Dans les jours qui précédèrent sa mort, ma grand-mère nous fit une dernière et insistante requête. Elle réclama que fût brûlée la volumineuse correspondance qu’elle avait échangée avec mon grand-père marin depuis l’époque de leurs fiançailles en 1898 jusqu’à sa retraite de la compagnie de navigation des Chargeurs Réunis, à la fin de la Première Guerre mondiale. Sentimentale mais femme de tête, elle entendait ainsi préserver au-delà du trépas, presque un quart de siècle d’intimité partagée par le biais de ces échanges épistolaires. Je revois rangées dans leurs boîtes, ces épaisses liasses d’enveloppes au papier jauni et chiffonné par les ans. Je ne saurais dire au juste quels sentiments confus j’éprouvais à regarder accomplir dans la cheminée ce terrible autodafé. Une sorte d’impuissance mêlée à un obscur respect de la volonté familiale. Je lisais la même incertitude navrée sur le visage de ma mère, doublée d’une volonté de respecter la parole donnée. Combien j’ai souhaité, tandis que ces documents se recroquevillaient et noircissaient dans les flammes bleues, céder à la tentation d’ouvrir ces missives, libellées à l’encre sépia d’une écriture aux larges et sinueuses majuscules. Ah ! Quelle était belle la calligraphie d’antan. Je n’ai jamais connu mon grand-père. Mais je revois sa photo dans un médaillon, en uniforme de capitaine au long cours. Madeleine et Léon s’adoraient et cet amour m’a depuis l’enfance subjuguée et écrasée par sa perfection supposée. De cette passion ardente qui s’était épanouie dans le crachin normand, ne restaient que les lettres.
Combien en avons-nous brûlé, trois cents, mais peut-être était-ce trois mille. Je ne sais plus. D’ailleurs, quelle importance. Seule comptait cette mémoire qui partait en fumée, s’anéantissait devant mes yeux. Au début du siècle, les navigations à la voile, plus tard remplacées par la vapeur, étaient lentes. Les marins s’embarquaient pour un an, parfois deux années. Au retour, dans l’armoire normande, une nouvelle liasse de lettres était venue s’ajouter aux précédentes. Que contenaient-elles ? Alors, n’ayant pu les lire, je les ai rêvées, réinventées, avec leurs tendres mots d’intimité amoureuse, leurs comptes-rendus de minuscules faits quotidiens, mêlés aux récits héroïques : passages du Cap Horn, rencontres d’Indiens fuégiens dans leurs pirogues aux abords du détroit de Magellan,découvertes de terres semi-vierges parcourues à dos d’éléphant ou en chaise à porteur, souvenirs de la guerre de 14 et des acrobatiques entrées de nuit du paquebot Afrique pénétrant, tous feux éteints, dans l’estuaire de la Gironde, dans le fleuve Congo, en franchissant les tourbillons du Chaudron du Diable, guettés par des croiseurs allemands.
Je me suis ainsi dressé une liste de pays et continents imaginaires, aux noms chargés de légendes, lourds de parfums des antipodes : de la Chine à la Cochinchine, de l’Afrique à la Patagonie jusqu’à cette mystérieuse île de Pitcairn, solitaire et oubliée dans l’océan Pacifique. Pour faire revivre cette correspondance disparue, je suis partie d’escale en escale autour du globe. Après chaque voyage, comme lui, je reviens en Normandie, la plus exotique d’entre les terres, à Chausey, à « Matadi », cette maison qu’il fit construire dans l’île en 1929, son dernier port d’attache. Ce sera sans doute aussi un jour le mien, lorsque j’aurai fini de réinventer le contenu de ces lettres.
Marie Ernouf-Hervé
(reprint le Sauvage 1er mai 1991. Numéro 6 nouvelle série)