Le journal de Robinson

3 juillet 2011,

Nous inaugurons ce feuilleton pour faire de l’été un roman.
Robinson qui écrit un Robinson en est l’auteur.

1er septembre 1981

La lumière sur les feuilles de l’amandier, retournées par le vent. Tiens le soleil est déjà passé à l’ouest. Il doit être six heures, et il reste des amandes par centaines.

L’herbe est d’un blond vert très léger comme sur la tête d’un enfant.

Et pour s’émouvoir plus tard sur cette maison que l’on va quitter, déjà les soirs sont plus frais et l’après-midi l’ombre plus fraîche, et pourtant le soleil est toujours aussi fort et à peine supportable à midi.

Lorsqu’au sortir de l’université l’orienteur professionnel lui demanda ce qu’il voulait faire dans la vie, il répondit sans hésiter Robinson.

– Vous voulez dire comme Crusoé ?

– Oui.

– Ce n’est pas un métier.

–     Peut-être, mais c’est une position sociale. Pour devenir Robinson il faut être seul.

(Aller voir une météorite au Muséum d’Histoire Naturelle à Paris – les objets venus du monde.)

Une mouche veut entrer, elle frappe régulièrement les vitres. Ça lui fait mal ? Elle se repose et recommence. Pourquoi veut-elle entrer chez moi ?

Moi et un vieux stylo à bille dont la partie plastique a été à demi rongée par un enfant. Une inscription publicitaire en lettres argentées S. ACETO ROUGEMONT 02948282, et de l’autre côté PNEU SERVICE Station MIGROL.

Et puis la mer. Pas précisément ici, mais diversement répartie dans ma mémoire sous forme d’un nombre considérable de flaques. Mer au large, mer au bord, vue de mer, retrouvailles avec la mer, odeur de mer la nuit sans la voir, la mer sur une affiche, sur une publicité, le premier souvenir de mer, (indéchiffrable) toutes les mers déjà fixées en écrit, la mer à Sotchi, grise en avril 1980, la mer qui entoure les îles et qui entoure les continents, la mer au large de San Francisco chargée des eaux douces du Sacramento, la mer couverte d’éclairs bleus la nuit sur Tiatupo, le début de l’océan Pacifique à Balboa tel que l’a vu Balboa, la mer en aquarium dans la villa de Konrad Lorenz. La mer dans une bouteille chez une amie avec une étiquette Étretat 1956. Cachetée. La mer pour y avoir fait l’amour. Le sexe de X qui sent la mer. La mer pleine de noyés. Le bord de mer étant très long, beaucoup de gens tombent à la mer de par le monde. Un cadavre avait été repêché qui se mit à bouger ; une anguille lui sortit de la bouche. Elle avait trouvé l’océan dans ce corps.

Et puis la mer là où elle se trouve. Il y a 66 % d’hydrogène dans l’océan et 63 % dans le corps humain, 33 % d’oxygène dans l’océan et 25,5 % dans le corps humain. Il y a aussi en moindre quantité du chlore, du potassium, du sodium et du magnésium dans l’un et l’autre.

Entre les accessoires, la foudre des mots.

La marée qui monte et descend à l’intérieur de mon corps – mon corps qui répond aux astres, mon corps qui se distingue à peine de la mer. Toute l’eau qui y rentre, qui en sort, qui le baigne. L’intérieur de mon corps comme une mer, mon corps aussi étrange que l’océan, aussi mal compris que l’océan. Mon corps sans âge. Il va durer aussi longtemps que l’océan. Je me noierai peut-être. Je nage au dedans de moi-même. Je nage dissimulé derrière ma peau. Mes poumons nagent, mon foie nage, ma vessie nage (ils chantent, ils volent, ils prient, ils pensent aussi bien). Mon sexe nage, envahit mon corps, ma tête, ma pensée, nous faisons l’amour comme une nage contre le corps d’un autre être. Je nage dans le corps de la femme. Nous nageons ensemble dans la mer. De l’autre côté du sexe de la femme commence l’océan.

Je vais me noyer dans l’intérieur de mon corps. Autrefois j’habitais la mer, j’étais poisson, je possède encore un cerveau de poisson immergé sous mon cerveau d’homme. Un cerveau de poisson sans lequel je ne pourrais pas survivre une seconde. Jamais je ne peux m’éloigner de l’eau plus de quelques heures. Partout j’emporte l’eau avec moi. Je me déplace d’un point d’eau à l’autre. Je lutte sans cesse contre l’évaporation de mon océan intérieur.

Je me pose la question de la mer pour me poser la question de moi-même. Si je comprenais la mer, je me comprendrais moi-même. Je comprendrais tout. Je serais celui qui comprendrait tout. Dieu.

Et ceci encore. Si d’autres planètes portent des océans semblables au nôtre, elles portent ou porteront nécessairement des animaux semblables à nous. Des bipèdes qui, pour leur inconfort, font la grève des nageoires. Une terre pourrait très bien se passer de terre mais ne pourrait pas se passer de mer.

Bon, imaginons une terre sans terre. Alors pas une terre en vue pour reprendre souffle et se reposer ?

Imaginons l’homme-poisson avec moins de pieds, moins de mains, une sorte de dauphin incapable de manier le feu et ce qui en résulte.

Je peux pénétrer dans la mer n’importe où. Je plonge, je suis dedans. Je retourne sans problème là d’où mes ancêtres sont sortis. La mer ne défend pas son accès. Nous sommes de la même famille avec la mer.

La mer n’oblige pas à passer par une porte ou par un sexe. Elle n’est que porte et que sexe. Ouverte d’un bout à l’autre. Ce qui nous différencie de la mer est notre système de pertuis d’accès, de porte et de sexe.

Je bute sur moi comme je bute sur la mer, avec la même obstination. Avec le même désir de savoir ce qui se passe de l’autre côté de la peau. Avec le même soupçon, que la connaissance illuminante se trouve de l’autre côté.

Robinson

a suivre dans une semaine