L’ARBRE COUPÉ DE NOËL

22 décembre 2010,

LES AUTEURS DE SCIENCE-FICTION qui font dans le genre post-apocalypse nucléaire imaginent volontiers des cultes attachés à des objets survivants du désastre devenu mythique. On voit ainsi des tribus sauvages de l’ex-Bassin parisien officier autour d’une machine à laver pourrie. Ou bien l’autel du dieu est un téléviseur dont on raconte qu’il avait la « voix », voix évidemment susceptible de parler de nouveau, un jour, aux initiés patients. Il est assez réconfortant pour l’esclave consentant de la société des objets de sacraliser de cette façon les symboles tristes d’une civilisation finie, de s’assurer en quelque sorte une lointaine renaissance mythologique, une revanche amère à long terme sur l’aliénation. C’est moins facile, moins déculpabilisant d’inventorier nos propres cultes inavoués, d’entreprendre l’archéologie de ce qui ne mérite plus que le nom d’habitude, de fouiller jusqu’à certaines racines, quitte à perdre quelques ongles et quelques illusions.

Des racines qui semblent bien arrachées, bien desséchées, et depuis longtemps, ce sont celles de l’arbre de Noël. D’ailleurs, mérite-t-il encore le nom d’arbre, ce paquet vert qu’on achète, bien ficelé, à la porte des supermarchés ? Il est bien loin de la forêt – qu’il ne cache même pas puisque l’idée de forêt, de vie végétale n’a vraiment rien à voir avec le foie gras. A quelle réalité se rattache cet épicéa* de pépinière, forcé, engraissé, désinfecté, tout comme la poularde ou la dinde qui lui servent de compagnes de cérémonies ? Pourquoi un arbre, d’abord, et du genre toujours vert, et non une couronne de fleurs sèches, ou une rose-de-Noël, ou un chou, ou des épis de la dernière Saint-Jean ? Bizarre fixation soudaine, vers le solstice d’hiver, sur un végétal à ce point dévitalisé – sans gain manifeste dans l’ordre du symbole – qu’il peut aussi bien être en matière plastique ou en papillotes. Tout ce rituel sans culte, toute cette symbolique sans mystère, ont fini par prendre une allure de mascarade, c’est à dire de dissimulation.

L’arbre de Noël, c’est une tradition récente en France. Simple mode urbaine au début du siècle, où les campagnards en étaient encore à la bûche d’olivier ou de pommier, au culte du feu nouveau que le christianisme s’était facilement approprié (dans les régions rurales pieuses, la crèche concurrence toujours l’arbre, avec l’assistance de l’imagerie saint sulpicienne). Et en quelques années, on en est arrivé au sacrifice de millions d’arbres élevés spécialement pour une gloire éphémère de porte-guirlandes. Curieux engouement ! S’il s’était agi seulement d’une histoire de décorum, l’affaire aurait vite tourné court, on serait passé à des manifestations plus spectaculaires, et plus coûteuses. Mais le sapin poudré de givre synthétique, croulant de boules multicolores et de fruits électriques, reste quand même un arbre, l’arbre. Et cet arbre tranché sans pitié s’enracine très loin. S’il a pris une place aussi définitive au théâtre de fin décembre, c’est bien parce qu’il est plus qu’un décor : un personnage muet dont la seule présence donne un sens à la cérémonie devenue insensée, le témoin qui suffit à faire les rires moins creux, l’allégresse moins dérisoire.

Ce pouvoir de l’arbre d’animer au sens propre une fête aujourd’hui moins religieuse que profane révèle un étrange bouleversement des valeurs. Les traditions de Noël avaient depuis longtemps intégré la bûche, le rameau de houx et la touffe de gui, bois et plantes associés aux cultes païens du solstice d’hiver ou du nouvel an lunaire. Mais l’arbre toujours vert (comme le houx et le gui), le témoin de vie au cœur du froid, celui qui participe au mystère des renaissances, au combat contre la mort, cet arbre-là n’était pas récupérable. Rejet du vieux paganisme (déjà dénoncé par le concile d’Arles de 443, le Capitulaire de Leipzig de 743), cet encombrant personnage était trop manifestement ancré dans les forces élémentaires, pour se plier, même après exorcisme, aux ambiguïtés d’une religion foncièrement détournée du vivant. Sa levée aberrante – mais sûrement pas fortuite – dans les églises comme dans les réveillons n’avait évidemment rien à voir avec un regain de vieilles espérances. Il ne consolidait en rien l’édifice croulant du dogme. Il ne ressuscitait pas, au plus fort du triomphalisme scientifique, la relation magique avec la nature. N’avait-il été rappelé du fond des âges par l’inconscient collectif que pour la démystification et le blasphème ?

Les gens couronnent l’arbre assassiné de cadeaux
Affolés de vivre remplissant leurs coffres de forêts
La neige est blanche sous l’acier des couteaux…

Très loin de la nature dont il représentait la toute puissance, personne déplacée du mythe, inaccessible sous le clinquant, l’arbre de Noël est pourtant beaucoup trop présent pour ne pas révéler une absence essentielle chez ceux qui le célèbrent sans le voir. Survivance incongrue des temps anciens, il nous trouve aussi aveugle et sourd que l’abruti du XXVe siècle devant son téléviseur. Mais, tandis que ce dernier reste muet à jamais, les arbres, disent les vieilles croyances, peuvent parler un jour de toutes leurs feuilles à ceux qui savent les écouter. Il nous faudrait alors commencer par briser les lampes, piétiner les guirlandes, retrouver des racines, laisser enfin faire le vent.

Pierre Lieutaghi

(*) Note du botaniste : dans nos pays, le « sapin de Noël » n’est pas le vrai « sapin » des forestiers mais, très généralement, l’épicéa indigène ou l’épicéa de Sitka nord-américain.

(Repris du Sauvage 1976)