La crise climatique, la crise des ressources et la démocratie 1/2

14 octobre 2021,
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A entendre les spécialistes du climat, les 30 prochaines années sont déjà écrites: les perturbations climatiques continueront à augmenter, en fréquence et en intensité, en raison du CO2 déjà émis que la nature n’arrive pas à résorber. Des effets d’emballement sont de plus en plus certains, bien que très difficiles à cerner, et nous emmènent vers des horizons redoutables. 
Dans la même période, nous aurons à gérer la raréfaction de certaines ressources énergétiques, biologiques ou minières, indispensables au monde actuel. Il n’est pas difficile d’imaginer que cette conjonction va créer des crises profondes et complexes, avec des effets croisés pouvant nous plonger dans un état d’urgence permanent. Quelle sera la place de la démocratie dans ce début d’effondrement ?

Les événements climatiques et les pénuries de ces trois dernières années montrent que nous vivons globalement les premiers instants d’une période troublée. Dans l’actualité, on peut citer les difficultés d’approvisionnement ou les augmentations de prix drastiques dans certains secteurs:  eau, bois, sable, blé dur, puces électroniques, métaux, énergie, engrais, etc.

Un des grands réservoirs de Taiwan à sec: pénurie de semi-conducteurs dans le monde entier !

Ces pénuries sont dues à la finitude de certaines ressources ainsi qu’à des perturbations climatiques. Citons la plus emblématique et médiatique du moment, la pénurie mondiale de semi-conducteurs. Elle est due à la sécheresse qui s’aggrave à Taiwan depuis une décennie, et impacte l’ensemble de la production mondiale de biens contenant des microprocesseurs, dont le secteur automobile et l’informatique. Sachons apprécier: produire moins d’automobiles et de numérique est un bienfait pour la planète !

Écologie ou barbarie rappelle-t-on souvent dans les conférences sur le climat, en citant Murray Bookchin, Bernard Charbonneau ou d’autres penseurs qui ont également évoqué l’apparition possible d’éco-fascismes. Lorsque surviennent des crises imprévisibles et soudaines – crises sanitaires, climatiques ou tectoniques- il faut sauver les populations, les infrastructures, l’économie, maintenir l’ordre. L’opinion accepte généralement des mesures très autoritaires dans le cadre d’un état d’urgence. Il ne reste que très peu de place pour des consultations démocratiques, d’autant plus que les médias sont totalement accaparés par les événements, et que les structures de débat habituelles peuvent être à l’arrêt.

De nombreuses crises sont prévisibles

En revanche, lorsque ces crises sont prévisibles, comme celles de l’alimentation, de l’énergie, de l’eau, des matériaux, ou du vieillissement des infrastructures, alors qu’on connait leur survenue et leur impact plusieurs mois, ou même plusieurs années à l’avance, il serait tout-à-fait envisageable de travailler démocratiquement sur leur gestion, et donc sur les possibilités de prévention, d’adaptation, ou de solution, voire d’évitement…
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Il serait d’abord nécessaire que l’opinion soit mieux informée. Les états et les parlements ont bien des dispositifs d’analyse prospective produisant des rapports préoccupants, mais il est rare de les voir médiatiser efficacement, en dehors de commissions techniques obscures. Il est rare d’en concevoir des débats avec les élus ou la population, encore plus rare de disserter sur l’empreinte démocratique des modèles de gestion de crise associés. 
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En fouillant sur le web, on trouve divers scénarios prospectifs réalisés par des organismes militaires, des financiers, des organisations non gouvernementales (ONG), des scientifiques, des cercles de réflexion, des médias, ou des cabinets de conseil:
  • Ceux des militaires sont parfois très effrayants et guerriers, devant servir à la justification de la demande de moyens supplémentaires. Ils alimentent les peurs des survivalistes, très attirés par des stratégies de repli armé. 
  • Ceux de la finance sont assez « rassuristes », évoquant parfois correctement les causes, mais sans s’attarder sur les conséquences sociétales, prétendant l’étanchéité et la solidité de leur modèle face aux crises. Ainsi, la Banque Mondiale, annonçant dans son rapport 2018 que le Sub-Sahara va voir la migration de 86 millions de personnes d’ici à 2050, en évoquant seulement une étonnante destination « interne ».
  • Ceux des ONG spécialisées ont naturellement tendance à ne concerner que leur domaine d’activité, même si leur conscience systémique est grande.
  • Les rapports scientifiques, notamment ceux du GIEC, deviennent de plus en plus scientifiquement précis, et font d’énormes efforts sur leur vulgarisation, dans une période où les sciences ont à faire face à la désinformation et à la montée de l’irrationalité. Mais l’éthique scientifique ne permet pas toujours de lier des analyses prospectives, issues d’observations, avec des conséquences sociétales ou environnementales difficilement modélisables. En simplifiant, un hydrologue peut envisager l’assèchement prochain d’un bassin aquifère à partir d’un taux de décroissance régulier observé, mais ne sera pas scientifiquement légitime pour analyser la complexité des conséquences humaines de cet assèchement.
  • De leur côté, les collectifs environnementaux, les cercles de réflexion écologistes, et les milieux éducatifs sont très attachés à une image positive de l’écologie, tout en connaissant l’état catastrophique de la situation. Ils médiatisent les réussites actuelles, travaillent  sur la vision d’un monde idéal, le plaçant éventuellement dans une perspective post-effondrement. Peu évoquent les caractéristiques des temps de crise et leurs conséquences démocratiques, à part peut-être les travaux de l’Institut Momentum qui travaille depuis de nombreuses années sur tous les aspects de la transition. L’association Adrastia se penche aussi sur les caractéristiques de l’effondrement. Il existe également un gros travail artistique et documentaire sur le sujet, avec des bandes dessinées, des livres et des films de fiction. 
  • Quant aux médias grand public, en dehors d’un sensationnalisme très vendeur, qui les pousse quelquefois à effrayer le chaland (cf Séries sur l’effondrement de TF1 ou de Canal+), ils sont réticents à décrire les problèmes de ressources et de déstabilisation anthropique du climat. Étant essentiellement financés par la publicité, et donc la société de consommation, il leur est impossible de montrer que le modèle croissanciste, basé sur cette consommation à outrance, est dans une impasse. 
  • Du côté des entreprises et des collectivités, il existe des cabinets de réflexion et de conseil travaillant sur les indicateurs actuels et les prévisions des ressources énergétiques, industrielles ou alimentaires. Ils sont très spécialisés sur certains secteurs, mais beaucoup moins diserts sur les analyses globales, encore moins qualifiés pour aborder les aspects démocratiques des crises. Leur métier est de proposer des stratégies de réduction drastique des consommations de ressources et des émissions carbonées, afin de respecter les recommandations ou les obligations réglementaires présentes ou à venir. On peut citer le tandem Shift Project/Carbone4, qui annonce de plus en plus pertinemment, et dans des milieux très variés, que si nous ne réduisons pas la voilure d’urgence, en commençant aujourd’hui, nous courons à un chaos certain et imminent.

Omerta sur les effondrements amorcés

C’est une constante dans la majorité de ces rapports, il est très rare d’y découvrir des analyses systémiques, des données sur des impacts croisés ou des rétroactions positives, encore moins sur les déséquilibres géopolitiques ou les effets sur les démocraties.  D’abord parce que ces analyses sont très complexes et très longues à mener, ce sont de vrais travaux de recherche en soi; ensuite, parce que la conclusion qui saute rapidement aux yeux est que nous assistons à diverses manifestations d’un effondrement amorcé, ce qu’il est encore très difficile, en 2021, de publier dans un rapport commandité.
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Nous construisons une omerta autour de l’effondrement climatique, l’effondrement socio-économique et l’effondrement des ressources.
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Cet aveuglement volontaire est un réflexe psychologique archaïque, caractéristique des sociétés humaines, pour aller de l’avant face à l’adversité.  Mais c’est aussi une volonté du système économique, médiatique et politique traditionnel, parce que la divulgation d’un effondrement imminent ou débutant remet  totalement en question différents modèles qui nous animent depuis des siècles, dont essentiellement le modèle capitaliste issu de la Révolution Industrielle. 
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Du positivisme béat à l’effondrisme démocratique

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A l’heure où les écologistes n’arrivent toujours pas, après plus de 50 ans d’efforts, à impulser l’envie d’un changement radical de modèle par les urnes, en « vendant » pourtant un monde heureux, solidaire et dépollué, ne serait-il pas opportun de lancer le débat sur la gestion des pénuries et de leurs conséquences, autrement dit, un travail démocratique sur la décroissance subie que nous ne pourrons pas éviter ? 
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Hélas, dans le champ politique traditionnel, même écologiste, le débat sur la gestion des difficultés à venir n’est pas « vendeur », il est écrasé par la force psychologique d’un solutionnisme bien pratique pour flatter notre désir d’un futur heureux: la Croissance Verte, unanimement adoptée et adaptée par tous les partis, y compris par un grand nombre d’écologistes mal-informés, devient le nouveau moteur du capitalisme. Hélas, cette croissance pourrait nous emmener tout aussi rapidement, voire plus rapidement, au désastre des pénuries, tellement la consommation de ressources y est grande.
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Si le champ politique, économique et institutionnel se révèle incapable, incompétent ou désarmé pour discerner les contours d’un effondrement, alors qu’il dispose de tous les indicateurs, il ne reste plus que le citoyen pour  s’emparer du sujet, mener le débat, et lancer des stratégies de résilience avec la population.
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C’est en effet le citoyen qui est directement concerné, dans sa vie quotidienne, par la disponibilité future de ses ressources habituelles, notamment son alimentation, son énergie et sa santé. C’est dans cet aspect local, dans la compréhension des ressources et des enjeux territoriaux, dans leur gestion, que des solutions de résilience à portée plus systémiques peuvent émerger. Et pour cela, il faut d’abord construire des systèmes de réflexion démocratique locale efficaces, en dehors des canaux traditionnels.
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