Le journal de Robinson

20 juillet 2011,

Troisième épisode

par Robinson

Samedi 2 janvier 1982

Je suis allé le long du rivage ramasser le bois nécessaire pour faire un feu, car le chauffage central est en panne. Je ramasse une abondance de bois flottés sous le port de la Tour Fondue et le long de la plage qui prolonge le port. Cherchant le bois, je trouve des planchettes polies par la mer comme des os, une éponge végétale, une grosse gousse verte duveteuse remplie d’eau − algue ou poche à œufs, je devrai l’identifier. Je ramasse aussi un fruit non identifiable de la grosseur d’une petite noix de coco qui ne semble pas appartenir à la flore méditerranéenne, un nain en matière plastique, compagnon de Blanche Neige. La plage n’est pas radicalement différente de celle qu’aurait pu fréquenter Robinson, sinon pour les maculations de mazout et tous les débris en matière plastique, morceaux de coque de bateau en polyester, casque allemand de panoplie d’enfant, pot à pisser en plastique blanc.

Dimanche 3 janvier 1982

À nouveau sur la plage d’hiver, le mistral qui soufflait dimanche avec violence s’est calmé, et la mer est complètement retombée. Lorsque le mistral souffle, il débouche avec violence le long d’Escampo Barriou, le cap qui limite Giens à l’ouest et écrête les vagues en emportant de longues écharpes d’embruns. Force 10. Beauté et violence sur cette mer bleue sous le soleil.

Defoe n’a pas utilisé le bord de mer et les laisses de haute mer comme lieu d’investigation, d’observation et de récolte de matériaux de construction et de combustion. Toutes les populations qui vivent sur les bords de mer pratiquent cette glane particulièrement excitante parce qu’aléatoire. On peut aussi bien trouver un bateau entier, un madrier, un poisson échoué, une baleine, une sirène, cela va avec la pêche à pied dans les flaques, des bouteilles vides ou à demi pleines ou à messages, des planches témoignant d’une intervention humaine sur le bois. Les débris témoignent pour la direction des courants, pour la description des espèces végétales qui se trouvent en amont du courant. La plage est un port pour la noix de coco qui, après une traversée océanique, va prendre racine sur le terrain saumâtre qu’elle affectionne. Aux îles San Blas, les îliens construisent ou construisaient leurs cases avec des bois flottés avant qu’on ne les incite à acheter du parpaing de ciment importé. Les poteaux de bois irréguliers qui forment les parois des cases laissent passer l’air et la lumière entre eux, mais pas le regard, ni les animaux domestiques ni les prédateurs.

Robinson aurait logiquement dû construire sa première habitation en bois flotté plutôt que de s’épuiser à scier, écorcer, et éjointer des pieux. Il aurait sans doute trouvé aussi les éléments pour construire une pelle grossière.

La mer livre des matériaux semi-manufacturés ou manufacturés, c’est-à-dire des bois débités, écorcés et polis.

Robinson aurait également pu prélever sur la laisse de haute mer de l’engrais pour son potager avec les débris d’algues qui s’amoncellent comme ici sur des mètres cubes, et des œufs de tortue.

On se souviendra cependant que la mer apporte et remporte. Il faut se trouver là au bon moment, lorsque les objets venus d’autres continents, d’autres mondes, soudain abordent la plage.

Robinson n’a cherché que des noyés, le corps de ses camarades. Ils n’étaient pas au rendez-vous.

Lundi 4 janvier 1982

Ramassage de bois de palmier et de palmes pour faire du feu, décorer, et parfumer la maison avec des feuillages d’eucalyptus. Le séjour se transforme en resserre, en grotte végétale.

Le ramoneur ne passe toujours pas, et on s’habitue très bien au froid (très relatif ici) qui nécessite seulement de conserver pull-over et veste à l’intérieur. Après un moment d’écriture, le froid gagne les pieds. Avantage lorsqu’on sort, l’air extérieur paraît plus doux. L’intérieur de la maison est effectivement plus frais. Inertie thermique des matériaux. La fumée du feu de bois à fortes essences et goudrons sature la pièce d’une odeur d’herbes très forte.

La nuit, la lune croît régulièrement et apparaît de plus en plus tard.

Mardi 5 janvier 1982

Le fumiste est finalement passé et un autre type de vie s’accorde à une température homogène et tiède dans la maison. Tout devient différent, faire la cuisine, sa toilette. L’odeur des pièces change. La salle de bains sent bon. Le linge sèche et abandonne son odeur de moisi. Depuis que je suis arrivé ici, je ne bois plus que de l’eau, sans effort. J’ai l’impression que la consommation de vin est liée à la vie active et à la convivialité.

À la fin de la nuit, le ciel s’est dégagé, les étoiles sont apparues tandis que le mistral se mettait à souffler. Donc le soleil brille et l’air n’est pas aussi froid que l’on pourrait s’y attendre. Je n’ai pas encore de thermomètre (je devrais en acheter un), mais la température semble être de 12 à 13°C. Elle aurait, d’après le journal, culminé à 15° dimanche dernier.

L’air est délicieux à respirer, parfumé de senteurs de terre et de mer mélangées. Les départs et les arrivées des vedettes pour Porquerolles rythment la journée. J’entends la première à 7h15 le matin. Peu de passagers, avec cet air frileux des gens qui vont en mer l’hiver. Par la fenêtre de la chambre je vois le phare du Ribaud et le feu vert du môle de la Tour Fondue. Le fort de la Tour Fondue, aujourd’hui à l’abandon, contrôlait la côte sud de Giens contre les incursions des Barbaresques. Ce fut Richelieu qui le fit construire en 1634. Napoléon le restaura, puis il fut déclassé et le reste.

Il est établi sur une petite presqu’île d’une centaine de mètres de côté. On imagine assez bien la vie de la petite garnison qui surveillait Porquerolles et les voiles suspectes dans le bras de mer. Vie robinsonnée avec la visite des quelques paysans voisins du Pradeau, qui les alimentaient en lait et en légumes frais. Aujourd’hui, c’est la noria des touristes et de leurs voitures qui embarquent et débarquent pour les îles. Les parkings de centaines de places et les camps de caravanes occupent le Pradeau qui, au début du siècle, s’était converti dans la production florale. Odile est partie à Paris à 10h ce matin.

Mercredi 6 janvier 1982

Seul, je m’éveille à 9h30, c’est-à-dire tard. J’ai rêvé d’un séjour au Ritz à propos duquel j’avais lu un article la veille. Dans ce palace de rêve, où l’on satisfait tous vos caprices, ou vous pouvez souper aux chandelles à trois heures du matin dans votre chambre, on ne peut pas allumer un feu de bois dans la cheminée. Ce qui classe mon établissement et celui de Robinson dans une catégorie très supérieure. Quel luxe sera jamais supérieur à un feu de bois ?

Le feu de bois dont je dépendais ces jours-ci m’étonnait. Comment cette pratique immémoriale, liée aux premiers gestes dit humanisés, a pu résister à la « modernisation » ? Certes, il ne subsiste plus que comme apport affectif, on n’en attend plus ni la cuisine ni le chauffage. On regarde dans la flamme, comme précédemment, le mystère du feu qui transmute les matières, détruit ou exalte la vie. Feu, élément fondamental du monde dont nos cheminées sont les petits autels. Avec le feu on écarte toujours la nuit, le froid, les prédateurs. Autour du feu, roulé dans une couverture sous le ciel, on retrouve la sécurité fœtale. Chaque maison était donc un foyer. Il se produit ceci qu’à notre époque les feux sont regroupés et gérés par l’État. Il ne s’agit plus seulement du contrôle et de la distribution des carburants, tels le pétrole et le charbon, tandis que le bois était à portée de la main de chacun, mais du contrôle du feu lui-même dans les centrales.

La centrale nucléaire est emblématique de ce feu collectif redistribué ou octroyé selon une procédure ou un rituel minutieux et compté dans un compteur aussi précisément que pouvaient l’être les indulgences par les prêtres. Le groupe humain ne contrôle plus son feu, il lui est octroyé et peut lui être coupé.

Robinson est le roi de son feu. Il l’allume quand il veut, l’éteint quand il veut. Il décide de l’étendue de son feu et de son foyer. Il pourrait incendier son île. Il se préoccupe beaucoup de la conservation de sa poudre. En connaissait-il la formule de fabrication, avec du salpêtre et du charbon de bois pilé ? Il connaît la méthode pour faire le feu, avec un bâton dans son giron, entre ses genoux, et un morceau d’amadou (agaric du chêne).

Mon temps semble s’accorder davantage avec le soleil. Je me lève plus tôt, je me couche plus tôt. Je lis moins les journaux ou pas du tout, et j’écoute à peine la radio et je n’ai pas de télévision.

Robinson passait ses soirées à travailler sans doute, sa vocation faber l’obligeant à entretenir tout un aria de vêtements, d’outils et de bâtiments.

Je déjeune ce midi avec Maurice Sauzet l’architecte. Nous discutons de la notion d’espace en architecture, et nous opposons la nécessité d’un espace des affects à celle des fonctions et de l’économie. Le Corbusier a réalisé des appartements où il n’y a aucun espace pour les affects. Cette « place perdue » qui ne l’est pas par les sentiments d’espace qu’elle inspire. Voir caves et greniers, et les pièces inconnues de Lampedusa sans lesquelles une maison n’est pas digne d’être habitée. Ainsi le maximalisme des affects s’oppose (ou complèterait) le minimalisme économique.

Robinson débarquant sur l’île éprouve le besoin de circonscrire une portion d’espace à son propre usage, de limiter l’étendue d’un territoire qu’il sait ne pas pouvoir s’approprier dans son entier. Il ne suffit pas de planter un drapeau dérisoire au sommet de l’île, geste dont il se garde à l’inverse des astronautes. Il faut délimiter son territoire avec celui des autres animaux et des végétaux. Tout naturellement, après des essais préliminaires, il en arrive à la grotte, espace de sécurité presque absolue (jusqu’à ce qu’elle menace de lui tomber sur la tête). Il s’assure une protection dans tous les plans de l’espace, ne serait-ce qu’avec une toile au-dessus de la tête, dès le premier abri constitué de coffres, de barils et d’espars si admirablement représenté par le Robinson Crusoé de mon enfance que les images sont encore parfaitement fraîches dans ma mémoire et devenues archétypales.

Ce que j’ai anticipé de ma venue ici se réalise, qu’il s’agisse du meilleur ou du pire mais modéré par la réalité. Oui, il fait un temps comme je le désire. Oui, je ressens une certaine solitude, une coupure. Mais pour le moment, la satiété du calme, de la dédication n’est pas encore atteinte. Je plains ceux qui doivent repartir se plonger dans l’agitation de la ville. Bien que je sache que bientôt je la désirerai. Pour l’instant je veux retrouver ce calme qui, lentement, m’enveloppe lorsque je suis en mer, cet état hypnotique résultant de la fréquentation des éléments.

Trois adultes et un enfant sont venus travailler dans le minuscule champ de fouilles romain qui se trouve sous mes fenêtres. On en a déjà retiré des monnaies à l’effigie de Néron et de Galba, ainsi que des poteries. Certains prétendent que le grand comptoir de Pomponiana se trouvait ici. Je voulais descendre pour les aider mais je me suis trouvé occupé à chaque instant. Et voici comment la vie secrète son propre encombrement. Un ermite non plus n’a pas le temps. Les jours n’ont que quelques heures en hiver, la vie est courte, etc…, mais le temps n’a de substance que les rythmes que nous y adoptons. Le silence crée du temps et le bruit des éléments, le mistral qui souffle en ce moment sous les portes et la nuit qui vient de tomber, crée du temps.

Toute la journée des voiliers sont passés dans le chenal de Porquerolles, le pont dans l’eau, quelquefois sous foc seul. Le vent est très violent dans le chenal mais la mer peu formée.

Passé la soirée le nez dans les livres de botanique à déterminer les plantes que je vais planter autour de la maison. Je ne distingue pas moins de vingt palmiers différents acclimatables. On en trouve une dizaine dans les pépinières alentour. Il semble évident, d’après une étude de la revue des palmiers Principes, que ceux à feuille en éventail sont plus résistants au froid que ceux à palme. Pourquoi ? À quelle spécialisation évolutive correspondent ces deux formes que l’on rencontre cependant également réparties jusque sous les tropiques ?

Le choix de mes plantes répond à des critères divers. Utilitaires pour couvrir un mur, produire des fruits. À des souvenirs d’enfance, les zinnias que ma mère peignait ainsi que les soucis. À des choix olfactifs, sinon sexuels, pour les daturas, les jasmins, les viburnum, les stephanotis. Pour la jouissance de l’épaisseur de la matière avec les succulentes. Pour l’odeur des bois et des feuilles brûlés avec les eucalyptus. Pour les tisanes avec la citronnelle, la sauge. Pour les fleurs d’hiver avec le mimosa. Pour leur glauque protection avec les cyprès, mais aussi pour leur élan et leur odeur. Pour l’Orient et les tropiques avec presque tous mes choix, mais j’y reviendrai.

Robinson s’émerveille de la même manière de l’orge qui vient de pousser accidentellement après qu’il eut secoué un sac de débris de graines. L’orge lui rappelle son enfance. Heureux ceux qui ont passé leur enfance avec l’orge.

Robinson

(à suivre la semaine prochaine)