Edward Goldsmith
reprint Le Sauvage 1973
Méfions-nous de la science
— Cette crise vient à point pour confirmer nos prévisions les plus pessimistes : l’énergie manquait déjà aux États-Unis, en Allemagne, en Grande-Bretagne pour des raisons diverses : approvisionnement, raffineries, difficile extraction du charbon, etc. On s’attendait donc à une crise générale et déclarée. Elle aurait au lieu quelques mois plus tard. De toute façon, on ne pouvait y échapper.
On sait d’autre part que notre économie en expansion n’aurait jamais eu à sa disposition assez d’énergie bon marché pour poursuivre sa croissance au rythme actuel. Disons-le donc : cette société industrielle – qui n’existe en fait que depuis cent cinquante ans – est une aberration ! Le colosse avait des pieds d’argile et personne ne voulait le voir.
— Il existe d’autres sources d’énergie : solaire, nucléaire…
— L’illusion la plus courante aujourd’hui repose sur la confiance aveugle en l’énergie nucléaire : ce n’est qu’un mauvais moment à passer, pense-t-on. Dans dix ans l’énergie nucléaire nous permettra de continuer à produire et à consommer sans retenue – pour cela encore faudrait-il que l’environnement (nous n’en avons qu’un, rappelons-le, il sera difficile d’en changer après usage !) puisse absorber nos montagnes de déchets. La terre, la mer, l’air sont déjà saturés !
C’est alors qu’intervient une autre illusion et c’est la confiance totale dans la science. Nous pensons évidemment qu’il existe forcément une solution scientifique à nos problèmes. Il suffira d’y mettre le prix : achetons-nous de bons savants et mettons-les au travail. Quelle erreur ! Les hommes de science ne connaissent rien à la science. Ils ont généralement le nez dans leur éprouvette et pensent à leur carrière et aux théories à la mode. Ils fabriquent ou nous permettent de fabriquer ce que nous leur demandons : des machines ? Soit. Des machines pour faire des machines ? Pourquoi pas. Ils sont pris eux-mêmes dans un mouvement perpétuel.
Or, on entrevoit déjà aujourd’hui les limites de leurs découvertes : on sait par exemple qu’on ne peut déjà plus combattre la malaria en aspergeant des contrées entières de D.D.T.
— Il est difficile de cesser de croire à la science. Par quoi la remplacer ?
— Croire à la science, c’est un peu comme si l’on combattait la crise par des sonnettes d’alarme ! Tous les traitements que nous propose la science soignent les symptômes et non la maladie. Il est temps de nous attaquer aux racines du mal, d’inventer une nouvelle religion de l’homme.
Prenons un exemple : tout le monde a un réfrigérateur aujourd’hui et souvent un congélateur. Ces beaux instruments, gros mangeurs d’énergie, servent à conserver des aliments achetés en grande quantité. Or que fait l’homme primitif qui a tué un zèbre, c’est-à-dire lorsqu’il a un excédent de nourriture par rapport à sa consommation ? Il invite tous ses amis qui, à leur tour, l’inviteront. Il stocke la viande dans le ventre de ses amis. Autrement dit, il investit dans les rapports humains au lieu d’investir dans des biens de consommation individuelle.
Un autre exemple : à quoi servirait la Sécurité sociale dans nos sociétés si on s’attaquait plutôt à la racine de la plupart de nos maladies modernes, qui est l’atomisation de la vie sociale, la désagrégation de la communauté, la mobilité exagérée des individus, etc. ? C’est la mauvaise adaptation (le malajustement) de l’homme à la société moderne inhumaine qu’il s’est fabriquée qui engendre les grandes maladies.
Un tigre est-il fait pour vivre dans un lac ? L’homme est-il fait pour vivre seul dans un enfer de bruit et de béton ? Le cancer, le diabète, l’infarctus sont introuvables dans les sociétés primitives. Ces maladies augmentent proportionnellement à la croissance du P.N.B. par tête d’habitant ! Des statistiques démontrent qu’opérer ou non un cancer du sein ne change rien à la probabilité de guérison et de vie. Les antibiotiques n’ont eu aucun effet sur la longévité.
— Changer la société, certes, mais comment ?
— Il faut d’abord réduire la croissance. Tout de suite. L’homme vit, mange, respire, mais n’est pas adapté à la société industrielle. Changeons la société, et ses maladies tendront à disparaître. Diminuons l’énergie, réduisons la croissance et nous nous porterons mieux.
Cette situation artificielle ne peut durer longtemps. La société industrielle pourrait vivoter encore quelque temps, en attendant un « miracle technique ». Ce sera probablement au prix d’importants bouleversements politiques. En Angleterre ? L’effondrement. En France ? La dictature. Aux États-Unis ? Une nouvelle guerre contre le Moyen-Orient… Peut-être vaudrait-il mieux alors essayer de formuler une nouvelle philosophie de l’homme en société. Une philosophie où les solutions proposées ne seraient plus techniques ou industrielles. Où nous ne nous en remettrions à personne (et surtout pas aux hommes de science) du dessein de nos vies.
Edgar Morin
Le grand rendement
— Le rationnement de l’énergie des économies occidentales découle de l’internationalisation du conflit du Moyen-Orient. Certes, ce rationnement et ce conflit peuvent trouver – ou ne peuvent trouver – leur solution provisoire. Mais ce qu’il importe de faire ressortir, c’est que l’affaire du pétrole est un nœud gordien où se trouvent enchevêtrés des problèmes de fond de la société moderne et du devenir de l’humanité.
— Dans ces circonstances, quelle est la vraie dimension du problème écologique ?
— Le problème écologique doit toujours être posé en termes non seulement énergétiques, mais aussi d’organisation. La société humaine ne peut développer sa complexité qu’à condition qu’elle n’altère pas la complexité elle-même organisée (depuis le cycle de la chlorophylle et du plancton jusqu’aux formes supérieures de la vie) de l’écosystème. Plus la société se croit indépendante dans la nature, plus la multiplication et la complexité de ses liens avec un écosystème devenu de plus en plus vaste, aujourd’hui à l’échelle de la planète, accroît sa dépendance. On a commencé à comprendre que la croissance économique exponentielle, manipulant et détruisant les êtres vivants de l’environnement, conduit inéluctablement à la dégradation de l’écosystème, et par conséquent de la société elle-même. Mais ce n’est pas l’écosystème naturel qui est actuellement en jeu. C’est le problème énergétique par le cadre d’un écosystème économique. Certes, on va vers un rapide épuisement des ressources énergétiques actuellement transformables. Mais la Terre dispose d’une source d’énergie quasi illimitée dans les photons solaires ; l’humanité serait sans doute capable, à l’instar des plantes chlorophylliennes, de capter et de transformer cette énergie. Or, c’est ce problème énergétique, prévisible et à long terme résoluble, qui se trouve posé dramatiquement et de façon immédiatement insoluble pour les économies occidentales. Si celles-ci ont abandonné l’exploitation des anciennes ressources énergétiques dont elles disposaient, comme le charbon, si elles n’ont pas dépassé le stade du pétrole, cela est dû en partie au fait que celui-ci était bon marché, qu’il était entre les mains de puissantes firmes internationales, que les sociétés occidentales croyaient pouvoir disposer de l’économie mondiale comme d’un écosystème. Et effectivement, les sociétés occidentales continuent à considérer la Terre tout entière comme leur écosystème économique. Ici apparaît une contradiction de l’impérialisme occidental contemporain : d’une part, les sociétés occidentales veulent conserver le système de domination des pays industriels sur les pays fournisseurs de matières premières ; d’autre part, la logique du développement de leur propre complexité les entraine à développer la complexité de cet écosystème et par là à favoriser le développement économique qui est une des conditions de l’émancipation des pays dépendants. Dans le même mouvement, les sociétés occidentales deviennent de plus en plus dépendantes d’une économie mondiale de plus en plus complexe. Elles tendent à devenir un sous-système de l’économie mondiale.
Le pétrole a été à la fois le catalyseur et l’outil de ce renversement des perspectives. Le Japon, l’Europe occidentale et, dans une mesure moindre, les États-Unis (qui pourraient se suffire à 80 %) sont dans un état de vulnérabilité extrême par rapport à l’économie mondiale. En même temps, le pétrole constitue le support extrêmement fragile de la colossale puissance des firmes multinationales. Déjà, depuis quelques années, les nations productrices de pétrole avaient réussi à organiser un front commun de revendications. Il a fallu les conditions nouvelles du conflit du Moyen-Orient pour que la stratégie du pétrole arrive, sur un objectif nouveau, au stade de l’embargo. Ainsi, le pétrole constitue à la fois le maillon le plus faible et le plus immédiatement vital de tout un système, lequel en même temps a besoin de la pax economica sur le marché mondial, et d’autant plus besoin qu’il ne dispose plus de la capacité militaire d’intervention. Du coup, nous assistons à un renversement de dépendances. Ce renversement a deux visages : le premier est le déclin de l’impérialisme occidental. Le second est la crise possible de la complexité socio-économique qui concernerait non seulement les sociétés occidentales, mais l’économie mondiale dans son ensemble. On découvre l’extrême fragilité des sociétés dont la complexité s’est fondée à la fois sur le pétrole et sur l’unité et la complexification de l’économie mondiale, mais pour qui le développement de cette complexification signifie la fin de leur hégémonie.
— Quelles sont les éventualités que l’on pourrait prévoir ?
— Nous sommes entrés dans une période d’incertitude. Les éventualités sont multiples. On ne peut écarter la possibilité d’une crise en chaîne où une récession en Europe occidentale et au Japon entraînerait celle des États-Unis et où d’énormes perturbations sociales amèneraient des régressions sociopolitiques : dictatures militaires, néofascismes, régimes « staliniens » (démocraties populaires). Il n’est pas impossible que la dislocation de l’économie mondiale entraîne, non seulement l’effondrement de l’impérialisme occidental, mais aussi la régression générale de la complexité, c’est-à-dire un nouveau Moyen Âge. Il n’est pas impossible que le capitalisme américain trouve son salut sur le marché de l’U.R.S.S. et de la Chine, en se vouant au développement de leur économie. De toute façon, en principe, ce seront les économies et les sociétés les moins complexes qui seront le moins affectées par l’éventuelle crise. On peut penser aussi que la crise puisse être rapidement résorbée par un compromis au Moyen-Orient, une dislocation éventuelle du front arabe. À la limite même, l’Occident peut acheter une sécurité énergétique provisoire à un prix qui ne la concerne pas vitalement : la liquidation de l’État d’Israël, voire l’holocauste de quelques millions d’Israéliens.
De toute façon, vous comprenez que pour moi, quels que soient les avatars immédiats de la crise, celle-ci requiert des solutions que non seulement le capitalisme, mais aussi le soi-disant socialisme ne peut apporter. Je dis soi-disant socialisme en pensant aux États qui se disent socialistes car le mot socialisme n’a de sens que comme développement de la complexité sociale. Or, les régimes d’appareils à parti unique, centralisés, hiérarchisés, contrôlant une économie rigidement planifiée d’en haut et faiblement complexe, ne peuvent être conçus comme solutions progressistes.
— Quelles sont donc les solutions véritablement progressistes ?
— Celles qui vont dans le sens d’un métasystème plus complexe, ce qui suppose le dépassement des anciens systèmes. Sur le plan international, c’est la nécessité d’une économie mondiale complexe fondée sur la redistribution des richesses, sur l’intercommunication, et non sur la généralisation de l’énergie solaire plutôt que l’énergie atomique, dont on connaît bien les périls écologiques, politiques et militaires. L’énergie solaire permettrait une véritable décentralisation, c’est-à-dire une autonomie des unités productives. Ici, nous pouvons voir que le problème de l’énergie à un caractère organisationnel. Jusqu’à présent, l’organisation de l’énergie a été inséparable des structures de domination, de centralisation et de hiérarchie, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des sociétés. Je crois qu’on ne peut séparer le problème d’une transformation sociale de celui de l’énergie ; on oublie trop souvent que la société est un être physique dont la nature est inséparable de la façon dont elle prend forme et organise l’énergie.
En ce qui concerne les sociétés occidentales, la crise actuelle va développer les virtualités positives : elle va favoriser la prise de conscience que la croissance industrielle doit être contrôlée et subordonnée au développement social, que le développement social ne peut être conçu en termes uniquement quantitatifs. Mais là encore vous voyez apparaître le problème d’une véritable révolution culturelle et civilisationnelle qui doit transformer toutes les valeurs de base de la société, son système génératif. Ainsi, je vois bien que cette crise a des virtualités régressives et des virtualités progressives, comme toute crise du reste. J’ai même le sentiment qu’il faut que la crise s’approfondisse pour qu’elle puisse devenir féconde. Plus elle s’approfondit, plus elle pose l’alternative : la régression générale vers un Moyen Âge planétaire, ou bien la naissance de l’humanité planétaire. C’est, en termes actualisés, l’alternative que posait Marx : « Socialisme ou barbarie ». Dans l’état actuel du monde, les probabilités sont pour le Moyen Âge planétaire, mais le propre de l’évolution, c’est de faire apparaître et triompher l’improbable. Toute apparition d’un métasystème qui se développe dans et par la crise de l’ancien est improbable. L’espoir et la créativité sont liés à l’improbabilité.
Michel Bosquet
Le socialisme tout de suite
Nous avions prévu la crise de l’énergie ; mais la façon dont elle éclate et dont les gouvernements l’utilisent nous interdit tout triomphalisme. Nous tous qui contestons la croissance pour la croissance, nous ne sommes pas encore une force politique ; le projet de civilisation et de société que nous opposions au capitalisme n’a pas encore de profondes racines dans le mouvement ouvrier. Nous sommes encore mal armés pour tirer parti politiquement de cette crise. Celle-ci, dans un premier temps, va être gérée et exploitée par la fraction la plus avancée du grand capital multinational d’origine américaine, qui, elle, n’a pas été prise au dépourvu :
1. les groupes les plus puissants (Rockfeller, Mellon, Rand) savaient pertinemment que la poursuite de la croissance matérielle est impossible. L’avenir dans lequel ils avaient commencé d’investir est celui des productions immatérielles, plus exactement l’industrialisation des productions immatérielles : information, loisirs, recherche technologique, éducation, médecine, dépollution, toutes « choses » considérées comme des marchandises parmi d’autres. Quand une banque du groupe Rockfeller soutient, aux États-Unis, une campagne contre la General Motors, elle sait ce qu’elle fait. La récession dans les grands secteurs traditionnels (automobile, aéronautique acier, aluminium, chimie) y affaiblit le capital et permet au capital des secteurs avancés de renforcer leur emprise monopolistique sur l’économie. Schéma classique : il faut détruire une partie du capital accumulé dans le passé pour qu’une nouvelle phase de croissance devienne possible. Comme toutes les crises antérieures du capitalisme, la crise actuelle ne signifie pas par elle-même de la fin du capitalisme, mais une redistribution du pouvoir entre fractions rivales du grand capital ;
2. cela vaut pour les fractions rivales de même nationalité aussi bien que pour les fractions rivales de nationalité différente. Tributaires, pour plus de la moitié de leurs besoins énergétiques, d’un pétrole qui, à raison de 80 à 85 %, leur vient (et ne peut leur venir) que des pays arabes et de l’Iran, l’Europe occidentale et le Japon deviennent pour une vingtaine d’années des zones d’énergie rare et très chère ; cependant que les États-Unis (et l’U.R.S.S.) peuvent disposer assez rapidement et pour longtemps de sources nouvelles d’énergie (schistes bitumineux dans cinq ans, distillation de la houille dans cinq à dix ans) moitié moins chères que le pétrole arabe au prix actuel. Les États-Unis peuvent donc attendre la mise au point des réacteurs nucléaires à neutrons rapides qui rendront périmés les réacteurs à neutrons lents dont l’Europe (France en tête) a hâte de se doter. Pendant plusieurs décennies, Europe et Japon ne pourront plus être « compétitifs » avec les États-Unis dans le domaine des productions matérielles quantitatives.
Les revendications traditionnelles, dans ces conditions, mènent le mouvement ouvrier dans une impasse dangereuse. La défense sans plus de l’emploi – de n’importe quel emploi – devient une arme à double tranchant. À la faveur de la récession et du chômage, la bourgeoisie va s’efforcer de briser l’insubordination ouvrière et les revendications « qualitatives » (qualité du travail, de la vie, de la civilisation ; refus de la parcellisation des tâches, du travail d’O.S., de la hiérarchie, de la saleté, du bruit, du travail posté), en affirmant : « C’est ça ou le chômage. Finis les temps où vous pouviez faire les difficiles. » La défense sans plus de l’emploi risque alors de dégénérer en défense de n’importe quelles productions (Concorde, bagnoles, etc.) et de conduire à un type de national-populisme ou national-socialisme.
Or, face à la raréfaction et au renchérissement de l’énergie, l’objectif réaliste et actuel n’est plus de « travailler » et de « produire », mais de travailler et de produire moins tout en vivant mieux, mais autrement : élimination des gaspillages, recherche de la durabilité des produits, développement des consommations collectives et des services collectifs, mise hors marché des biens et services nécessaires à tous, etc. Conversion de l’appareil et des méthodes de production, du modèle de consommation et de vie : le socialisme – car c’est bien de cela qu’il s’agit – devient une exigence actuelle, non pas pour après-demain mais pour aujourd’hui, pour ne pas être laminés et mutilés par la crise. « Socialisme ou barbarie. »
Enquête de Nicole Muchnik