Le journal de Robinson

29 juillet 2011,

Quatrième épisode, par Robinson

Jeudi 7 janvier 1982

À propos de plantes, aujourd’hui j’ai déroncé, c’est-à-dire démêlé, de beaux pieds de ronce qui s’étaient mêlés à un rosier grimpant et à une fleur de la passion. La ronce est l’ennemi. Pourquoi ? Pourquoi cette rage de ranger la nature en discernant les bons et les méchants, les bonnes et les mauvaises plantes. Je me pose la question maintenant, mais je ne me la posais pas avant. C’était un préalable absolu, et je vais continuer à déroncer demain. Comme si les ronces étaient la lèpre de l’univers. À vrai dire, je ne rêve pas de faire la sieste sous une tonnelle de ronces. Robinson n’accrochait pas son hamac au palmier épineux Cocothrinax.

J’ai peine à croire que ce coin de France en janvier soit aussi désert. Vous voulez de la nature sauvage, en voilà. Comme si toute la population aurait été aspirée dans les villes… et s’y trouvait bien. En attendant quelques semaines de vacances. Alors le Sud de la France fréquenté seulement en été est assimilé à quelque tropique. Soit.

Robinson, privé de toute société, de tout semblable, se consomme lui-même et consomme le reste de la nature. Il ne lui manque que ses homologues. C’est leur départ qui crée le plus fort silence. Le départ des arbres serait peut-être plus dramatique mais les arbres ne parlent pas, sauf au désert et l’on court après eux jusqu’à l’oasis. L’homme ne peut pas vivre loin des arbres. Les arbres sont restés à Manhattan, et nombreux. Question de CO2, mais aussi d’œil et d’âme. Sans arbre à portée, l’homme sèche, même celui qui prétend le mieux s’en passer.

Vendredi 7 janvier 1982

Il se passe des choses dans le ciel. Mardi, un objet non identifié a suivi la côte vers le sud. Une grosse boule lumineuse vue par des automobilistes, une équipe de football et des centaines de personnes. Il était 9h30 le soir. Une aérolithe ? Il en arrive régulièrement dans notre ciel. Qui ces jours ci n’ont pas la taille de celle qui entraîna la disparition de dinosaures. Et souleva des vagues de cinq kilomètres de hauteur. C’était il y a quelques millions d’années. Malheureusement des mammifères survécurent dont les ascendants de l’homme. Et c’est ainsi que ce singe raté apparut… Demain, la lune subira une éclipse totale à 20h17. Ça vaut la peine de rester le nez en l’air.

Le mistral étant tombé aujourd’hui, les nuages ont recouvert le ciel, l’humidité est montée de la mer. Temps de chien, il faisait 24° au soleil, et j’ai déroncé en maillot de corps, mais il paraît que ces températures sont exceptionnelles. Pendant ce temps-là, il gèle sur tout le reste de la France, les voitures sont bloquées par le verglas sur les autoroutes, et Orly est fermé. Ici on parle de l’hiver de 1956 lorsque les oliviers gelèrent dans la Provence intérieure. Pour participer à l’actualité météorologique, j’ai acheté un thermomètre à maxima et minima.

Ce soir, j’ai eu envie de regarder la télévision, mais je n’ai pas de poste. Seul dans la maison, j’ai écouté la radio. Robinson écoutait les animaux la nuit, les batraciens, les oiseaux nocturnes. Il savait ce que signifiait un glissement, un craquement, une succession de craquements, le cri de frayeur d’un animal. Il apprenait cri à cri.

Je n’ose pas plus m’éloigner du téléphone que Robinson ne s’éloignait de la mer de peur de manquer le bateau qui passerait.

Samedi 9 janvier 1982

Le ciel était couvert lorsque la lune devait disparaître, ce n’est qu’à la fin du phénomène que j’ai pu l’observer. L’ombre n’était pas nette mais diffuse comme une fumée rousse d’incendie. L’anormalité résultant de la très longue périodicité du phénomène laisse vaguement inquiet. On comprend toutes les superstitions qui s’y sont attachées.

Dimanche 10 janvier 1982

L’éclipse n’est plus pour nous qu’une curiosité scientifique. Ayant trouvé ce matin par hasard aux puces de La Capte une édition de l’astronomie populaire de Camille Flammarion, je peux lire le chapitre entier sur les éclipses de lune.

Le 1er mars 1504, Christophe Colomb profita de ses connaissances pour impressionner les Jamaïcains et les mettre à sa merci avec une éclipse de lune.

Une éclipse de lune peut durer deux heures, le temps qu’elle traverse le cône d’ombre projeté par la terre.

J’entreprends l’inventaire de toutes les plantes que je souhaiterais planter. Ce sont surtout des plantes décoratives, signe du temps. Il ne me vient pas à l’esprit de planter des plantes alimentaires. Cela ne vient qu’en seconde réflexion. Il y a de toute manière une grande distance entre ce qui se mange et ce que l’on plante. Il y a loin de la graine plantée au plat sur la table. Il y a une sorte d’éternité de soins attentifs, de binages, de sarclages, de repiquages, d’arrosages, de bûtages, d’éclaircissages. Loin du sachet de pommes de terre ou de riz précuit. Mais ce n’est pas un phénomène moderne. La distance a toujours été grande entre le grain et la pâtisserie.

L’appréciation de nouveaux espaces que l’on va habiter est toujours difficile. Comment s’apprécie l’espace ? On tourne dedans en pensant aux vues, aux abris, aux fonctions manger, dormir, se reposer, travailler, se laver, s’isoler, faire l’amour. On répertorie les vents, ceux qui apportent la pluie de l’est et ceux qui apportent le froid du nord, et la sécurité d’un espace fermé, inaccessible de l’extérieur, et les possibilités de chauffage en hiver, de fraîcheur en été. Mais on a choisi la maison pour une seule raison, la vue, la mer dessous, autour, présente dans chaque fenêtre. Il y a dans la maison un souffle de mer à travers les arbres, la maison chante en permanence. Elle a le vertige sur sa falaise, mais en même temps elle est pelotonnée dans les verdures de pins, d’eucalyptus, de mimosas qui dominent et retiennent en ce moment leur floraison qui va bientôt éclater comme une détonation. Il y a bien une vingtaine de mimosas, en fait acacias dont les troncs sont ceux d’arbres véritables. Ils cassent facilement. J’ai fait tous les jours du feu avec des troncs d’acacias débités.

Lundi 11 janvier 1982

La température de jour, à l’ombre, est toujours de 15°. La maison est presque effrayante de nuit tellement elle est isolée, seule face à la mer. Mais de jour tout se peuple. La maison sera-t-elle équipée de l’électricité, va-t-elle rentrer dans son siècle ? L’électricité conditionne un mode de vie entier avec les machines, la lumière abondante, la télévision, la musique puissante, tous les outils démultipliés. Elle intègre puissamment tous les rythmes de l’époque, elle sépare de ceux de la nature. La non-électricité retranche, isole, ralentit, « méditative », désocialise lorsque la société est branchée sur le rythme électrique.

J’ai signé aujourd’hui le compromis chez le notaire et visité la maison avec l’entrepreneur Cousin.

Mardi 12 janvier 1982

La nouvelle idée est d’équiper la maison avec une citerne plutôt qu’un forage. Le forage est coûteux, fragile, aléatoire. Il s’engorge et la pompe s’use, tandis que la citerne a la beauté des systèmes simples. C’est une technique douce. L’art des citernes est aussi vieux que l’humanité ou presque. Pour l’homme, toute terre sans point d’eau est désert. Animal sorti de l’eau, il en reste très étroitement dépendant, on ne peut pas faire la grève de l’eau. Nos citernes internes sont ridicules, pas de bosse, ni de tissus éponge comme certaines plantes, ni de peau imperméable. L’eau nous traverse sans cesse. La citerne, c’est l’eau de la vie recueillie directement du ciel sans contact, ou presque, avec le minéral, c’est une grosse masse d’eau qui dort en attendant d’être utilisée. Si elle fuit, c’est le drame. Si la citerne éclate, c’est le désastre, la masse d’eau écrase tout. La citerne est un jeu avec la pesanteur.

On suppute interminablement l’emplacement de la citerne, assez près de la maison pour recevoir l’eau des toits et être pompée, coincée dans une dépression de terrain pour ne pas émerger comme un blockhaus. Combien va-t-elle contenir ? Combien va-t-elle mesurer ? Selon sa hauteur, sa force latente apparaît subjectivement plus ou moins menaçante. Deux mètres d’eau, c’est déjà un barrage. Dans la pratique, Maurice me conseille de faire faire un plan d’ingénieur pour calculer le ferraillage.

Avant cela les citernes étaient souvent creusées pour équilibrer les pressions, ou enceintes de formidables maçonneries. Comme si l’eau pesait énormément, plus que la pierre, que le plomb, que la simple gravité ou presque contribue à tenir ensemble, tandis que la gravité agit sur l’eau pour la chasser, pour la diffuser, pour l’envoyer au point le plus bas, à la mer. Et la mer, c’est une combinaison pour que l’eau ne fuit pas, pour qu’elle n’aille pas rejoindre les entrailles de la terre où, oui ma sœur, les pressions doivent être encore plus gigantesques.

Donc, je devrais remplir cette citerne avec l’aide de la pluie, et pour la première saison avec l’aide des pompiers baptisés pour la circonstance « prêtres des eaux et des pluies et de la survie ». Curieux hommes fondamentalistes qui jouent avec deux des éléments fondamentaux, le feu et l’eau, et se trouvent à leur charnière.

On peut aussi considérer notre corps comme une citerne avec sa robinetterie et ses tuyauteries.

L’eau venant de la ville – agua della citta –, c’est la responsabilité de l’eau renvoyée à la tête, au centre (voir « Théorie » des feux centralisés).

Robinson Defoe élude la difficulté en installant comme tout bon colon sa demeure au point d’eau. Il remonte à la source qui décide du lieu de son séjour. Autrefois les fermes étaient implantées de la même manière, sauf difficulté insurmontable. Mais un filet d’eau sporadique pouvait suffire à décider d’un établissement humain.

Mercredi 13 janvier

La température reste de 15° à l’ombre max., 12° min. aux Pierrats (avec ou sans t ?). Le lieu-dit serait Jappa l’aubo, « on aboie à l’aube » ; à regarder de plus près, certains disent Jappa l’obo, « chante loup », ce qui est moins vraisemblable étant donné la situation excentrique de la presqu’île.

Maurice revisite la maison et propose de faire tomber le plafond de la grande pièce pour obtenir un espace en hauteur et une mezzanine. Techniquement le projet semble réalisable. Mais je ne sais pas si je désire vraiment m’ouvrir cette chapelle au-dessus de la tête, ce qui revient à s’ouvrir une chapelle dans la tête. Maurice pose la question des espaces de la maison et dans la maison, qui sont les espaces que l’homme secrète. Il regrette que la maison ne soit pas de plain-pied. Moi, j’en suis ravi. J’aime cette terrasse en plein ciel, aveuglante, qui ressemble à un plongeoir, à une dunette, tandis qu’à l’étage inférieur la mer apparaît filtrée, modérée, domptée entre des masses de verdures. En haut, c’est un observatoire astronomique et une dunette.

Halleluia, la mer et le ciel. Le ciel, ça se voit d’en dessous en levant la tête. Les astronautes n’ont vu que du vide noir et aussi bien entre leurs pieds. Robinson ne parle pas du ciel ?

Maurice, au contraire de l’entrepreneur Cousin, demande à ce que soit réexaminé la solution forage. On la trouverait, paraît-il, à quelque cinquante mètres de profondeur, au niveau de la mer. Serait-elle saumâtre ? Ce qui ne serait pas pour me déplaire. Eau remontée des plissements métamorphiques schisteux − à la bonne vôtre −, eau de terre, eau des fonds obscurs, eau à aérer, eau magnétique. Autrefois, on creusait des galeries et des puits pour aller capter les sources sous la terre. Un puits dans la maison, dans la grande salle, la maison branchée sur les profondeurs. Une bête souffle très doucement au fond du puits. Les nuits très calmes on entend sa respiration sur la nappe d’eau immobile. C’est la terre qui respire. Une maison se sent avec sa peau. On la tâte de toutes ses terminaisons nerveuses. Je commence à prendre contact avec les Pierrats. J’aime le nom aride qui décrit une terre de caillasses nommée par celui qui la cultive. Conrad la décrit ainsi dans Le Frère de la Côte, mais il semble que depuis, le reboisement a garni la presqu’île, tandis que l’introduction d’espèces exotiques lui donnait un nouveau caractère. J’en serai responsable par l’introduction des palmiers sur cette pente sud qui regarde l’Afrique. Avec mes palmiers, je salue tendrement l’Afrique. La maison est une des plus au sud qui soit pour toute cette portion du littoral, si l’on excepte la côte du Languedoc. Nous sommes ici à 43° 2’ de latitude Nord.

Ce soir le vent souffle en tempête de l’est. Tiède avec un ciel clair et étoilé.

Jeudi 14 janvier 1982

Je me suis réveillé très tôt, six heures, réveillé par le vent qui traverse la maison de la Tour Fondue malgré les volets et les fenêtres fermées. On entend des coups sourds, objets que le vent projette ou le vent seul qui donne des coups de boutoir. Il semble qu’aux Pierrats on soit protégé de ce vent de même qu’on l’est du mistral. La vedette de Porquerolles est partie avec du retard, à 7h30. Dès la jetée passée, elle s’enfouit dans la plume, les gerbes d’embruns la recouvrent de bout en bout.

Vendredi 15 janvier 1982

La tempête d’est continue. Ce matin, la voiture était couverte d’une croûte de sel. Je visite la maison avec l’agent d’EDF et l’entrepreneur. De quelles énergies, ou plutôt de quels apports énergétiques extérieurs va-t-on doter la maison ? J’étudie toutes les possibilités. EDF ou groupe électrogène ? Groupe électrogène 24 ou 220 photopiles ? Citerne ou forage ?

Je décide de faire sauter le plafond et d’aménager la mezzanine. Les charpentes sont très bien faites avec une abondance de bois. Avec quelques meubles qui commencent à arriver, il semble que l’ancienne maison entre dans la nouvelle et la convertit. Il suffira de changer les couleurs des pièces, de réintroduire les ocres jaunes et roses qui me sont chers pour que toute la maison change et se reconstitue autour de moi, à mon image. De même Robinson reconstruisait autour de lui son bateau, sa vie, l’Angleterre et la société humaine. Sphères harmoniques et concentriques qui nous permettent d’habiter le monde, qui le vêtent d’une simili perfection, qui l’approchent d’une idée floue et générale : le paradis. Nos maisons seraient un effort vers le paradis tout en sacrifiant aux stéréotypes sociaux qu’elles sont censées reproduire.

J’ai commencé avec Odile à couper des branches d’arbres qui gênent des vues : branches de chêne-liège et d’eucalyptus. Il n’y aura certainement pas sur le terrain le bois nécessaire pour se chauffer. Il faudra demander l’autorisation d’aller chercher le bois mort dans le terrain communal. On aborde une maison et son terrain comme une zone d’autosubsistance pour bientôt en déduire toutes les impossibilités. Il n’y a pas assez de combustible, pas assez d’eau, d’où le recours généralisé aux apports extérieurs. Le mythe de l’autosuffisance robinsonesque est d’ailleurs considéré comme réactionnaire car il implique une fermeture sur l’extérieur et un refus de dépendance de la société. Être socialiste, c’est rester dépendant et donc co-solidaire du fonctionnement de la société dans son entier. C’est en particulier ne pas se brancher sur les réseaux d’énergie qu’ils soient physiques ou psychiques. Refuser d’installer une télévision chez soi, c’est se retrancher volontairement d’un penser collectif simultané. En ce moment, trente millions de téléspectateurs tètent les mêmes images mentales qui vont meubler leur cerveau. L’étonnant étant que les effets d’homogénéisation culturelle ne soient pas plus massifs et spectaculaires.

Les Pierrats sont branchés sur la mer, sur le vide de la mer, sur un morceau d’univers vierge tel qu’il est apparu dans les commencements après que les nuées se furent résolues. Et encore, la Méditerranée entretient un horizon flou, ce qui la différencie de l’océan. Ici, lorsqu’on ferme une fenêtre, ce n’est pas la rumeur de la rue qui s’arrête, c’est la rumeur de la mer. Une mer étonnamment vide où ne passent que quelques cargos, un remorqueur tirant en laisse une très grosse section de pétrolier à demi construit, à moins que ce ne soit une plate-forme pétrolière. Et la marine française qui ne cesse de défiler au sortir de Toulon, à moins qu’elle n’y rentre.

Nature vierge à tel point que le soir on aperçoit un phare, celui de Ribaud, le faisceau seulement du phare de Porquerolles, un feu rouge au sommet de Giens et un feu blanc dessous qui correspond à un petit cantonnement militaire. Et puis, à l’ouest nord ouest, une grande lueur par-dessus la crête noire de l’île, l’aura lumineuse de Toulon. Droit devant au sud, c’est la mer noire, éclairée seulement par les étoiles et la lune où l’on repère immédiatement le moindre bateau qui passe. Feu rouge venant de l’ouest, feu vert venant de l’est.

Comment se déplacent les nuages ? Cet après-midi, tandis que le vent soufflait de l’est force 6.7, nous avons vu une grande tache de soleil se former sur la mer au sud-ouest puis s’agrandir venant vers nous, et nous avons eu du soleil pendant dix minutes ; ce fut le seul de la journée.

Projet de livre. Pour Robinson, décrire chaque soir le coucher de soleil sur la mer, une page par jour, s’arrêter à 365  pages. Le livre pourrait être lu une fois par an. On pourrait noter sur des cahiers blancs les impressions personnelles et les comparer à celles de l’auteur.

J’ai léché la terre au pied des orangers, des mandariniers et des kumquats avec l’espoir de voir reverdir leurs feuilles. Les arbres ont souffert d’étouffement entre les ronces et la fleur de la passion qui prend ici des allures de barbe à papa qui prétend tout recouvrir.

Nous avons allumé les premiers feux, nous brûlons des bûches de mimosa et de chêne-liège. Elles ne dégagent pas d’odeur particulière.

Nous quittons la maison à la nuit tombée, elle est phosphorescente.

Selon que Robinson est philosophe, poète, femme de ménage ou femme cadre, la robinsonnade prendra un tour complètement différent. Admettons que Robinson c’est je.

Samedi 16 janvier 1982

Lever à 6h du matin. Alexandre au train à Toulon.

Robinson rédigeait-il des listes de ce qu’il devait faire ?

Exemple :

Couper des pieux pour le fortin

Trouver des lianes pour les joindre

Planter des bambous dont j’ai vu des touffes dans la vallée du sud

Élaguer le lierre qui descend en rideau devant l’entrée de la caverne

Déroncer l’enclos à céréales

Couper des épineux pour les amasser au pied des pieux

Organiser un verger et le planter d’arbres fruitiers

Désherber le potager

Renforcer la clôture du potager

Construire une porte facile à manier

Affûter les haches et les coupe-coupe

Etc.

J’ai rédigé des listes pendant toute ma vie, toutes bourrées d’intentions précises que j’ai la plupart du temps exécutées. J’ai gardé ces listes qui correspondent à des listes de travaux à faire faire ou à exécuter moi-même sur des maisons. Mais le phénomène a culminé lors de la croisière autour du monde. Toutes ces listes se sont intercalées dans le journal de bord, et il me suffit d’y jeter un coup d’œil pour me remémorer des journées d’activité intense. Les listes précédant les départs à la fin des escales étant les plus impérieuses. Listes sine qua non de la rupture avec la terre. Listes de sécurité du bateau, listes de vivres, listes de cartes marines, listes de courrier à expédier avant de ne plus pouvoir en expédier pendant un mois, listes des au revoir à adresser aux amis que l’on vient de connaître, listes des souvenirs sans lesquels on craindrait de n’avoir plus aucun souvenir du lieu où l’on vient de s’arrêter dix jours, listes des formalités de clearance, listes des lettres qui annoncent notre arrivée à la prochaine escale…

Les listes dont les éléments numérotés dépassent rarement une ligne sont rayées au fur et à mesure de l’exécution. Ces pense-bêtes s’adressent anonymement à l’équipage entier ou bien sont personnalisés selon les talents de chacun. Les pense-bêtes robinsonesques fonctionnent en circuit fermé, ordonnant et exécutant sont inexorablement le même individu.

Le projet robinsonesque est en principe illimité, bien qu’il puisse s’interrompre soudainement si une voile passe à l’horizon ; les saisons et les rythmes naturels et les enchaînements techniques y réintroduisent cependant des urgences.

Si je n’ai pas encore parlé du chien de Robinson, j’ai méconnu ou plutôt différé un élément primordial. Robinson, privé d’humains, entretient avec son chien une relation presque humaine. Son chien ne le quitte jamais, il ne quitte jamais son chien. Ils ne cessent de se parler, sans paroles ou avec quelques paroles. Son chien le juge, son chien l’aide pour quelques activités, son chien lui tient compagnie, mais surtout son chien lui apporte un profond confort affectif. Ils ont des rapports calmes ou excités, parfois violents, parfois moroses. Son chien aussi a des humeurs.

Son chien s’assied à distance, le regarde s’activer et, selon les bruits ou les odeurs qui en résultent, porte un jugement. En général, quand l’activité de Robinson n’est pas en relation avec la préparation de la nourriture, il s’ennuie et va dormir à proximité ou entreprend une exploration selon ses désirs d’une partie de l’île. Il y a dans l’île des caches que Robinson ignore et des repas faciles de baies, d’œufs de tortue ou de miel (un peu moins facile). Il connaît des sources et des points d’eau que Robinson ignore. C’est l’occasion qui fait le festin, une fraîche charogne de chèvre.

Le chien contribue à lui seul à créer une aura de sécurité et de confort autour de Robinson. À lui seul il assume le rôle de l’humanité entière.

Dimanche 17 janvier 1982

Le vent d’est souffle encore et aurait même tendance à forcer un peu. Le temps reste bouché et détermine les humeurs qui, sans être tristes, restent feutrées. Pendant les journées nuageuses, frileuses, Robinson se replie sur lui-même, se rumine, se digère, se régurgite. Il tient compagnie à son corps et à sa tête. Il n’est plus élan et entreprise et poursuite et projet ; il rentre derrière sa palissade, entre ses coffres, il bricole un outil de petite taille, il tire un coffre rempli de bordilles, il s’allonge dans une chaise hamac de sa fabrication, sorte de chaise récamier érémitique, il fume et assiste au cinéma de sa mémoire erratique. Il s’extasie sur un carré d’herbe verte. Il apprend à solliciter sa mémoire pour lui ordonner des spectacles qu’il prend parfois plaisir à revisionner. Le registre de ses souvenirs s’étend et se précise, il les met en scène et, selon l’humeur, les sollicite comme une simple répétition, ou bien improvise à partir d’un thème connu. Pour conserver le niveau de vraisemblance nécessaire au spectacle, il doit encore s’appuyer sur un souvenir de sa vie antérieure. Privé de société humaine présente, il fréquente une société passée, celle de tous les hommes et femmes qu’il a rencontrés dans sa vie antérieure et qui vivent en sa compagnie de nouveaux épisodes d’une vie qui ne leur appartient plus. Les femmes se voient attribuer des rôles privilégiés. L’âge ne les atteint plus. Elles semblent figées comme à l’intérieur de photographies. Elles jouissent du privilège de ceux qui meurent jeunes et ne vieillissent plus jamais, tandis que les hommes suivent Robinson dans sa lente révolution.

Lundi 18 janvier 1982

Le vent est tombé, mais il reste un ciel gris. Le temps qu’il fait à plus d’intérêt que l’histoire du monde.

Mardi 19 janvier 1982

Robinson rédige la déclaration des droits de l’homme.

Mercredi 20 janvier 1982

Personne à qui m’en prendre. Je dois ravaler mes impatiences, mes ennuis, mes rages. J’ai tapé une fois sur mon chien pour un soupçon qui s’est révélé être mal fondé. Ensuite j’ai eu honte. Peut-on vivre sans humeurs ? Je pourrais prétendre que je suis sans cesse de bonne humeur. Peut-être des humeurs contrastées sont celles, inévitables, comme les lunaisons, et prétendre les étouffer ne sert à rien qu’à les mettre en travers de la tête.

Je suis hanté par les parties de l’île que je n’ai pas encore parcourues et en même temps ravi de savoir qu’il me reste à découvrir tout cela que je ne connais pas. Je me le figure assez précisément, j’invente un paysage, un arrière-pays, un paysage complémentaire de celui que je connais déjà et qui, par moments, me semble déjà piétiné, usé. Je me sens incapable alors d’en extraire une quelconque nouveauté. Mais le lendemain matin je découvre un éclairage nouveau dans les branches des filaos devant ma case, un nouveau profil dans les rochers que découvre la marée, un ravinement qui doit correspondre à l’écoulement des pluies. Même sensation avec la mer et son horizon. Je lève parfois les yeux pour la regarder. Est-ce dans l’attente d’y voir une voile ? Ou pour vérifier qu’il n’y a pas de voiles, pour vérifier que rien ne change dans ce demi-bol d’étendue vide dont le ciel réussit à peine à changer la physionomie.

Si je devais voir une voile soudain, je ne suis pas certain que j’en serais satisfait. Je demande un sursis. Je voudrais éprouver encore cette situation extravagante où le sort m’a jeté et que si peu d’hommes ont expérimentée. Être isolé de la société des hommes, coupé de ses semblables comme si l’on habitait seul une planète entière, comme si j’étais le seul homme sur terre. Illusion car l’humanité m’entoure de son absence. Je n’ai pas une grande estime pour elle, mais elle me manque.

Si je devais voir une voile, je saurais que je vais devoir rentrer dans leur organisation, leurs contraintes, leurs préjugés, je devrais à nouveau adorer leurs dieux, et ils en ont une quantité depuis celui qui vous reproche chaque mouvement que vous faites, jusqu’à celui qui prétend vous infliger toutes les douleurs parce que cela lui plaît, en passant par celui qui exige qu’on sacrifie des êtres humains à ses lois, à sa doctrine, à ses idées.

Si je devais voir une voile, je saurais que je vais devoir payer le moindre morceau de pain en échange de mon travail, et que mon travail sera parfaitement stupide.

J’aimerais pouvoir dire que j’ai fui mes semblables, mais je dois d’abord admettre que le hasard seul m’a écarté d’eux, et maintenant je languis d’avoir la compagnie du plus déjeté, du plus cagneux d’entre eux. La femme la plus laide me semblerait-elle une beauté ? De cela, je ne suis pas si sûr. Je crains d’avoir conservé intact tous mes préjugés et tous mes goûts. Le respect que je continue de me porter à moi-même lorsque, par exemple, je mets ma table avec un de ces verres à pied que j’ai récupéré sur le vaisseau m’instruirait à nouveau immédiatement de ce que je m’autorise et de ce que je m’interdis.

Si je devais voir une voile, je courrais en larmes jusqu’à la plage pour embrasser le premier homme qui viendrait à ma rencontre. Il sentirait la sueur de la sorte que je déteste et je l’en aimerais pour cela. Ce jour, mon île s’appellera Lacrima. L’île des Larmes. L’île des larmes de bonheur. J’appellerais le premier homme qui débarquerait mon frère et je le mouillerais de larmes.

Et tandis que j’écris je mouille mon papier de larmes, larmes de la solitude, de la pitié immense que j’ai de moi. Car je suis seul, seul éperdu, glacé de solitude malgré la température tropicale. Personne ne viendra ce soir me parler. Nous ne pourrons pas parler ensemble une fois les lampes éteintes, parler toute la nuit chacun dans son hamac comme on joue à la balle avec des mots, des souvenirs, des projets. Les heures de la nuit passent et rien n’arrête notre bavardage. Il y a si longtemps que nous ne nous étions vus et nous avons tant de rien à nous dire.

J’ai trouvé ce matin sur la plage deux planches, oui des planches, faites de main d’hommes ; l’une portait un clou, la mer avait rondement usé tous les angles, elle avait pris une douce forme animale et le clou ressemblait à un œil.

Et cet après-midi, je me suis éloigné de l’île. Littéralement je devais prendre le large, me prouver que je n’étais pas prisonnier. Aussi, faute de pouvoir utiliser un canot, j’ai chevauché un tronc et, pagayant avec cette planche que j’avais trouvée le matin, je me suis écarté à vingt encablures. J’avais auparavant soigneusement examiné les courants pour éviter de me trouver emporté au large.

J’ai enfin vu mon île en grand. J’ai vu mon établissement sur la rive, un vrai chalet « Mon rêve » avec vue imprenable sur la mer. J’ai conçu un immense soulagement de me voir en quelque sorte à terre dans ce morceau d’île que j’ai modelé à ma convenance et à ma ressemblance. Lorsque je me sentirai trop mal, je renouvellerai cet exercice d’éloignement car je peux ainsi sortir de ma peau et me voir comme dans un miroir.

Devrais-je éviter de penser ? Facile à dire. J’ai l’impression parfois que l’île entière me colle à la peau, me digère. L’île, c’est moi, ou bien je suis l’île. Est-ce parce qu’elle se tait, parce que je la nomme en entier, je l’enferme dans mes mots : la crique de l’échouage, la plage des épaves, la caverne des poudres, la redoute, la thébaïde, le creux des radis, le rocher des chèvres. Bientôt l’île sera entièrement nommée et elle m’appartiendra entièrement. Mais à quoi bon nommer une île si l’on a personne à qui la dire. Lorsque je ris de ma situation, j’imagine l’intérêt que j’aurais à être ventriloque.

Je craignais sans cesse que le tronc ne chavire ou se révèle inmanœuvrable. J’ai souvent rencontré des troncs chargés d’oiseaux, mais je ne soupçonnais pas qu’un jour un seul gros oiseau barbu chevaucherait un tronc et s’appellerait Robinson. Pour fêter cette invention j’ai crié comme un oiseau des ah ! ah ! rauques et sinistres qui partaient en ricochant sur l’eau calme et qui ont dû stupéfier les animaux de Lacrima.

Robinson