Le temps des prophètes

26 juin 2011,



La crise vue par Herbert Marcuse, Sicco Mansholt, Edward Goldsmith, Edgar Morin, Michel Bosquet/ André Gorz

reprint:Le Sauvage, n° 10, février 1974

En juin 1972, le club du Nouvel Observateur réunissait Sicco Mansholt, Herbert Marcuse, Edmond Maire, Michel Bosquet, Edward Goldsmith et Philippe Saint-Marc autour d’un thème : « Écologie et révolution ». Très vite, bien plus que d’un débat autour de la prise de conscience écologique, il s’était agi de « croissance » et d’une remise en question tant du taux que du modèle adopté par nos pays dits développés.

Or, voici qu’à cause d’un accident de parcours, selon les uns, d’une logique inéluctable selon les autres, ces mêmes pays (et en particulier l’Europe) sont précipités aujourd’hui dans une crise économique par le nouveau coût et le rationnement de l’énergie la plus facile, sur laquelle étaient fondés les taux de croissance de nos économies : le pétrole. « L’Europe occidentale, les États-Unis, le Japon peuvent-ils poursuivre leur croissance actuelle si ce rythme d’évolution aggrave l’écart entre leur niveau de vie et celui des autres peuples du monde ? demandait Mansholt.

« La croissance est nécessaire à notre avis et l’expression croissance zéro est négation du développement de l’humanité. Ce que nous contestons, c’est le type de croissance que l’on nous propose », disait Edmond Maire. Tandis que Michel Bosquet attirait l’attention sur les dangers d’une « dépollution » complètement récupérée par le capitalisme : « La boucle sera alors bouclée : la loi du profit aura envahi les dernières enclaves de la nature ; l’air lui-même sera devenu marchandise. » Il affirmait : « Il n’y aura d’intérêt général de la société tout entière qu’avec la suppression des classes, de la société de classe et de l’État. »

C’était il y a un an et demi. Dans leurs interventions, les participants employaient le conditionnel. Or, pour lutter contre la crise de l’énergie, l’état d’urgence est décrété au Japon. Le doublement des prix du pétrole brut, décidé par les États du golfe Persique, bouleverse d’ores et déjà les données de l’économie mondiale. Et cela sans même évoquer d’ultérieurs réajustements de ces prix de trois mois en trois mois. Malgré les avertissements, les pays riches s’étaient montrés incapables de réformer leur système monétaire, de lutter contre l’inflation, de répartir plus équitablement les richesses du monde, tant à l’intérieur de chaque pays qu’au niveau de la planète. C’est contraints et forcés qu’ils devront aujourd’hui réviser les fondements même de leur économie. Le feront-ils dans le sens d’une « plus grande justice pour tous ? ». C’est un peu ce que nous avons demandé à certains « congressistes » de juin 1972, qui ont jugé nécessaire de compléter leurs interventions en les réactualisant.

« Il faut que les hommes apprennent par eux-mêmes qu’il est indispensable de changer le modèle de production et de consommation, d’abandonner l’industrie de guerre, de gaspillage, de gadgets, pour y substituer la production des objets et des services nécessaires à une vie de travail réduite, de travail créateur, de jouissance », prophétisait Marcuse. Il n’est que temps.

Herbert Marcuse

Le capital contre la gauche

La crise de l’énergie contribue à renforcer le capital américain de trois façons :

1. en accentuant la concentration du capital par l’élimination d’un grand nombre de distributeurs indépendants et en stimulant l’inflation ;

2.  en affaiblissant la concurrence de l’Europe de l’Ouest et du Japon ;

3. en augmentant la puissance de négociation des monopoles vis-à-vis du gouvernement.

L’influence de la crise sur les conflits de classe est ambivalente. D’une part, un militantisme syndical accru pour faire face à l’inflation et au chômage. D’autre part, un soutien populaire aux mesures d’urgence décrétées par le gouvernement.

Le capital mène campagne contre le mouvement écologique dont l’attitude radicale représente une menace pour le taux de profit et d’investissement. Cette offensive atteint l’un des rares bastions de la gauche américaine.

Sicco Mansholt

Un nouveau code civique

— La crise actuelle du pétrole n’est qu’un heureux avertissement ! Il était évident que les sociétés industrielles ne pouvaient poursuivre leur croissance au rythme actuel. Grâce à cette crise d’énergie, provoquées accidentellement par la guerre du Moyen-Orient, nous pouvons nous rendre compte de la vraie situation alors qu’il est encore temps de prendre les mesures qui s’imposent. Les Arabes ont décidé de préserver leurs ressources ? De planifier leurs revenus ? Ils ont raison ! Nous avons dix ans devant nous avant qu’une pénurie véritable s’installe. Profitons-en ! C’est juste ce qu’il faut pour réduire progressivement, sans accroc grave, le rythme de notre croissance jusqu’à la croissance zéro, prévoir des sources d’énergie de remplacement se substituant au pétrole : énergie nucléaire, gaz de charbon, énergie solaire, etc.

— Si vous pensez que dix ans peuvent suffire, comment faudrait-il les employer ?

— Ces dix années risquent d’être difficiles. Des mesures d’urgence s’imposent si l’on veut éviter que les plus défavorisés paient nos erreurs et notre manque de prévoyance.

Avant tout éviter le chômage. Et pour cela, maintenir le plein emploi en diminuant le nombre d’heures de travail – 6 % à 10 % pour tout le monde. On sait déjà que la main-d’œuvre immigrée sera contrôlée. Les travailleurs seront-ils plus heureux chez eux que dans les taudis européens ouverts au racisme ?

Quant à l’utilisation de l’énergie disponible, la priorité absolue doit être donnée à l’industrie. Le temps est venu d’entamer une lutte sans pitié contre le gaspillage : réduire le parc automobile au strict nécessaire, et pour cela développer les transports collectifs. Lutter contre le gaspillage de chauffage en isolant les maisons. Il s’agit véritablement d’une discipline individuelle, d’un nouveau code civique ! En un mot : consommer moins de tout !

Cela ne s’entend évidemment que si ce sont les plus riches qui diminuent le plus fortement leur consommation. Et si les gouvernements mettent les charges les plus fortes sur les épaules les plus fortes !

Les bas salaires seront maintenus – le S.M.I.G. sera non seulement maintenu mais augmenté selon le coup de la vie –, et cela malgré la réduction des heures de travail. Les hauts salaires seront diminués. Très important : il s’avère nécessaire de contrôler les revenus des indépendants ! Nous sommes sur cette voie déjà aux Pays-Bas. Par une loi présentée au Parlement à Noël, le gouvernement a demandé des mandats spéciaux pour contrôler les revenus des professions libérales. Une action gouvernementale sur les prix d’impose. Il ne faudrait pas qu’une augmentation du prix de l’énergie entraînant une baisse de l’activité, donc une diminution de la croissance, s’accompagne d’une augmentation des prix.

Tout cela est faisable ! Encore faut-il que nos gouvernements soient habités par l’idée de justice. Empêchons-les surtout de se jeter sur les derniers restes d’énergie en privant les pays pauvres qui en ont le plus besoin.

— Êtes-vous optimiste ?

— La crise ne vient pas du Moyen-Orient. Elle réside tout entière dans le rythme de croissance choisi délibérément par nos sociétés industrielles capitalistes aux dépens de tout le monde : des pays sous-développés bien que producteurs d’abord, de nous-mêmes ensuite qui ne pouvons plus échapper à un mode de vie pénible dans un environnement détérioré.

Saisissons donc l’occasion qui nous est offerte. Il n’est pas trop tard pour tout changer. Profitons du temps libre qui va nous être offert pour penser au bonheur. Laissons croître la consommation de la culture, plutôt que celle du plastique. Pensons à la création en même temps qu’à la récréation. À préserver, à restaurer la nature abîmée.

Oui, je suis optimiste car tout est encore possible : entrer dans une ère de vraie stabilité mondiale et, qui sait ? le bonheur.

Sicco Mansholt

( à suivre la semaine prochaine: Goldsmith, Morin, Gorz )