Hommage à Alain-2

20 octobre 2019,

Ce texte a été lu le 16 octobre 2019, en introduction de la réunion d’hommage à Alain Hervé.

 Chemin de paradis,

 par Pierre Lieutaghi

S’il est vrai qu’un arbre, plus particulièrement, s’accorde à notre personne profonde, ta passion pour les palmiers, Alain, enseigne beaucoup sur ce que tu fus : rigoureux avec propension à la nonchalance, passionné allant calme, et loin, dans l’approbation des lumières, l’attente des ombres — fier méditatif à la réserve de prince. Si tu avais porté un blason, ç’aurait été : d’azur à phénix d’or.

Tu écris : « J’aime le désordre, je milite pour le désordre qui est l’ordre caché de la nature ». Les palmiers sont cet ordre à eux seuls ; ils contredisent ce qu’on prend pour de la confusion, réalisent l’accomplissement de présence, et d’ambivalence : à la fois herbe et arbre, souplesse et rigidité. À moitié faits de lumière ciselée, ils attestent l’habileté du jour. Tu as passé ta vie à célébrer ce jour tremblant, ses éclats, l’ombre où l’on vient méditer la lumière.

Tu as tant aimé les plantes distantes de nos soucis, impassibles mais tellement imbriquées à l’œuvre de vie qu’il en résulte ce monde où une conscience les trouve belles. Et l’art, lumière humaine d’aube. D’Arezzo, où « tout n’est que rêve », où tu remarques encore une palme, tu rapportes ce que nul critique n’a su voir chez Piero della Francesca : un silence « comme si le temps d’un instant le plan de Dieu pour le monde et ses créatures devenait soudain visible ».

On s’était rencontrés à Paris, un jour terne où passaient des mots clairs, océan, voile, feuille, jardin — grâce à toi j’ai pu raconter les jardins —, avant qu’on se retrouve en quelque voisinage de paradis, chez Élie Alexis à la Roquebrussanne, ou aux Cèdres, à Saint-Jean Cap-Ferrat (c’était alors la plus riche collection mondiale de plantes tropicales). Jamais tu ne disais “c’est beau” ; tu regardais en plissant les yeux, qualifiant “d’extravagant” ce qui contredisait ta réserve fervente. Tu n’allais pas t’abaisser à l’exclamation. Les arbres ne parlent qu’au vent, et, « hier comme aujourd’hui, ce sont (eux) qui portent le ciel ». Le ciel avait un relais dans tes yeux.

On ne va pas prétendre que tu aies beaucoup fréquenté les ZAD. Ton engagement personnel le plus profond c’était : « trouver un raccourci sur la route du paradis ». Après ta visite aux serres de Laeken, c’est ce que tu préfères dire de Léopold II ; pas de rappel du génocide tout discrètement mené par la petite Belgique, au Congo, sous son règne. Non, la beauté n’a rien à faire de l’éthique. Mais l’inverse n’est pas vrai.

Tu ne ressasses rien. Tu te tiens aussi loin de l’activisme que proche d’une sagesse active, amusée d’elle-même. La mission que tu te donnes, que tu nous donnes : semer des cailloux blancs sur un chemin de paradis — histoire de s’y retrouver, à la fin, à défaut d’en connaître jamais l’issue. Tu n’exhortes pas à faire, plutôt à faire le moins possible afin de préserver la fragilité de ces jours capables, parfois, de transparence. Et le moins vite possible : qui va trop vite ne sait plus où il va.

Il n’empêche : en 1972 tu fondes Le sauvage, premier périodique français “d’écologie politique”, paru sur une décennie, en parallèle avec La gueule ouverte, l’alter-égo grinçant. Le sauvage, c’est un jardin de palmiers devant une fenêtre de banque, « pour qu’ils l’obstruent, qu’ils (y) rentrent leurs palmes (…) comme chez eux ». Et les Amis de la Terre, chœur à l’arrière-scène, délégant ici et là des solistes.

Jamais tu n’as renié la rigueur : elle te fait choisir la fin du journal (il se poursuit sur Internet, au gré des saisons) plutôt que le soutien à la candidature de Mitterrand, trop éloignée des attentes écolos. On te cite moins que René Dumont, sans parler de Nicolas Hulot, alors que tu es de la même trempe : tu n’as pas moins préparé le sol où, au XXIesiècle, on essaie de faire lever ce qui reste de confiance.

Dans ta dernière chronique de L’écologiste, la Terre dit « merde ! » aux humains. Au regard de ton habituelle retenue, cette colère laisserait-elle entendre que tu n’y crois plus, que « la messe est dite », vraiment ? Auprès des plantes, pourtant, tu restes un servant à la cérémonie qui se poursuit dans les bas-côtés — les travaux de la grande nef ne sont pas encore engagés. Tous les pétales ne sont pas tombés, Alain.

Un jour, ce serait sans nous ? Tu y as déjà répondu : « Dans dix vingt ans, moi ou quelqu’un d’autre s’assiéra à l’ombre (…) des floraisons bleues du Jacaranda et jaunes des mimosas, profitera du clair de lune pour jouir de leur beauté, de leur silence, de leur amitié ». Quelqu’un d’autre : l’avenir avec les humains, les seuls à dire la beauté.

Toi le navigateur, toi qui as couru les Tropiques, tu finis par tracer ton sentier de paradis entre Seine et Menton. Sur la péniche amarrée quai de la Concorde, ta chienne Pénélope rêve d’albatros au passage des mouettes. Plus tard, Roussillon, étape bien trop froide (à l’époque) pour d’autre palmier que Trachycarpus excelsa, gloire des villas de l’entre-deux guerres. Et puis Giens : enfin la mer entre les palmes bruissantes ; grottes à la lumière de lagon au pied des falaises ; pas encore la terre aux quatre fleuves. Pour finir, Menton : à deux pas de l’Italie, sous les hauts calcaires frontaliers (avec, autrefois, peut-être, Chamaerops humilis, le seul de la famille qui fût sauvage en France), Méditerranée imprenable, quarante espèces de palmiers sur ton territoire, lotus, papyrus, trop d’avocats pour une seule table — mais il vient beaucoup d’amis.

Ailleurs, la Terre commence à s’enflammer. En Europe, les arbres souffrent. Tu as fermé les yeux.

Au chapitre “Mort”, dans l’Abécédaire de l’Ange (avec les fabuleux dessins de Maja) : « Resurgir vers le soleil dans le cœur tendre de ma Monocotylédone préférée ; cela me va. / Mais j’espère une plus vaste migration au-delà du miroir, la découverte des autres faces de l’univers, celles que délimite notre ignorance./ J’espère bien mourir un jour ».

Les palmiers brûlent au Brésil, dépérissent sur la Côte.

Tu laisses à nos soins tous les semis de jour.

Pierre Lieutaghi

Article paru dans « Le Canard Sauvage » n°103, numéro spécial du cinquantenaire des JNE (Journalistes écrivains pour la Nature et l’Écologie)

Sont cités les livres d’Alain Hervé :

Abécédaire de l’Ange, Octavo, (1995)

Fous de plantes, Belin, (2009)

La proximité folle du paradis, Actes Sud-Terres d’aventure, (1991).