Les palmiers

27 août 2011,

Reprint Le Sauvage, janvier 1977


Huit cents millions d’hommes se nourrissent de leurs fruits, se vêtent avec leurs fibres, s’abritent sous leurs palmes, et s’enchantent de la beauté de leurs deux mille espèces différentes.

Luciano Berdardi, palmiphile passionné, plaide pour les palmiers (droits réservés)

Je crois que le palmier représente pour nous un archétype. Une partie de l’humanité dépend encore essentiellement de certaines espèces de cette famille pour sa subsistance. Les palmiers représentent pour beaucoup de ces gens à la peau basanée, qui ont le privilège de vivre là où l’hiver n’existe pas, ce que les céréales, l’olivier, la vigne, le coton, le lin, le chanvre et la betterave à sucre représentent pour nous.

Les peuples de Mésopotamie et de l’Égypte ancienne dépendaient principalement d’un seul palmier : le dattier. Et quelqu’un a dit : « grattez l’Européen et vous trouverez l’Assyrien ». Des terres au climat détestable, des steppes désolées, ont été conquises et ont vu la naissance de l’agriculture. La céréale réclame l’échine courbée, la sueur au front, l’attachement à la glèbe, l’horizon limité. C’est Caïn, l’agriculteur, le maudit de la Genèse.

Le palmier, en revanche, donne ses fruits en hauteur : on les obtient par un élan zénithal requérant agilité et sang-froid. Cet arbre fait excellente symbiose avec la pêche, la chasse, la tente du berger et du nomade. Quand un coup de vent couche la céréale, on ressent comme le désespoir de Salomon : Tout n’est que vanité et poursuite du vent. Mais le palmier résiste mieux à l’intempérie, et le bruissement, parfois férocement insolent — je pense au Borassus flabellifer qui sonne au vent comme si ses frondes étaient de zinc — est chant de courage et de perpétuel renouvellement.

Il n’y a pas d’antinomie, de nos jours, entre les céréales et les palmiers : les régions méditerranéennes abritent le blé et le dattier, tandis qu’en Orient, plusieurs palmiers coexistent harmonieusement avec le riz. De même nous, pour qui le palmier évoque l’âge d’or, devons essayer de maîtriser cet archétype et composer sa présence avec la nôtre. Et cela même, au point de vue tout restreint de la mise en herbier de cette famille. On peut arriver à un compromis avec le Sequoia sempervirens et l’Eucalyptus regnans, arbres qui dépassent cent mètres de hauteur ; une branche florifère et une capsule adjointe, renfermant quelques fruits, posées sur des feuilles d’herbier standard (42 x 28 cm) suffiront au botaniste pour identifier et décrire ces colosses. Mais les palmiers ne se prêtent pas à la miniaturisation. Réduits à la dimension uniforme d’un herbier général, les échantillons de palmiers ne servent quasiment à rien. Le pétiole d’une Attalea excède en grosseur le bras de Georges Foreman… Comment mettre en herbier une feuille de Corypha (6 m de diamètre) ou de Raphia (20 à 30 m de long) ? Que resterait-t-il de la grâce de Pigafetta elata, de Malaisie, ou de Bentinckia nicobaric, et des épis de 2,5 m de long de Calyptrocalyx spicatus Blume, des Moluques ? Si l’on veut un échantillonnage de palmiers qui puisse satisfaire et la science et la muséographie, il faut voir grand ! Les moyens actuels pourraient nous permettre d’envisager des armoires spacieuses où des feuilles d’herbier, grandes comme des cartes géographiques, et d’une solidité proportionnelle à leur taille, recevraient des échantillons de leurs feuilles et de leurs inflorescences ; quant à leurs fruits, particulièrement gros et lourds, et leurs épines — car il existe des palmiers dotés d’épines redoutables — ils seraient logés dans des tiroirs de la même armoire (…)

Les palmiers donc, en Principes exigent le mausolée et refusent le columbarium. Par ailleurs, donner des notions de systématique, de morphologie ou de biologie dans le cadre étroit d’un article, reviendrait à les incinérer. Un livre suffirait à peine. Il en existe un cependant, admirable, de E. J. H. Corner, un botaniste de renommée mondiale, qui, bien que professeur à Cambridge, a le rare mérite de ne jamais faire usage du style professoral, dit aussi style râpe à fromage. La Bibliothèque du Conservatoire — ouverte au public — abrite les ouvrages classiques sur les palmiers, luxueusement édités au XIXe siècle. Parmi ces in-folio, l’Historia Naturalis Palmarum de C.F.P. von Martius mérite la palme. Les commentaires du professeur Corner (p. 27) donnent un aperçu de l’excellence de ce botaniste bavarois et constituent en même temps un modèle de style « cornérien » : « I am privileged to be able to show these volumes every year to botanical students as a source of inspiration. The text is in Latin, but the illustration suffices, even that of the huge inflorescence of Maximilliana regia which, like an old German helmet, symbolizes the royal patronage. »

Les rares fois où j’ai eu l’occasion de consulter ce Martius dans l’exiguïté de la bibliothèque où les néons devaient toujours rester allumés, l’environnement se modifiait : les ifs humides et funèbres du dehors, à la croissance avaricieuse, disparaissaient. Les palmiers sont là, devant nous, splendides. En sommes-nous dignes ? Reste en effet à savoir quel sort nous leur réservons, nous qui sommes, de toutes les espèces, la plus envahissante et la plus destructrice. Nous nous sommes nommés, ab antiquo, rois de la création, et sommes réellement les monarques les plus irresponsables, plus encore que les Louis de l’Ancien Régime. En posant donc dialectiquement face à face l’Homme — comme espèce —, et le palmier — comme famille de plantes —, on peut affirmer qu’ils ont tous les deux les mêmes chances de terminer ensemble leur séjour sur terre. Les palmiers (comme unité biologique) disposent de « champions » d’une telle vitalité qu’ils seraient capables — dans le pire des cas — de balancer leur panache dans un air mortellement contaminé et de puiser une eau polluée grâce à leurs racines, lorsque le dernier des hommes agoniserait — une mort hautement technologique, voire radioactive. Je pense que pour anéantir le Cocos nucifera, la Nipa fructicans, le Borassus flabelliter et les genres Bactris, Sabal, Copernicia, Geonoma, etc, il faudrait enflammer la totalité de l’arsenal atomique de notre humanité chrétienne et socialiste. La vie étant un éternel compromis, cette confrontation cocos-polaris n’aura pas lieu, et c’est tant mieux pour ces champions. Le problème qui se pose à ceux qui aiment la Nature pour elle-même est celui de l’intégrité des palmae. Hormis les champions, combien d’espèces sont proches de l’extinction ? Pouvons-nous éventuellement contrecarrer cet état de fait, ou ne nous reste-t-il que des jérémiades d’impuissance ?  Le problème est d’une telle ampleur que, dans des cas analogues, on invoquerait l’aide de l’ordinateur. Pas d’ordinateur, pas de problème ?

Le moyen le plus naturel serait de protéger les espèces en voie de disparition, in situ, par la création de réserves où l’on favoriserait leur multiplication par la sylviculture. C’est facile à dire. C’est même assez aisé de persuader certains pays à palmiers de créer des réserves naturelles. Mais dans quelle mesure sommes-nous assurés qu’elles seront sérieusement et perpétuellement protégées des invasions d’agriculteurs à tempérament vagabond, de la prospection minière, de l’avidité des hommes d’affaires ou de la démagogie de ces Caius Gracchus qui naissent sous toutes les latitudes ? Il n’y a pas si longtemps, dans une grande île de l’océan Indien, l’intégralité d’une réserve naturelle a été vendue aux enchères. Un homme d’affaires européen, dont la flotte de cargos rentrait à vide à son port d’attache (quel manque de rentabilité !) a réussi à persuader l’administration d’utiliser ladite réserve — en détruisant les forêts, il va sans dire — pour le bien de l’île, du commerce, des relations entre les deux pays concernés (culturelles comprises) et, probablement aussi, pour le progrès. Les affaires, même les mauvaises, ont l’éloquence de Démosthène. Il faut toutefois ajouter que dans ce même océan Indien, à Ceylan, les réserves naturelles sont admirablement administrées. In medio salus, on pourrait donc exercer une action pour la création de réserves naturelles, mais cum grano salis, c’est-à-dire avec un prudent scepticisme. À ces Edens, menacés par tant de serpents, il faudrait associer une sorte d’Arche de Noé : sauver les genres de palmiers en danger en récoltant leurs graines pour les distribuer à de nombreux jardins botaniques.

Dans l’actuel goulot où la nature s’engouffre, dû à notre démographie indécente et à notre technologie apprentie sorcière, la fonction principale des jardins botanique devient la conservation d’espèces rarissimes, sur la mort desquelles nous verserions, demain, de stupides larmes de crocodile. Il existe en Europe toute une armée de spécialistes de la propagation et de l’acclimatation de plantes, aussi bien dans le secteur privé que public. S’ils consacraient ne serait-ce que 5 % de leur activité à l’opération « Arche de Noé », les résultats obtenus seraient étonnants.

Les palmiers ont depuis toujours intéressé l’horticulture, et des efforts ont été effectués il y a plus d’un siècle pour introduire des espèces exotiques dans le sud de l’Europe. Mais depuis, il me semble qu’on se repose sur ses lauriers. Les États-Unis, en revanche, depuis plusieurs décennies, ont pris de l’avance dans la « palmophilie ». Des jardins d’acclimatation en Floride et surtout en Californie ont merveilleusement réussi à faire connaître et à propager des espèces insolites et rares. Et c’est dans ce pays qu’a été fondée la Palm Society qui édite depuis 1957 une revue, Principes, exclusivement consacrée aux palmiers. (…)

De rares espèces, comme la Bismarkia nobilis Hild. & WendL. et l’Hyphaene Shatan Bojer ont réagi d’une façon écologiquement agressive à la déforestation et à la désertification du domaine occidental, où croissaient auparavant des forêts tropophiles. Les feux de brousse ont élargi leur aire, et elles constituent même un élément important, et de grande prestance, des savanes périodiquement incendiées. Mais pour les espèces de la tribu des Arécées, le feu, c’est… l’enfer. Il s’agit de plantes silvicoles, liées au milieu humide des forêts de la côte est et des montagnes du nord. Le déboisement et le feu signifient leur mort. Et c’est justement par le déboisement et par l’agriculture pyromane, que les pays pauvres essaient de résoudre leurs problèmes. Mais emprunter au feu en agriculture, c’est comme s’endetter avec un usurier, la fertilité qu’il accorde, au demeurant faible, est vite effacée par les pluies qui ravinent et dénudent le sol. À échéance, c’est une broussaille misérable qui remplace ces champs éphémères où les palmiers de forêt humide ne peuvent plus subsister. (…)

La Palma Archetypica, image de bonheur et de grâce, ne doit pas s’éteindre pour nous à cause de nous, mais survivre avec nous, sur cette planète.

Luciano Bernardi

Les Palmiers : texte extrait de la Revue des « Musées de Genève », n° 138 et 139.

Mots-clés : palmier