Pour construire une société écologique

12 septembre 2011,

reprint Le Sauvage, 1er mars 1979

On lira avec émotion cette vision prophétique datant d’il y a trente deux ans. Même si on peut y apporter une distance critique. Ceux qui représentent aujourd’hui l’écologie peuvent s’en inspirer.

par Edouard Goldsmith

Il ne s’agit pas de la réclamer mais de la construire. Elle implique un renversement total des valeurs morales, sociales et politiques dans lesquelles nous sommes enfermés.


Notre société est incapable de résoudre les problèmes qui l’assaillent et qui ne cessent de s’aggraver en dépit des efforts de nos scientifiques, de nos technologues et de nos industriels. Nous sommes enclins à croire que nos échecs sont imputables à une mauvaise application des mesures que nous adoptons, alors qu’en fait, ce sont les mesures elles-mêmes qu’il convient de remettre en cause. À la vérité, nos problèmes sont dans une large mesure les symptômes de la désintégration des systèmes biologiques et sociaux qui constituent la biosphère, le monde des êtres vivants.

Ce portrait de Teddy Godsmith est un hommage qui lui a été rendu par le peintre Martin Jordan en 1999. Il l’a intitulé « Illusory portrait » dans le style du XVI ème siècle à la manière de Giuseppe Arcimboldo. Il est composé d’oiseaux , de lézards, de tortues, d’agoutis, de mer et de ciel…

La criminalité, la délinquance, la toxicomanie, l’alcoolisme, les enfants maltraités, etc., sont autant de symptômes de la désintégration de la famille et de la communauté, c’est-à-dire de la désintégration sociale. Le cancer, l’ischémie du cœur, le diabète et autres « maladies de la civilisation » sont les symptômes de ce que Boyden appelle « le malajustement phylogénétique » ; ce sont les fruits d’une désintégration écologique qui font que notre environnement s’écarte de plus en plus de la norme, c’est-à-dire de celui auquel notre évolution nous a adaptés. Il n’existe qu’un seul remède à la dégénérescence sociale et écologique : la régénération sociale et écologique. Mais notre société semble incapable d’appliquer des mesures qui viseraient à atteindre cet objectif ; elle s’entête à recourir à des solutions technologiques qui ne peuvent résoudre que des problèmes de même nature (aller sur la lune par exemple), et ne servent qu’à masquer les symptômes de la maladie, la rendant ainsi beaucoup plus tolérable, et contribuant par là même à son maintien. Tout le monde peut constater l’échec des mesures technologiques, et pourtant nous continuons à les mettre en œuvre. Pourquoi ? Il y a à cela quatre raisons, en étroite corrélation.

1. Ce sont les seules solutions qui soient compatibles avec la religion de l’industrialisme et son dogme fondamental, qui affirme que grâce à la science, à la technologie et à l’industrie nous parviendront à créer sur terre un paradis matériel dont seront exclus tous les problèmes qui assaillent l’humanité depuis qu’elle a fait son apparition sur cette planète.

Nécessité d’un capital social

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2. Notre société est spécifiquement organisée de manière à pouvoir recourir à ce genre de solutions. C’est une société atomisée : les structures sociales de base telles que la famille élargie, la lignée, le clan, la tribu, etc., ont presque totalement disparu. Les individus isolés ont été regroupés dans des structures nouvelles, de type bureaucratique et économique plutôt que social. Ainsi que le souligne Galtung, ces nouvelles structures sont interdépendantes. Les hommes d’affaire ont besoin des bureaucrates pour résoudre les problèmes qu’ils créent, et les bureaucrates ont besoin des hommes d’affaires pour créer les problèmes qu’ils sont employés à résoudre. Dans un cas comme dans l’autre, leur statut, leur prospérité et, bien sûr, leur survie, dépendent de la production en quantités toujours croissantes de biens matériels et de dispositifs techniques d’un type ou d’un autre. Ils voient les problèmes qui accablent notre société en termes de services qu’ils produisent.

3. Les institutions d’une société atomisée ne sont soumises à aucun contrôle social véritable. Elles fonctionnent dans une large mesure indépendamment les unes des autres, et les solutions de nature technologique sont les seules qui soient applicables isolément. Ainsi le ministre de la Santé peut construire de nouveaux hôpitaux, employer davantage de médecins, et encourager la fabrication de médicaments plus actifs. Toutefois, dans notre société industrielle, la mauvaise santé n’est pas imputable à une pénurie de ces différents éléments. Elle est essentiellement le fait d’une alimentation dévitalisée et contaminée par des millions d’adjuvants chimiques, de la pollution de l’eau dite potable, de la pollution de l’air, ainsi que du manque d’exercice physique. Mais le ministre de la Santé ne peut pas modifier l’alimentation des gens, cela relève du ministre de l’Agriculture, et il ne peut pas plus empêcher la pollution de l’eau ou de l’air, cela relève du ministre de l’Industrie.

4. Notre société industrielle connaît crise après crise. Pour survivre, elle doit viser à des résultats rapides, quitte à engendrer des problèmes à long terme beaucoup plus graves. Seules les solutions technologiques peuvent aboutir dans de brefs délais : celles de nature biosphérique sont inévitablement lentes car il faut du temps pour reconstituer les systèmes naturels nécessaires, disparus pour la plupart.

Il apparaît donc clairement que notre société industrielle ne peut résoudre ses problèmes. Elle ne peut qu’en masquer les symptômes, et même cela s’avère de plus en plus difficile alors que la technologie n’échappe plus à la loi des rendements non progressifs, voire dans certains cas négatifs (la pêche par exemple), que les ressources s’épuisent et que les capitaux font de plus en plus défaut. Il nous faut créer une nouvelle société, une société écologique qui puisse substituer dans un écosystème stable sans entrainer sa dégradation, et par voie de conséquence sans porter atteinte à sa stabilité[1]. De par sa nature même, une telle société doit être en mesure d’appliquer des solutions biosphériques aux problèmes biosphériques auxquels elle est confrontée. Voyons ce que cela implique.

Une société écologique devra être pénétrée d’une conception très différente du monde. Le progrès devra être assimilé à la croissance de la biosphère plutôt que de la technosphère. On le mesure aujourd’hui en termes d’accumulation, ou plus précisément de circulation (P.N.B.) de biens et de services. Nous devrions désormais le concevoir comme une accumulation de « capital biosphérique ». Des rivières claires et poissonneuses, des forêts où le gibier abonde constituent un capital écologique. La pauvreté qui règne dans une grande partie du Tiers Monde est due essentiellement à la croissance de la population et aux bouleversements écologiques. Si les habitants du Sahel ou du Bihar sont pauvres, c’est parce qu’ils sont de plus en plus nombreux à vivre sur des terres qui se transforment rapidement en désert et ressemblent chaque jour davantage à la surface de la lune. Ils sont donc privés de leur capital écologique, et ne disposent d’aucun capital économique qui puisse leur permettre de « compenser », comme le font les habitants des déserts urbains de nos conurbations industrielles occidentales. Une famille et une communauté unies représentent un « capital social ». Elles fournissent à l’homme membre d’une société traditionnelle une sécurité, une identité et une structure d’objectifs, qui satisfont à ses besoins sociaux fondamentaux. À partir du moment où il émigre vers la ville à la recherche d’un emploi, il se trouve privé de ce capital social et ne peut survivre qu’en lui substituant un capital économique.

Il va sans dire qu’une société écologique ne peut être atomisée. Il convient de réédifier des structures sociales (un capital social). Il est inutile de décrire ce qu’elles devraient être : elles varieront d’une société à l’autre selon les besoins spécifiques de chacune. Néanmoins, elles auront toutes en commun la famille élargie et la petite communauté, ainsi que différents groupements intermédiaires qui, ainsi que l’a souligné Durkheim, contribuent à la stabilité sociale. Seule une société ainsi structurée pourra fournir des solutions biosphériques au lieu de technosphériques.

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Conditions favorables à une société écologique

Tout comme un organisme biologique ou un écosystème, une société écologique est capable d’autorégulation, et n’a donc pas besoin pour fonctionner de l’aide d’agents extérieurs au système social, tels que les entreprises ou les bureaucraties économiques.

On observe sans difficultés, par exemple, qu’une famille est capable d’autorégulation. Une mère n’a pas besoin d’être payée pour s’occuper de ses propres enfants, ni un père pour s’acquitter de ses fonctions maritales et paternelles. S’ils le font l’un et l’autre, c’est que c’est ainsi qu’ils satisfont le mieux à leurs besoins psychologiques propres et qu’ils peuvent préserver l’environnement familial dont ils ont besoin. Bien que ce ne soit pas couramment admis, on pourrait en dire autant de toute communauté véritable (cf. mon livre The Stable Society). En fait, on peut appliquer le principe suivant qui doit valoir pour tous les systèmes naturels : « Le comportement qui répond aux besoins du tout doit également répondre aux besoins de ses parties différenciées (par opposition à fortuites). »

L’une des principales caractéristiques d’un système naturel réside dans le fait que le comportement de ses parties composantes est soigneusement intégré. Ses activités économiques, par exemple, n’interviennent pas pour satisfaire à une série d’objectifs indépendants, mais, ainsi que le souligne Karl Polanyi, pour contribuer à la stabilité globale de la société. En d’autres termes, à la différence des nôtres, elles n’entravent pas la satisfaction d’autres besoins biologiques, sociaux et écologiques. De l’avis de Barry Commoner, il n’existe pas de repas gratuit. C’est certainement vrai dans notre société. Par contre, au sein d’une société qui vit de la chasse et de la cueillette — dans l’environnement auquel elle est adaptée par son évolution et son développement culturel —, c’est le contraire qui est vrai. On pourrait dire en effet que, dans de telles conditions, il ne peut y avoir de « jeûne gratuit ». Il faut que les prédateurs dévorent leur proie pour que s’exerce le contrôle qualitatif et quantitatif nécessaire sur leurs victimes. S’ils ne le font pas, il s’ensuit de graves déséquilibres écologiques, tels que des oscillations de population plus marquées, qui peuvent entraîner à leur tour toutes sortes d’autres oscillations, et, au-delà, une instabilité écologique accrue.

Si les activités économiques sont ainsi intégrées, il en va de même pour tous les autres aspects de la vie sociale, de la religion, de l’éducation, de la santé, de la propriété, etc.

La première mesure fondamentale que l’on puisse prendre pour lutter contre la faim dans le monde, par exemple, consisterait à réduire très sévèrement le commerce international des aliments et autres produits de la terre. La majeure partie des exportations des pays du Tiers Monde (80 % dans le cas du Brésil) consistent en produits alimentaires ou en cultures de rapport qui occupent des terres qui pourraient produire de quoi nourrir la population locale, et en bois de construction obtenu au prix de la destruction systématique des forêts du pays ; toutes sortes de déséquilibres écologiques en découlent, et il est inévitable notamment que la production alimentaire ne s’en ressente. D’autre part, la production alimentaire des pays industriels ne peut concurrencer les importations à bon marché en provenance des pays du Tiers Monde, et notre agriculture tombe en déclin. À ce jeu, à l’exception des hommes d’affaires et des bureaucrates engagés dans le commerce alimentaire international, il n’y a pas de gagnants, seulement des perdants.

En termes généraux, ainsi que le soulignait Karl Polanyi, dans une économie de marché à l’échelle du monde, les choses se font parce qu’elles sont économiques, c’est-à-dire pour des raisons fortuites d’un point de vue social. La nourriture que nous mangeons, la façon dont elle est préparée, la forme de nos maisons, la nature de nos peuplements, la structure même de notre société sont déterminées par des forces économiques, c’est-à-dire accidentelles d’un point de vue social. Dans ces conditions, la société ne peut être qu’un appendice de l’économie telle qu’elle est aujourd’hui. Or, ce devrait être le contraire. Il importe de réduire considérablement la taille du marché, et de faire une plus large place aux activités productives non commerciales. C’est pour cette raison, et il y en a bien d’autres, qu’une société écologique doit être dans une large mesure capable de subvenir à ses propres moyens. Cela ne veut pas simplement dire que nous devrions être capables de produire notre nourriture et nos outils de base, mais être capables également de gérer nos affaires, d’éduquer nos enfants, de nous occuper de nos vieillards, de soigner ceux d’entre nous qui tombent malades, bref d’assumer toutes ces fonctions qui, dans notre société, ont été confiées ou usurpées par l’État.

Au sein d’une société écologique, c’est au niveau d’organisation social le plus bas possible qu’elles seraient assumées, c’est-à-dire que seules les responsabilités qui ne pourraient être confiées à la famille seraient prises en charge par la communauté, et seules celles qui ne pourraient être assumées par la communauté seraient du ressort de la province. De la sorte, les fonctions seraient remplies par le système social que notre évolution bio-culturelle aurait adapté à cette tâche.

Il s’agit également de réduire l’incidence des institutions politiques. La politique doit être dés-institutionnalisée. Les fonctions publiques doivent être assumées par l’ensemble des citoyens, mais là encore il faut qu’il existe un véritable corps de la nation, la démocratie n’a de sens que si le peuple (Demos) est organisé en familles et communautés. La démocratie ne peut fonctionner dans une société de masse composée d’individus isolés et aliénés. Ainsi que l’a montré Aristote, une telle société ne peut être dirigée que par une autocratie qui s’installe au pouvoir en donnant aux masses toutes sortes d’avantages matériels insignifiants et à court terme, puisque c’est tout ce qui les intéresse. Les citoyens d’une société écologique structurée aspirent à bien autre chose : à remplir leurs obligations sociales et à perpétuer leur société au sein de l’environnement auquel elle peut s’adapter. Dans ces conditions, le rôle du peuple est à l’opposé de celui qu’il joue dans une société de masse. Il ne milite pas pour obtenir des changements à court terme, mais au contraire pour empêcher ses dirigeants d’entreprendre de tels changements. Il préfère voir à long terme plutôt qu’à court terme. Sa tâche est d’assurer la continuité. Dans notre société atomisée, ce devrait être le rôle des institutions et notamment des institutions gouvernementales, de remplacer, encore qu’imparfaitement, les contrôles sociaux nécessaires pour subordonner le court terme au long terme.

Retour à une responsabilité totale

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Les hommes politiques élus pour un mandat de courte durée laissent tout simplement de côté les questions du long terme. Une solution possible consisterait à confier aux élus un mandat beaucoup plus long, pour dix ou vingt ans. Une autre solution serait d’avoir deux Chambres. Les membres de la première seraient élus pour une courte période, les membres de la seconde assumeraient leurs fonctions beaucoup plus longtemps, ou bien seraient nommés de façon à assurer la participation au gouvernement des citoyens les plus éminents et les plus responsable de la société. La première Chambre s’occuperait des questions d’ordre tactique qui doivent être modifiées de temps à autre pour tenir compte de changements intervenus dans l’environnement. La seconde serait responsable des questions d’ordre stratégique, c’est-à-dire des mesures à long terme qui, de toute évidence, ne devraient être modifiées qu’en cas d’extrême nécessité. Une société maintiendrait ainsi sa continuité, et sa vie ne serait pas interrompue par des adaptations rapides et souvent superflues qui ont conduit au développement de notre société industrielle. Un des principes fondamentaux consisterait à confier à la seconde Chambre le soin de contrôler les cordons de la bourse. Actuellement, une large partie des dépenses gouvernementales vise à satisfaire des fins politiques à court terme. Au sein d’une société écologique, cela ne serait plus possible.

Seule une société écologique permettra aux pays du Tiers Monde de résoudre les trois problèmes fondamentaux qui accablent la plupart d’entre eux : la surpopulation, une urbanisation excessive et la dégradation des sols.

Au sein d’une société écologique, la nourriture serait plus abondante car on consacrerait les terres à la production d’aliments pour la population locale au lieu de monocultures destinées à l’exportation ; toutefois, dans le même temps, on ne pourrait plus importer de denrées alimentaires. Les communautés ne seraient pas non plus autorisées à exporter leur excédent de population vers les villes, ou bien ne pourraient le faire qu’en continuant à en assumer la responsabilité, ce qui leur reviendrait beaucoup plus cher que si ces gens restaient dans leur village natal.

Dans ces conditions, nous serions bien obligés d’ouvrir les yeux, et au lieu d’exporter nos problèmes ou d’en masquer les symptômes par le truchement de quelque expédient technologique, il nous faudrait admettre que notre prospérité ou notre dépérissement dépendent en dernier ressort des efforts que nous entreprendrons pour limiter notre population et préserver ses ressources fondamentales, notamment la fertilité des sols.

Une fois que nous aurons véritablement admis cela, et une fois que nous aurons admis que personne ne va le faire pour nous, qu’il appartient à chaque famille et à chaque communauté de s’y mettre et que sinon rien ne se fera, alors, et pas avant, il deviendra possible d’assumer le capital biologique, écologique et social qui nous permettra de résoudre nos problèmes et nous garantira la seule véritable et durable prospérité.

E.G.

Mots-clés : capital social, société atomisée, société écologique


[1] Une société qui peut coexister avec un écosystème à son point culminant doit, en termes écologiques, être considérée comme un système social à son apogée, c’est-à-dire comme le plus stable pouvant être atteint dans ces circonstances, et sans aucun doute le plus écologique. Toutefois, il serait utopique de prétendre adopter le mode de vie d’une société à son apogée — comme celles de nos ancêtres qui vivaient de la chasse et de la cueillette. Mais il serait intellectuellement malhonnête de ne pas reconnaître que selon des critères écologiques et, de fait, biologiques et sociaux également, tel était l’idéal.