre monde était possible, tu l’as inventé puis habité. Souvent tu nous y as convié. Et pas mal influencé.

Enfin, vous je ne sais pas, mais outre un ami, Alain me fut un mentor pour des choses extrêmement différentes… comme l’art des jardins, celui des maisons, -il m’a appris à peindre au pigment- des trucs en cuisine, pour le thé…

Il avait affûté un autre regard sur le monde. Un regard dandy mais pas seulement.

A tout relire, m’a sauté aux yeux l’exceptionnelle qualité de l’œuvre, qualité qu’on n’avait sans doute pas mesurée à sa juste valeur sur l’instant. Œuvre trouée de fulgurances, d’intuitions à peine croyables, parsemée de miracles stylistiques.

Alors comme je n’avais pas envie de vous embêter avec de la glose sur son œuvre, j’ai pris le parti de vous en offrir un bouquet, des phrases, des idées, des images… classées bizarrement, soit en mode d’emploi, en propos sur le bonheur ou sur l’éros, ou sur la mort, ou pas du tout classées, juste pour leur beauté, leur musique, son humour.  Une sorte de florilège.

On peut commencer par sa superbe capacité à l’émerveillement.

L’œil a toujours été l’organe majeur d’Alain, l’œil qu’il avait fort beau, dont sa coquetterie se plaisait à rappeler « qu’il avait d’abord servi sous Bonnard ou Carpaccio, mais que l’image qu’il donne du monde n’est jamais à négliger ».

Dans l’Homme sauvage :

« Juillet! Juillet! Juillet! Il n’y en a qu’un dans l’année. Le tropique monte à nous avec ses soleils, ses torpeurs, ses moustiques, ses rayons verts, ses hamacs et ses cerfs-volants… »

« 31 juillet ! C’est vers cette date que se termine le mois de vivre. A moins de décider de commencer à vivre autrement. »

avec ce magnifique goût de l’instant, Alain saisit chaque merveille par la main et nous la fait miroiter. Il possède une acuité visuelle mais aussi spirituelle pour choper la minute heureuse. Une science de l’admiration donc de l’émerveillement !

Quand il écrit : « Juillet : il n’y en a qu’un dans l’année ! » moi l’écrivain, je suis bluffée.

Il a développé un talent pour l’instant présent qui lui fut un viatique pour toute sa vie. Pour sa mort aussi. Je crois. Parce qu’à le relire, je me suis aperçu qu’il n’avait cessé d’en parler. Il l’a bien préparée, sa mort, il l’a assez rêvée pour qu’on rêve à notre tour, dans son sillage écrit, qu’elle s’est bien passée.

Il ouvre l’Homme sauvage par ces mots: « C’est le petit matin, le 17 avril, ou à un autre moment avant ma mort. Je vois un palmier dans l’encadrement de ma fenêtre… »

Aux plus jeunes, je tiens à préciser que ces livres, les plus… on va dire écolo, pour simplifier, furent écrits entre 1970 et 2000. Nous on connait la conscience précoce et documentée qui fut la sienne et qu’il nous insuffla souvent. Mais quand même, j’ai parfois été surprise par les dates…

Par exemple, ça s’appelle « Petit coup d’œil en arrière ». Et c’est publié en 79.

« L’activité de l’homme jusqu’au début de l’ère industrielle restait compatible avec le fonctionnement des cycles naturels. Mais depuis un siècle, nous nous comportons comme des éléphants dans un magasin de porcelaine. Nous cassons tout.

Avant nous faisions partie d’une chaîne biologique très semblable à celle du ver de terre et du lion. Nous prenions d’une main et nous rendions de l’autre. Autrement dit nos déchets étaient recyclables et recyclés. Tout s’est gâté le jour où nous avons commencé à transformer massivement notre environnement.

Si l’on perturbe simultanément un trop grand nombre de cycles naturels la nature ne fonctionne plus. Les hommes et les animaux souffrent. Tous les mécanismes se dérèglent.… nous avons mis trop de sable dans les engrenages. »

Toujours dans l’Homme sauvage « Il nous a fallu aller presque jusqu’au bout de cette guerre planétaire pour comprendre que l’homme croyant la gagner, la perd. Partout il ne reste que ruines, déserts grandissants, océans dépeuplés, terres polluées, urbanisations cancéreuses, eaux et airs empoisonnés, humanité avilie, animaux massacrés ».   Il écrivait ça il y a plus de 40 ans !

Ou plus bref encore : « Quelle autre espèce animale s’arroge le droit d’en humilier une autre, de faire spectacle de sa déchéance ? Vous ».

« Heureusement que vous vous dites humanistes ! qu’est-ce que ce serait si vous aviez des ambitions prédatrices … »

Passons au Voyageur

« Le vertige d’être ailleurs. Ailleurs que là où nous sommes, ailleurs que dans notre peau, ailleurs que dans notre tête. Nous vivons en danger de fuite mais nous sommes nos propres plombiers… »

Il voulait  « Trouver un raccourci sur la route du paradis ».

Pourtant dit-il aussi « toute l’horreur de la planète, c’est aux fougères et aux crustacés que nous les devons. Parce que ce goût du déplacement, de l’aller voir ailleurs, nous le tenons de  nos ancêtres dans l’histoire de la vie, les bactéries. Ce sont elles qui ont inventé le voyage. Toujours prête à partir vers une meilleure nourriture, davantage de chaleur, davantage d’espaces, de meilleures conditions de reproduction. Nous partons toujours pour les mêmes motifs, le sexe et le reste. »

En voyage, il exigeait que chacun note, mais « noter dans la démesure. Noter les détails des détails. Raconter le ciel. S’astreindre à décrire tous les gris des nuages, leur roulement, leur diaporama, les percées mauves d’un soleil invisible, la bande noire de khôl qui farde l’horizon, l’envol des cirrus de haute atmosphère … »

Voyager, après le bateau, l’avion où écrit-il, « la mort n’existe pas. Il n’y a que la vie qui se convulse et refuse d’admettre qu’elle va devoir disparaître, soit rôtie dans l’explosion du bout de piste ou asphyxiée dans un plongeon océanique »

Donc le feu. Précisément :

« Feu dont le combustible est emprunté à la préhistoire. Nous brûlons la substance d’un séquoia qui s’est effondré et a pourri dans les marécages du Proche-Orient il y a cinq millions d’années. C’est de l’histoire qu’Esso distribue à ses pompes… » Esso ! ça vous date l’époque…

« … d’ailleurs qu’est-ce qui nous presse d’aller si vite à notre mort? Car nous n’allons que là. Alors ralentissons. Nous avons tout notre temps. Prenons notre temps. Le temps c’est le luxe, le luxe absolu.

… après avoir ralenti sa vie, on se trouve dans les meilleures conditions pour la changer »

Pour en revenir à ses fameux modes d’emploi de la vie dont Alain n’était jamais avare.

« L’idéal oui l’idéal serait de conserver en permanence par rapport à sa vie un recul suffisant pour ne pas confondre l’accessoire et l’essentiel. … L’essentiel c’est de se souvenir que nous sommes en vie pour vivre. L’accessoire c’est de croire que nos obligations quotidiennes sont notre vie.

… Fractionner les territoires, fractionner les activités? Avec prudence faire coïncider le plaisir  avec la survie. N’accepter de se livrer qu’à des activités heureuses créatrices ».

« Apprenez à ne chérir que les instants et les accumulations des instants. Oubliez les mots toujours et jamais, ils désignent des moments du temps qui n’existent pas. Ce sont des mots que la vie ignore. La vie ne sait que dire maintenant ».

Alain ne loupait jamais une occasion d’admirer Cingria, par exemple qu’il décrit comme « la quintessence du voyageur, du nanan de l’esprit, de l’esprit vagabond, de la fine fleur de marcheur désinvolte ». Ce qui s’applique aussi pas mal à lui.

Juste pour la beauté du style :

« Attendez, je voudrais vous dire que la nuit c’est à pleurer de joie. Ce noir qui agrandit le monde, efface la portée de main, met l’œil ouvert sur rien, en lévitation.

On ne se voit plus soi-même. On n’est personne. Un regard sans corps qui file pendant des années lumières, avant de s’arrêter sur une étoile »…

Ou encore :

« C’est le printemps, la vie gonfle et bout tout autour de nous. C’est à nouveau la création du monde. Dans une version assagie mais toujours aussi impérieuse. La vie continue. Pourquoi? Nous ne le savons pas.

Ou

… Une écorce, une fine peau, un doux pelage contiennent la vie et la séparent de la mort. La sève et le sang s’affolent.

« La peau du jour », quelle belle image, je ne sais si elle est de lui mais je l’ai rencontrée chez lui. Dans ce contexte : « Mourir c’est peut-être dormir plus gravement. Réveil, je palme vers la surface comme le plongeur remonte du grand fond dans des gerbes de bulles et de rêves à demi déchirés. Je tâte la peau du jour comme l’envers de la surface de l’eau… »

« Tu regardes avec haine tout cet univers qui prépare ton élimination, prétend nourrir sa survie de ta disparition. Tu rêves d’une encoignure d’un ventre. Ne plus craindre pendant un seul instant… »

Sa jeunesse, mais sans nostalgie :

« Nous étions riches sans argent, paresseux sans culpabilité, heureux en le sachant… mais la vulnérabilité de ce bonheur était dans les journaux trainant encore sur les tables et que nous ne cessons de lire ».

Et par la suite de fabriquer…

On trouve aussi des mots malicieux comme celui d’une très ancienne actualité jadis partagée… « A Malville il s’agissait de convaincre les Français de consommer davantage d’électricité. Quand on tue ses propres clients parce qu’ils ne veulent pas acheter, il s’agit d’un geste antiéconomique ».

Ou encore « Les eaux de tous les fleuves du monde ne suffiraient pas à tirer toutes les chasses d’eau de l’humanité ». Hommage dissimulé à Lautréamont, mais à sa façon, jamais grandiloquente.

Parmi les pépites que je préfère : « La seule chose que l’on n’attende pas, c’est la jeunesse ».

Ou encore…

« L’hiver approche. Cette maudite saison nous rétrécit les extrémités, rationne les heures de jour, nous enferme dans les puantes maisons. Nous grise la peau. Pourquoi y’a-t-il un hiver? Ou plutôt que faisons-nous dans ces maudits pays où souffle le vent froid, où la neige nous aveugle, ou les arbres perdent leurs feuilles et exposent leur misérable squelette ? »

Bon, les arbres. Alors, combien en aura-t-il planté ? …

« Sur la piste de l’arbre on rencontre l’homme. Ils se tiennent par la main. L’un prépare l’arrivée de l’autre. Il lui fabrique de l’oxygène, de l’ombre, de la beauté, de l’émotion, du calme et du bois pour faire du feu. De quoi d’autres peut-on avoir besoin? »

« Je voyage pour les palmiers », affirme-t-il.

Eh oui, difficile d’éviter le palmier, dont Alain semble avoir été intime avec les plus des deux mille espèces recensées. « La palme jouit de l’air comme on médite ».

« Pour capter l’énergie solaire, les arbres sont partis sur l’idée de la feuille, ils l’ont arrondie, effilée, découpée, étalée. Le palmier a réfléchi à la palme, le dessin initial était déjà si parfait  qu’il n’en a proposé que deux variantes … 

il est évident que les oiseaux s’en sont inspiré pour développer leurs ailes… »

Rien que pour le palmier, un petit florilège :

« Planter des palmiers, vous vous en apercevrez vite, c’est adopter une attitude philosophique, c’est choisir le regard du bonheur sur la vie ».

« Cohabitant dans la même planète, le palmier ne s’est jamais intéressé à l’homme. Pour ce qu’on en sait. En revanche l’homme a été fasciné par ce grand voisin débonnaire qui époussetait la lumière du ciel ».

« Il fut une époque où les palmiers étaient les plantes les plus utilisées par les hommes pour tous leurs besoins de la vie courante. On considérait alors que les deux tiers de l’humanité dépendaient des palmiers pour leur subsistance… »

Du mythe à la réalité contemporaine, on en arrive à la disparition de la forêt primaire tropicale. « Le palmier apparaît en tête  de liste des victimes. Les botanistes rapportent de leurs visites dans l’arrière pays brésilien ou indonésien, des nouvelles effarantes. Partout on défriche, on goudronne, la forêt brûle pendant des mois à Bornéo en 1996, la fumée de ces incendies géants fait le tour de la planète, observée par les satellites météo. Ils résultent de feux de débroussaillements échappés aux exploitants forestiers qui se déplacent dans la forêt avec des usines mobiles fabriquant des contreplaqués ou des agglomérés… »

« il n’aura fallu que 135 ans pour éliminer plus du quart des forêts de l’Amérique latine…

La seconde moitié du XX siècle restera marquée par la destruction des grandes forêts tropicales…

Les conséquences sur l’environnement et les sociétés seront dramatiques… 

L’homme sait encore bien peu de choses de la vie, il s’emprisonne à jamais dans le carcan de son ignorance… »

Qu’aurait-il dit de notre été 2019 ?

Certes, dans son panthéon, il n’y a pas que le palmier, il y a les bêtes aussi, à commencer par la plus sage :

« L’éléphant apparaît dans toutes les cosmogonies sérieuses », affirme-t-il, et il a vérifié.

« Le créateur lui a coupé un pantalon et une veste trop large. Il flotte. Il n’est pas serré à la ceinture. Il en résulte toute une philosophie qui peut se résumer en quelques préceptes. 1. Il ne frime pas. 2. Il a le temps de voir venir. 3. Personne ne l’impressionne. 4. Il sait beaucoup de toute éternité. 5. Il se tait. Ce qui ne l’empêche pas de ne pas en penser moins ».

Le verbe est réellement le matériau de base d’Alain Hervé : « Les mots sont responsables. Qui m’a parlé d’indigo m’a mis sous les yeux une liste magique : “Inde en herbe, Inde liquide. Inde flottante. Inde en marron. Indigo de Gontimale. Indigo d’Agra. Indigo de Javanne, Indigo des îles… ” Suit immédiatement le désir d’y aller. De partir.

On était là depuis trop longtemps. Assis en stase, le bagage dispersé dans l’armoire »…  Quelle merveille cette image !

« Où est le pays de Gontimale? »

Un artiste, voilà ce qui au fond le caractérise le mieux, selon la définition qu’il recopie lui-même d’Herman Hesse: « Dans l’art à l’inverse de l’industrie, on ne regarde pas le temps et il n’y a pas de temps perdu si à la fin le plus haut degré d’intensité et de perfectionnement est atteint. »

Ou encore :

« Je vous parle de tous ces gens parce qu’ils ont en commun d’être restés propriétaires de leur vie. Ils vivent dans le luxe. Ils sont riches de leur temps. La précipitation est une forme de pauvreté. La vitesse une obscénité. …

Il n’est plus temps de regretter mais d’agir, telle a toujours été notre philosophie, saisir les instants un par un et les traiter rondement sans trop regarder devant ou derrière. Il se cache là dans l’instant une force phénoménale plus puissante qu’aucune autre qui s’appelle la vie » …

« Je m’adonne à la paresse la moins compromettante qui soit pour l’ordre des choses les paresseux sont responsables du bonheur de l’humanité ».

« Je suis de ceux qui sont nés du côté des oiseaux qui jouissent de l’air de chaque jour, qui n’ont de morale que celle de vivre ».

« Je me suis octroyé une grâce : prendre le temps d’en perdre ».

Ce qui pourrait être sa devise.

Des critiques ont dit qu’il aurait écrit Guillaume Le Conquérant par besoin d’évasion ? Je ne le crois pas. Lui-même parle d’un besoin de rapprochement. C’était en 2003, j’y ai lu une sorte de testament : quelques extraits :

« Je souhaite entrer en communication avec lui pour savoir d’où je viens. Je veux le temps d’écrire un livre échapper à cette fin de XXe siècle, aller voir là-bas en Normandie, en l’an 1064, et découvrir comment ont vécu ces hommes dont je descends. Dans la trajectoire de la création, la racine de ma vie est passée par leurs reins. Avant que ne se déplie l’éventail des générations, j’ai, nécessairement et de quelque manière, déjà vécu en eux. Je veux leur demander qui ils sont, comment ils ont vu le monde. J’attends qu’ils m’apprennent un secret. Le secret de la chaîne. De ceux qui ne meurent pas sans avoir passé le relais, balisé la route, laissé des signes.

Je n’aime pas l’idée que nous nous faisons aujourd’hui du moyen-âge.

Je ne voulais pas écrire un autre livre d’histoire, non je voulais les rejoindre. Passer sur ces terres où moi-même j’ai vécu enfant.

Je pouvais espérer retrouver le parcours des circonvolutions cérébrales de l’an mille »…

Grief constant d’Alain l’écrivain, mais surtout le militant même si ce mot lui va aussi mal qu’un chapeau à mon chien. Pour simplifier, on dira poète-philosophe de l’écologie.

« Comment parler pour que vous m’entendiez? Vous êtes sourds

ou encore

Si nous ne savons pas où nous allons, nous y allons trop vite ».

« À vivre, nous abimons notre corps. Je ne suis pas fier de ce qui reste du mien, fait-il dire au vieux roi d’Angleterre : d’où cet « Adieu ma chair que j’ai bien aimée, qui m’a permis d’embrasser, de serrer dans mes bras, d’entrer dans la chair des femmes. Ah que j’étais tendre! Comme j’aimais me frotter à elles. Remonter et remonter là d’où j’étais sorti avec l’espoir toujours d’y pouvoir rester; d’être le premier qui réussisse à rentrer dans sa première maison ».

En lisant ces mots, je soupçonne Alain de ne pas penser qu’au roi d’Angleterre.

A ce roi-là, il fait dire ce qu’il a souvent énoncé :

« De n’avoir pas fait d’enfant fut ma manière de protester ».

Et peut-être aussi une manière d’adorer les femmes.

Comme son roi Edouard : « S’énamourant d’un corps semblable au sien ou presque, non s’énamourant de la différence. S’énamourant de ces organes que lui-même ne possédait pas. En faisant grand cas, voulant les faire siens, les ajouter à ses propres organes, s’étonnant de n’être pas un corps de femme en même temps qu’un corps d’homme, et de devoir tenter la difficile rencontre ».

Alors, l’amour ! Dont j’ai retenu très tôt sa brillante formule…

L’amour fait passer le temps, le temps fait passer l’amour

Ou plus drôlement ce dialogue:

« Après toutes ces fatigues… 

Quelles fatigues ?

Mais de dormir, de respirer, de jouir, de soupeser les melons, de peloter les filles, de couper le bois et le reste… »

Il se dit en permanence dans son œuvre et dans sa vie une messe au bonheur de vivre entre le vin, les femmes, le sommeil et les rêves.

« C’est la saison des femmes, les femmes sortent au printemps. Et disparaissent en hiver ».

« On aime toute sa vie, on vit plusieurs vies, plusieurs amours, je ne connais même plus celui que j’ai été. On me le présenterait je ne crois pas que je lui adresserais la parole ».

Il voulait écrire  « La vie d’un flâneur qui a du panache, d’un désoccupé besogneux, d’un artiste éclectique, le mène à dériver lentement dans l’espace à la recherche de distractions palpables… »  et ce n’est pas de lui qu’il parlait !

On s’approche de la fin, où il se montre plus drôle et plus sage à la fois :

« Mon temps avait soudain passé, un matin je me suis retrouvé vieux. Manière de dire : « je suis un jeune homme ardent qui n’est plus jeune ». Je ne suis pas différent. Je suis complètement autre.

Qui est moi ? Est-ce moi d’aujourd’hui ? Ou bien l’accumulation des moi disparates de ma vie depuis ma naissance ».

« Pour une belle vie, ce fut une belle vie, pleine d’intérêt ma vie. Jamais (ou presque) je ne me suis ennuyé. Pour comprendre je n’ai jamais compris. Cette histoire était trop incohérente. Il y en avait qui prétendaient tout expliquer, avoir trouvé une continuité entre un début et une fin. Je ne savais que répéter sans y croire. J’étais sous un clérodendrondans la chaleur d’un été et dans le parfum de l’arbre. J’étais devant un verre de proseccofroid dans ma gorge. Il n’y a que cela que j’ai compris. Le reste ? Fantastique bavardage d’ignorants menteurs, faiseurs d’impostures prodigieuses, savants boursouflés… »

« Avant que je meure, attendez je vais vous dire : c’est faux, on ne sait rien. Tout est mensonge, invention, fumée. Seule la terre a raison, elle enfante les arbres, les herbes, les rats et les polichinelles, les couleuvres et les bourdons, les alouettes et les guêpiers. Le monde est monde et immense et ça suffit. »

« J’avais vécu. Quels sont ceux qui peuvent se vanter d’avoir vécu. J’avais expérimenté les prodiges des saisons, vu l’océan pendant des jours et des mois, vu dans leurs yeux beaucoup de peuples, respiré l’odeur du monde…

Je me souviendrais, cela peut vous paraître bizarre, des conversations avec mes semblables. Les moments de bavardages heureux, d’excitations volubiles, d’histoires racontées à plus soif un verre à la main »…

Des amours et des amis à la foi, il n’y a qu’un pas, qu’il franchit ainsi :

« Il n’y a pas d’homme sans foi. La foi, c’est la force, c’est ce qui fait la nature particulière de l’homme. Idiot, je ne dis pas de croire à Dieu seulement je dis de croire à la vie, d’être en vie et d’y croire avec ta tête et tes cheveux, ton cœur et tes mains, ton ventre et tes couilles »

Toute son œuvre est jonchée de ses étonnants modes d’emploi, qu’il les tire ou les prête à Guillaume, à Robinson son premier avatar ou à son dernier, Polichinelle : « Il faut monter au-dessus de sa vie pour tenter de la voir. »

Quand il parle du bonheur, il y des arbres, du vin, du mouvement, de l’éros et forcément de l’humour :

« Pour manger je m’assieds, pour dormir je me couche, pour honorer une femme me voilà contraint à un embrassement qui me prive de posture.

Pas d’autre moyen d’amener les organes critiques en conjonction ? Comme si l’affaire n’avait pas été prévue à la construction. Pourquoi le sexe se trouve-t-il exilé entre les jambes, inaccessible? Loin des organes qui gouvernent nos plaisirs et nos sentiments, la tête et le cœur ?

Comme si notre dieu modeleur avait d’abord terminé son œuvre puis réparé un oubli. En catimini. J’ai oublié de leur donner le moyen de se reproduire. Se disant, ça ne se verra pas; ou bien écœuré par avance de l’usage que nous allions en faire, il l’aurait caché là pour que nous ne le trouvions pas!

Non, pas la pudeur, ça ne peut être qu’une invention de l’homme, dieu n’aurait pas pensé à la pudeur, il n’avait pas à avoir honte de ses inventions.

Quand dieu a crée les hommes, il n’a pas eu à se mettre à plat ventre ou à croupetons, bref la solution qu’il a trouvée pour nous est inélégante sinon même insultante. Peut-être voulait-il nous humilier …

Je dis ça mais comme chacun dans le feu de l’action, j’oublie ».

Il y a plusieurs professions de foi d’Alain dans Pulcinella

« Je vous menace de devoir être vous-mêmes, inévitablement. Tentez seulement d’éviter de faire souffrir toute forme de vie si vous êtes en pouvoir de le faire. Distribuez autour de vous les illusions des caresses, des tendresses, de la drôlerie, de l’amour. Obstinez-vous quoi qu’il arrive à rester du côté de la lumière,  à fuir l’ombre, à refuser d’entendre la chanson complaisante de la souffrance et du malheur. Vous êtes des enfants du Paradis, exigez ce paradis, reconstruisez-le sans cesse. Soyez les ennemis de ceux qui le saccagent. Sachez rire et rire encore lorsque la peur et la douleur vous tordent le ventre. Vous êtes promis à partir pour l’ombre. Tant que vous êtes dans la lumière, soyez-en les fils. C’est le seul honneur auquel vous pourrez jamais prétendre. Le seul. Etreignez vos semblables, rassasiez vous d’eux avant de retourner à l’obscurité. »

La célébration de la vie toujours, partout, tout le temps.

« Les verres se renversent, la nappe se colore de grandes traînées rouges. Nous oublions que nous sommes mortels. Nous buvons à la gloire de la vie que nous vivons si bellement.

« Le prosecco pétille dans la masse grise de nos cerveaux.

Certains et certaines ont glissé sous la table où ils reproduisent à deux les mouvements de la mer. »

Parfois quand même, au détour d’admiration et d’émerveillements il se laisse aller à quelques mouvements d’humeur, qui m’ont toujours fait rire : comme quand il raconte son dépit envers « cette musique des bébés qui est un des bruits les plus disgracieux que la nature ait inventé. On se demande où elle a été le chercher. Vous imaginez que les jeunes girafes, les jeunes blaireaux, se mettent à pleurer et crier pendant l’année qui suit leur naissance. Et les jeunes veaux, et les jeunes poulains, et les jeunes oies et les jeunes lézards. Vous imaginez le vacarme que devrait supporter cette planète sur la surface de laquelle on ne saurait où fuir pour trouver le silence… »

La stase a été assez tôt son ennemie personnelle. Il a commencé d’en parler quand il a fait sa demande de carte qu’on disait alors vermeille, et dont contrairement à beaucoup de nos amis, non seulement il ne se cachait pas mais il s’en vantait.

Pour lui la stase était le repliement sur soi. Je lui ai suggéré que c’était aussi possiblement ou du moins euphoniquement le contraire de l’extase… et qu’un archevêque, (Daniélou pour les plus âgés) était mort d’épectase…

Fautives ou approximatives, ces ennemis de la stase lui ont plu au point de les adopter, je les ai retrouvé dans ses textes.

« Il n’y a pas d’autre moyen d’exprimer son bonheur que de s’arracher à la stase.

Parce que les malheureux, les mal vivants, les mal culotés, les mal baisants, les malencontreux, les malades, les maffieux les malingres, les matheux, les m’as-tu-vu, les mal-appris, les mal-que-veux-tu, les malsains, ont tous en commun d’être immobiles. Entre Polichinelles nous les appelons les Staseux.

En extase nous échappons à la stase.

Nous dormons pour offrir le moins de prises à l’effroyable stase. »

Aussi, avec élégance et désinvolture, fait-il dire à ses personnages : « Je continue de vivre, opération qui ne laisse aucun répit ».

Avec une conscience féministe de ses vanités dérisoires …

« Dans les couples mâles-femelles, le rôle de l’homme est très épisodique, on le retient avec la charge d’allumer le feu ».

Puis la mort, bien sûr, sans peur mais avec intérêt :

« Si on meurt toujours de la même manière, on peut finir sa vie de mille manières préférables. La meilleure c’est d’essayer de pratiquer son savoir vivre jusqu’au dernier instant.

On pourrait tenter de terminer sa vie par une fête d’adieu, ou une sieste, selon son caractère plutôt que de partager par avance la corvée de son propre deuil »…

« On naît en boule, tout fermé comme un ressort, tout chaud.

On meurt tout à plat, tout détendu, tout froid ».

« Je suis un homme simple, j’ai réussi pendant toutes les dizaines d’années de ma vie à ne jamais devenir compliqué…

Nous les morts sommes devant vous, nous vous précédons. Lorsque vous pensez à nous, regardez devant pas derrière. Nous sortons du monde du côté de la lumière pas du côté de l’ombre. Qui est l’âne qui a parlé du royaume des ombres?

Nous sommes plus réels que vous. La mort nous rend immortels. Déchargés des entraves du temps nous entrons dans l’espace sans espace dans la lumière sans ombre ».

« Maintenant, que faire une fois mort ? Se retourner dans sa tombe et puis après ?

Ce qui manque à beaucoup c’est le désir de revivre. Une fois suffit…

De plus, si je suis mort, c’est que je l’ai bien voulu.

Je suis mort par paresse de vivre ».

Et pourtant, ce fou de palmiers, ce fou de dictionnaires, n’écrivait-il pas « je suis fou de vivre»…

Sophie Chauveau

Livres d’Alain Hervé cités

  • L’Homme sauvage, Stock, 1979
  • Robinson, Jean-Claude Lattes, 1985
  • Guillaume le Conquérant, Jean-Claude Lattès, 1986 
  • La Proximité folle du paradis, Actes Sud, 1991
  • Pulcinella à Venise, Octavo, 2003
  • Promesse d’îles, Arthaud, 2014