Le journal de Robinson

5 août 2011,

Cinquiéme épisode

Jeudi 21 janvier 1982

J’ai dû m’inquiéter aujourd’hui d’accumuler des vivres pour plusieurs jours, sinon je passe mon temps à glaner de petites choses − des noix ici et des salades là, des fruits à un autre endroit. Je me retrouve dans la situation de ces herbivores qui passent leur vie à brouter. S’ils s’arrêtaient, ils seraient bientôt affamés. Je dois donc rechercher des aliments plus concentrés qui me permettent de m’occuper d’autres sujets, de mes vêtements, par exemple, ou de mon abri, ou de mes explorations.

À propos d’exploration, j’ai été très excité hier soir au crépuscule parce que j’ai cru être la silhouette d’un navire à l’horizon. Selon que je le regardais avec le fond de l’œil, c’est-à-dire en ligne droite ou de côté, il apparaissait ou disparaissait. Je devenais enragé à ce jeu car je n’étais pas certain de le voir vraiment. Peut-être ne voyais-je que le désir ou l’illusion de le voir. Finalement je me suis convaincu de l’inutilité de mon excitation. Le bateau, si bateau il y avait, était beaucoup trop loin pour m’apercevoir moi, un pou sur cette île qui devait leur apparaître microscopique. Si je faisais un feu, ils l’attribueraient à quelques Indiens.

Désormais je savais que je n’avais une chance d’être recueilli que lorsqu’un bateau rangerait la côte de très près soit pour venir faire de l’eau ou chasser des chèvres. Et je devrais encore à ce moment m’assurer qu’il ne s’agit pas d’Espagnols qui me considéreraient immédiatement comme un espion et me cuisineraient à leur manière, d’une cuisine dont on ne revient pas.

Je rentrai chez moi très calme, ce qui ne m’était pas arrivé depuis un moment, et décidé à ne montrer le bout de mon nez que de manière circonspecte. Je décidai donc de camoufler mon établissement pour qu’il n’apparaisse pas de manière trop ostensible depuis la mer. Ce qui me fit considérer que les actions humaines oscillent toujours entre une attitude et son contraire. Mais ce n’est qu’après avoir épuisé les avantages supposés d’une hypothèse que l’on en vient à considérer l’intérêt de l’hypothèse opposée. On devrait pouvoir faire l’économie de ce va et vient en réfléchissant longuement dès l’abord, mais il semble qu’il faille parcourir tout le chemin en  vraie grandeur et revenir. Ce qui dans le gouvernement des sociétés humaines apparaît sous forme de ces affrontements terribles et sanglants entre ceux qui gouvernent et ceux qui préconisent un système de gouvernement opposé et qui sont prêts à mourir et à tuer pour l’imposer. Un jour ils finissent par prendre le pouvoir à leur tour et on les voit pratiquer les excès qu’ils dénonçaient. Le bon gouvernement se situerait donc au milieu. Mais que les peuples se gouvernent, ce n’est pas mon affaire à moi qui n’ai à gouverner que moi-même et une société de chiens, de chats, de coqs, de poules et de chèvres, de chenilles et de poissons de roche, de tortues et de cochons sauvages.

Lorsque je fus jeté à la côte j’avais le choix entre le désespoir, manger de la terre et griffer les rochers, ou bien l’exercice enthousiaste de la survie. Il semble que j’ai alterné de l’un à l’autre, mais cette solitude m’apprend soudain ma propre dimension, mon existence. Je m’étonne même de sa vigueur, et de la vigueur avec laquelle je m’obstine à exister, comme si je devais me transmettre moi-même en héritage à quelqu’un qui m’attendrait. J’apprends aussi le désir de la compagnie de mes semblables qui, jusqu’à ce jour, me semblaient devoir être fuis. Je n’avais pas bonne opinion de leur voracité, de leurs mensonges, de leur goût pour l’argent, pour l’ostentation et, soudain, je me souviens de compagnons attendrissants, calmes, sages, aimables, amusants, pleins de talent pour chanter, pour rire, pour observer la nature, pour sculpter le bois, pour faire des croquis de plantes. Voilà ce que je vais devoir faire : des croquis de plantes pour ma postérité. Quelle postérité ?

Vendredi 22 janvier

Je me suis réveillé très tôt ce matin. Le ciel étoilé m’a semblé extrêmement hostile. Je me sentais à la fois aspiré par cet énorme espace noir et écrasé par lui. La terre n’existait plus que comme un minuscule point d’appui. La mer avait fait alliance avec le ciel, et cette gigantesque masse noire venait sucer mon île jusque par en dessous. Puis le soleil s’est levé. Que se passerait-il s’il ne se levait pas ? Il réordonnait les espaces de l’univers, la mer s’est séparée du ciel et est apparue fabuleuse, présente. La lumière roulait sur tout et pénétrait tout profondément, la terre respirait, se gonflait, l’univers chantait. Moi-même j’avais le sentiment d’être unique, droit, un mètre soixante-douze, avec ma barbe et mes oripeaux. J’ai chanté sans me faire peur avec ma voix.

Tandis que la nuit je touche mon corps pour m’assurer d’être encore là, il me semble que je suis désarticulé, dispersé. Je fais des cauchemars et je me vois jeté à la rive en même temps que les débris du navire, et je suis moi-même un amas d’épaves, de membres désarticulés.

J’ai aujourd’hui passé trois heures à chercher une pierre plate, pas trop lourde pour la transporter, qui puisse constituer un fond de feu. Elle doit donc aussi résister au feu. Je marchais les yeux au sol, je regardais les différentes pierres qui se présentaient, et finalement je suis descendu sur la grève où j’espérais trouver un énorme galet mince, de ceux que l’on range au fond des carènes des bateaux de pêche pour constituer un lest bon marché. Je ne trouvais pas, alors je me suis arrêté pour pisser et je l’ai vue devant moi, un peu engagée sous une autre pierre.

Samedi 23 janvier

Eu égard à ma réflexion, à ma sagesse, aux bons principes que je distille sur mon papier, j’aurais dû passer une journée différente de celle-ci. J’ai, en effet, si bien couru ici et là, posé un outil pour le chercher un quart d’heure ensuite, que ce soir je ne saurais dire ce que j’ai fait de ma journée. J’ai butiné comme une abeille, mais où est le miel ? Parmi d’autres activités commencées et non terminées, j’ai tenté d’améliorer ma lampe à huile que j’ai bricolée avec des ferrailles du bord. J’utilise comme combustible du lard animal, y compris de la graisse de phoque, et ça fume et ça empeste joliment mais la flamme me tient compagnie et me permet de continuer des activités semi-diurnes telles que cuisiner et manger ou parler avec mon chien en fumant. Je mène une existence de retraité, beaucoup moins périlleuse que celle qui aurait été mon lot si j’étais resté dans la société des hommes et des gens de mer en particulier.

Je ne risque que de devenir fou, de mourir d’un abcès dentaire, d’une coupure infectée ou d’une appendicite, toutes catastrophes que la compagnie des hommes conjure en général assez facilement.

Je crains d’abord la folie. Que mon pauvre être s’en aille en morceaux au vent de la solitude et, dans le même temps, je le sens diablement solide comme un rocher que bat la mer sans cesse et qui ne bouge pas. J’écris pour conjurer la solitude. J’écris pour tisser le filet qui tiendra ensemble ma pauvre personnalité, pour rassembler les épaves éparses de mon cauchemar. J’écris « je » parce que c’est moi, même si personne ne m’appelle jamais Robinson. Je dis je Robinson à la mer, à l’île, à mon chien. Je voudrais trouver un perroquet qui m’appelle par mon nom, et même lorsqu’il m’exaspérerait par sa répétition, il me ravirait d’entendre une voix m’appeler.

Dimanche 24 janvier

J’ai encore rêvé. J’avançais sur une route et des chemins partaient à droite et à gauche. Je savais que tous ces chemins étaient bons et je pouvais prendre l’un ou l’autre. Puis, tandis que j’avançais je rencontrais de moins en moins de bifurcations, mes choix se restreignaient. Bientôt j’ai compris que ce rêve était une image de moi et de mon aventure. Par exemple, lorsque je n’aurai plus d’encre je ne pourrai plus écrire, lorsque ma vue baissera je ne pourrai plus entreprendre des travaux minutieux, mes blessures se cicatriseront de plus en plus lentement. C’est le sort de tout homme, mais je devrai supporter sans artifices ces possibles échéances. À moi de prévoir.

Lundi 25 janvier

Il n’y a pas eu un nuage sur l’horizon depuis deux jours. L’alizé souffle sec, chaud et modéré, de force trois environ. Je ne sais rien et je regrette de ne rien avoir appris de la prévision du temps, mais ici c’est assez simple. L’alizé souffle ou ne souffle pas, c’est la saison des pluies ou pas, c’est la saison des cyclones ou pas. Il y a des cyclones ou pas. Puisse-t-il ne jamais m’en tomber un sur la tête. Mon établissement ne résisterait pas longtemps à cette violence infinie. Il faut alors se rencogner dans une grotte, et une grotte bien close, tandis que la mer monte à l’assaut de la terre et que les plus grands arbres sont emportés comme des fétus. Les sociétés d’assurance refusent de couvrir ce genre de risque, donc à moi de me prémunir tout seul.

Mardi 26 janvier

Lorsque je regarde la mer la nuit, jamais je ne vois un feu, un lampion, une lanterne, une lueur, un de ces signes qui annoncent qu’un petit groupe d’hommes avance lentement sur la mer avec une obstination folle malgré les bordés qui se disjoignent, malgré les tarets qui cheminent inexorablement dans la râblure, malgré la houle et les nausées. Ils sont enfermés dans leur coque de bois suspendue sur des milliers de mètres d’eau, ils mangent, ils fument, ils dorment, et un seul feu indique sur la mer qu’ils sont là.

J’aimerais dans l’obscurité voir au moins très loin quelquefois un phare, un phare minable, aux éclats incertains, mais qui clique amicalement, qui raconte que quelqu’un quelque part a pensé qu’un jour vous seriez là et que ce feu vous serait utile.

Bien sûr je regarde les étoiles et je sais que les yeux de milliers d’autres marins sont accrochés cette nuit sur ces mêmes étoiles pour trouver leur route ou pour rêver, mais le ricochet est trop long pour m’être d’un quelconque réconfort.

J’ai tiré la couverture sur ma tête, je me suis roulé en boule, je ne voulais plus voir le ciel.

Nous découvrons à proximité immédiate de la maison des sentiers de chercheurs de champignons, une ancienne citerne creusée dans le schiste, vestige des temps où ces territoires étaient cultivés. On s’énerve de ne pouvoir identifier toutes les plantes que nous sommes maladroits à nommer, les plantes les plus communes qu’on ne cesse de croiser.

Nous devons aller chercher du bois mort de plus en plus loin. Ce qu’une cheminée peut consommer de bois est invraisemblable. Après s’être chauffé au bois de mimosa, on se chauffe au chêne-liège, à l’eucalyptus.

Ramassé dimanche des poignées de champignons mousserons et pieds bleus sous les chênes.

Pass à la décharge où, dans l’heure de midi, une quantité de personnages viennent pratiquer une glane hétéroclite. Je rapporte deux branches chargées de fruits de palmier et des tuyaux de plastique qui me serviront pour mes arrosages. C’est une sorte de grand supermarché gratuit. Certains viennent avec leur tronçonneuse et chargent leurs voitures de bois. Avantage sur les supermarchés, ici rien n’est emballé, pas de temps perdu, pas de gaspillage.

Ces tas d’ordures géants sont absurdes où l’on mélange ferraille, déchets organiques, plastiques, etc. Quel gâchis. Jusqu’à des tombereaux de terre végétale pour enterrer de vieux réfrigérateurs. Certains éléments paraissent inaltérables dans la débine des formes et des matériaux. Ce sont, par exemple, les tambours en acier inox des machines à laver.

Mercredi 27 janvier

Ce matin en me levant, j’ai commencé à pelleter la terre au pied de la terrasse, au pied du kumquat. Promenade à travers la brousse en bord de mer. Sous la maison ??? lecture du manuscrit d’Odile. Michelle vient prendre le thé.

Ce matin, les odeurs que la terre libère lorsqu’on la bouge. Odeurs fortes de moisi, d’humidité, de confiné. L’odeur de la terre dans laquelle on sera enterré, rendu à la terre : appelée mère parce qu’on y rentre et non parce qu’on en sort ?

Jeudi 28 janvier

Restauration du mur d’une restanque, celle qui doit supporter le chemin qui monte vers la partie haute du terrain. Je m’inquiète de savoir si mon travail, qui semble satisfaisant à l’œil et qui supporte aisément mon poids, supportera aussi facilement un camion ou une voiture. Il y a une véritable jouissance à appareiller les pierres.

Discuté avec Cousin de l’ordre du déroulement des travaux. Signé le devis et vu cet après-midi M. Perret du Gros Pin. Décidé de la plantation de neuf palmiers et cinq cyprès. Je casse à nouveau le manche de la faux.

Les odeurs de terre ne sont jamais rebutantes. Elles ne sentent pas vraiment l’organique, le vivant, ni le végétal ni la charogne. La terre a son odeur propre, odeur de décomposition douce, de champignon, d’écorce, de cave. C’est une odeur rassurante, enveloppante, invitante. Elle invite à y plonger les mains, peut-être même le visage. La terre ne révèle son odeur que lorsqu’on l’entame. En surface, sèche, elle ne dit rien. C’est associée à l’eau que son odeur se révèle. La terre est pleine de racines, de coquilles, d’escargots brisés, de pierres de tailles différentes. Ce n’est pas un élément simple et homogène comme l’eau. Elle a des natures différentes : argileuse, siliceuse, calcaire, glaiseuse. Et elle a cependant une nature, comme celle d’être le sol, et une matière qui nourrit tout ce qui est vivant. De gros vers de terre se révèlent au piochage.

Le langage ressemble à la terre. Même hétérogénéité, même matière transformable, recomposable en formes multiples. Mais il semble que l’épreuve du passage à travers la terre soit plus radicale, plus irréversible que le passage à travers les formes du langage.

Notre nature est de mourir en terre pour devenir disponible sous forme d’éléments simples pour la construction de nouvelles structures vivantes. Nous ne pouvons pas passer à travers le mur de la terre ou bien notre nature lui échappe éventuellement sous forme d’une éthérisation si l’on en croit certaines religions.

Tandis que nous circulons de part et d’autre de la matière du langage, composant des formes nouvelles qui se superposent aux anciennes, Robinson s’inquiète, à juste titre, de savoir comment il sera enterré, par qui il sera enterré. Par contre, il n’a que l’embarras du choix quant au lieu. C’est un de ses passe-temps favoris de choisir son dernier domicile. Il procède à des répétitions. Il s’est déjà creusé plusieurs tombes. À chaque fois il envisage une cérémonie appropriée. La prise de possession totale du lieu de l’île n’est complète qu’avec la détermination du point précis où il rejoint sa terre. Il a définitivement exclu l’immersion en mer. Il considère avec faveur un endormissement calme et progressif. Il redoute qu’un affaiblissement ultime ou un accident ne lui interdise la mise en œuvre qu’il a prévue. Il lui faudra décider du moment où, épuisé par la fièvre ou la dysenterie, il rejoindra la fosse qu’il a creusée au pied d’un palmier tout contre ses racines. Il a l’intention de faire tomber sur son corps, comme une couverture, un tas de terre. Couché en terre, le visage tourné vers le ciel et les frondaisons du palmier, il attendra calmement de fermer les yeux en jouissant de ses derniers moments de perception externe du monde avant de rentrer dans le sein de sa terre mère pour être à nouveau conçu, élaboré, recomposé par elle.

Lorsqu’il procède à des répétitions, il lui arrive d’éprouver jusqu’au vertige la sensation d’être déjà mort. Tout particulièrement s’il s’endort. Alors il se lève mort et se réveille furieux, plein des démangeaisons que ne supporte pas encore son vigoureux corps. Puis il oublie pendant des semaines cet exercice funéraire mais y revient par le rêve, l’angoisse. Il l’utilise comme un rite magique pour conjurer les effets dévastateurs de la solitude. Si au bout de la solitude se trouve la mort, alors autant en jouer immédiatement le simulacre pour exorciser l’une par l’autre.

Robinson ressent le luxe suprême de disposer de sa propre mort, d’en décider le lieu, l’organisation, de n’en être distrait par aucune contrainte extérieure de ses semblables, pour une fois et enfin non désirés. Ainsi il échappe au cimetière, à l’exclusion des morts que pratiquent les vivants, à l’écrasement sous une dalle de pierre, au confinement dans des cimetières sinistres et hideux. Robinson joue avec le choix de son lieu de sépulture comme l’abeille va de fleur en fleur, comme l’oiseau cherche un emplacement pour son nid.

Il ne regrette que de ne pas avoir de témoin du faste, de l’intelligence et de la beauté du dispositif qu’il invente. Certes, il pourrait mourir assis sur sa chaise ou dans son lit, et son cadavre sécherait ou serait dévoré par des animaux, mais il exclut ces hypothèses involontaires, de même qu’il exclut une programmation trop rigoureuse qui consisterait à se suicider.

Non, il fera de sa mort le sommet de sa vie. Il réussira dans sa mort tout ce qu’il a raté dans sa vie. Enfin il sera sage, il sera bon, il sera lent, il sera patient, il sera amoureux de la nature entière, il sera réconcilié avec lui-même, il sera bientôt en fusion avec les plantes, il sera le dépositaire de toute sa vie, de toutes ses connaissances, de tout ce qu’il a vécu, il sera prêt, il sera mort.