Quand on veut rencontrer à coup sûr des bouquetins, il suffit de monter au col de la Fenestre dont ces êtres à la fois casaniers et audacieux, apprécient les blockhaus désaffectées et les ruines de la caserne italienne. C’est ce que j’aurais dû faire au lieu d’aller dans le Boréon. Mais la route était fermée dès 8h30 pour cause de travaux. Si, en revanche, l’on cherche la compagnie des chamois, une seule direction que j’affectionne particulièrement, la vallée de la Gordolasque. Au pied du Grand Capelet (2637m) ou de la Cime du Diable, on est certain d’en apercevoir, pour peu que l’on emprunte d’autres vallons que ceux, hyper-fréquentés, qui constituent une des voies classiques d’accès à la Vallée des Merveilles.–
On démarre un peu au-dessous de 1600m, au bord de la Gordolasque.
pour s’enfiler dans un de ces vallons que l’on devine. Selon une structure de la montagne, fréquente dans la région, on trouve vers 2000 m des prairies d’altitude bordées, vers le bas, par une forêt dense et vers le haut par des rochers et des barrières rocheuses, qui montent jusqu’aux cols vers 2500 m. Un paradis pour les chamois qui y trouvent le couvert des forêts, la protection des rochers et la nourriture des prairies.
J’avais à peine traversé le pont de bois sur la Gordolasque que je me sentis observé. Voilà qui était de bonne augure.
Vous distinguerez, assez confusément je l’avoue, car je ne maîtrisais par encore l’autofocus compliqué de mon nouvel appareil, des chamois qui, tels des Sioux, surveillaient la vallée.
Ce sont des jeunes et des femelles facilement distinguables des mâles qui, eux, arborent une crinière hirsute sur le dos. Dans cette montée à couvert des épicéas , des mélèzes et des hêtres, je ne verrai que des femelles avec des jeunes de l’année dernière, reconnaissables à la taille de leurs cornes de la longueur de leurs oreilles.
Cette forêt abrupte était bien peuplée. Je m’étonne d’ailleurs d’avoir découvert, moi dont la vue n’est pas excellente, autant de chamois, si difficiles à distinguer dans le fouillis des branches. Je regardais plutôt à mes pieds, car le chemin était très pénible : pierres glissantes, mince couche d’aiguilles qui cachaient de la glace vive, longues traversées de glace, pas du tout traitresse car bien apparentes mais peu adhérentes aux semelles de mes chaussures. Je me retrouvais souvent à 4 pattes, pour contourner des passages dont je me demandais, avec un peu d’inquiétude, comment je les franchirai à la descente.
Je trimballais mes raquettes sur le dos. J’aurais mieux fait de les mettre aux pieds : je suis redescendu sans difficultés autres que 2 innocentes gamelles (et un monopode tordu).
Si, malgré tout, j’apercevais des chamois, c’est qu’un vieil atavisme nous rend sans doute sensible à la présence d’autres animaux, surtout lorsque, nous ayant repéré, ils nous fixent d’un regard interrogateur.
Voici enfin le petit replat vers 1900 m, bordé par la forêt d’un côté, par les rochers de l’autre.
Au milieu, la petite prairie marécageuse qui semble un lac gelé.
Elle est effectivement traversée par un ruisseau que j’ai pu franchir sur un pont de neige.
A cette époque, il n’y a naturellement personne sur cette étendue enneigée. Ma déception est de courte durée. Le temps de chausser les raquettes, pour aborder les 1ères pentes, et je découvre plusieurs petits groupes en train de brouter, sans se soucier le moins du monde de mon intrusion dans leur domaine. J’ai souvent remarqué qu’en terrain découvert, lorsqu’ils nous voient de loin, les chamois ne se laissent pas approcher. En revanche, quand, caché par le terrain, on surgit plus près, ils tolèrent une distance beaucoup plus courte. Tout se passe comme si c’est moins la distance en valeur absolue qui les effraie que le fait qu’on la réduise en se rapprochant.
Je ne bouge pas et l’on reprend son repas là où on l’avait laissé.
Un peu plus haut, d’autres groupes ne manifesteront même pas que je les dérange. Ils m’ignorent complètement.
Il faut ouvrir l’œil (et l’image !) pour voir 2 chamois.
Ici, un seul chamois, dans une position qui nous semble inutilement acrobatique.
Ailleurs encore, c’est un groupe de 3.
J’adore ces moments où, illusion bien sûr, on a l’impression d’être retourné dans un Paradis perdu où toutes les bêtes, y compris Adam et Ève, se côtoyaient paisiblement. Illusion, disais-je. J’allais en avoir une brillante démonstration dans les instants qui suivirent ces 1ères photos.
Mon attention fut attirée par l’attitude, insolite dans cette atmosphère de calme repas, d’un jeune mâle.
Il semble se rengorger avec une fierté guerrière, pendant que son camarade poursuit son repas.
Il descend à ma rencontre, tout seul.
Puis, la crinière bien dressée, il pousse son cri si caractéristique que j’ai longtemps confondu avec celui de quelque rapace.
Ce cri, il ne le poussera qu’une seule fois.
Ensuite, il produira un son que je n’avais jamais entendu jusque là, un soufflement, analogue au bruit fait par les enfants lorsqu’ils font rouler leurs lèvres. Peut-être est-ce ce son qu’il émet quand il tire la langue comme ici. Je n’ai pas pu le déterminer.
Il n’y a pas que ce curieux son qui soit inédit pour moi. Brusquement, ce même chamois sauta sur place en détendant brusquement tout son corps, sous l’œil attentif d’une femelle et de son compagnon qui bientôt le rejoint.
A partir de là, j’eus droit à tout un rituel, maintes fois répété, pendant une durée que j’aurais bien été incapable d’estimer sans l’horodatage des photos (25 minutes), tant j’étais fasciné par leur mimique qui m’était clairement adressée. Il me semble évident qu’il s’agissait d’une danse guerrière, d’une parade militaire, destinée à m’interdire d’avancer.
D’habitude, quand un chamois se sent menacé, il s’éloigne plus ou moins rapidement et se remet à brouter, dès que l’intrus est au-delà de sa distance de fuite. Il m’était déjà arrivé d’observer des comportements plus belliqueux : lors d’un bivouac en juin dernier, juste au dessus de l’endroit où je me trouvais ce jour-ci de janvier 2011, un mâle avait fait les 100 pas à la nuit tombante, au dessus de ma tente, en poussant son cri à chaque fois qu’il se retournait pour repartir en sens inverse. C’est d’ailleurs, cette fois-là, que j’avais identifié ce cri en apercevant ses lèvres bouger au rythme du signal. Il n’appréciait pas du tout que je veuille passer la nuit sur ses terres et tenait à me le faire savoir.
Vers la même période, mais près du lac de la Fous, j’en avais observé deux autres de très près, à une trentaine de mètres de moi ; toujours tête bêche, l’un d’eux faisait périodiquement quelques pas vifs dans ma direction, comme pour me forcer à reculer, dans une démonstration tout à fait explicite, même pour l’animal le moins doué d’empathie.
Aujourd’hui, la gestuelle était bien plus complexe.
Les 2 chamois commençaient par tourner en cercle pendant 2, 3 tours. Puis ils immobilisaient tête bêche, formant une sorte d’animal fantastique à 2 têtes.
Puis le dominant esquissait une glissade en me regardant , comme s’il voulait tester mes réactions sans pourtant se déclarer, en masquant un geste violent qui pouvait faire penser au départ d’un galop d’agression, derrière un mouvement brusque apparemment involontaire. Je sur-interprète peut-être cette scène inlassablement recommencée, mais j’ai souvent observé ce même comportement au début d’une bagarre entre humains. Comme si aucun des adversaires ne voulait prendre la responsabilité de déclencher les hostilités. Comme si, surtout, chacun voulait émousser l’attention de l’autre, par tous ces faux départs avant l’assaut véritable. En voici 2 exemples.
par derrière….
Mais le plus spectaculaire, jamais vu jusque là, ce sont ces sauts dont il ne semble pas se lasser.
Il retombe comme un acrobate de cirque, les pattes avant bien jointes.
Il attend sans aucun doute qu’on prenne au sérieux son attitude belliqueuse. Pourtant, le 1er moment d’étonnement, pour ne pas dire d’inquiétude, passé, je le trouve plutôt grotesque. Il me rappelle la mise en scène de cette pièce de Molière montée dans les années 1980 par le théâtre de la Tempête : don Juan, affublé d’une queue de coq, bondissait comme secoué par une libido ravageuse qui déclenchait en lui des mouvements convulsifs incontrôlables. Comme mon chamois, il semblait aussi surpris que ses victimes par son comportement bizarre.
Ceci dit, quand je le voyais, grossi par le téléobjectif, faire mine d’avancer à ma rencontre ou sautant en me regardant fixement, je n’étais pas totalement tranquille. J’avais lu quelque part que les mâles, au moment du rut (ouf, c’était passé !) pouvait charger les hommes en les confondant avec des rivaux, quitte à les éviter au dernier moment. Je ne souhaite pas devenir la victime d’une telle méprise, même pour obtenir en prime une photo originale : Mon goût pour l’observation rapprochée ne va pas jusque là.
Enfin, autre caractéristique que l’on retrouve dans les bagarres humaines, il faisait semblant de s’apaiser par moments, broutant, quelques secondes, comme si tout ce cirque ne le concernait pas ou ne l’intéressait plus, puis il recommençait.
Au fil du temps, vous l’avez peut-être perçu sur les photos, les 2 compères se déplaçaient en descendant insensiblement vers la forêt ; ils ne voulaient pas donner l’impression qu’ils battaient en retraite ; d’ailleurs ce n’était pas le cas. Mais je devais commencer à les agacer. Ils cherchaient à se cacher derrière le faible écran des branches de mélèzes, mais je me déplaçais pour les retrouver dans ma ligne de lire, celle, toute pacifique, de mon appareil de photo.
Les voici à l’orée de la forêt.
Le dominant en profite pour marquer son territoire en se frottant les cornes sur un sapin pendant plusieurs minutes, sous l’oeil impavide de son compagnon.
Je n’ai guère parlé de ce compagnon. Il n’était pas spectaculaire car il se contentait de suivre le dominant, sans se livrer aux mêmes facéties. S’il recherchait à se distinguer de son compagnon, ce n’était pas en rivalisant avec lui d’agressivité et de force. Ce qui lui était propre, c’était son élégance naturelle, sa science des poses et des postures.
Quelle différence entre le besogneux, hargneux, sérieux, dominant et ce minet soucieux de son apparence au point de chercher à vérifier discrètement l’admiration qu’il suscite. Je sais, ces scènes n’ont sans doute pas cette signification, mais avouez qu’il est difficile de ne pas lui trouver ce sens.
Enfin, il faut bien songer à se séparer. Les nuages orographiques commencent à envelopper les sommets. Je suis un peu inquiet pour ma descente et préfère l’entamer avec une lumière suffisante.
Mes 2 chamois me font un dernier étalage de leurs tours :
Un dernier tourniquet :
Une dernière position “presse-livres”…
…suivie de la figure attendue de la bête à 2 têtes, particulièrement bien réussie pour cette dernière prestation.
Un dernier saut, un peu fatigué :
La descente, je l’ai déjà dit, s’est bien passée grâce aux raquettes utilisées comme des crampons. Le soleil a quitté mon petit vallon depuis un moment, mais le fond de la vallée est encore illuminé.
Le soleil descend plus vite que moi et la Gordolasque s’enfonce dans la nuit pour un long moment de gel lorsque je la franchis sur le pont de bois.
Plus haut, c’est encore le jour.
Derrière le col (ou si vous préférez, le “mur des Italiens”), il y a le lac de la Fous et le refuge de Nice.
Les plus hauts sommets (Grand Capelet, Cime du Diable), s’illuminent une dernière fois.
Et puis, c’est fini ! Pour mes chamois, c’est une journée parmi d’autres qui s’achève. Pour moi, ce n’est déjà plus qu’un souvenir.
Michel Besse
Toutes les photos ont été prises le 24 janvier 2011.