Crusoé and Co

1 décembre 2011,

Reprint Le Sauvage, juillet 1976

Le Sauvage , c’est naturel porte un intérêt particulier au mythe de Robinson, dont nous avons publié le journal sous forme de feuilleton l’été dernier. Alain Hervé y a consacré un roman en 1985, intitulé simplement Robinson (J.C. Lattes ed.) Robinson y apparaît seul sans Vendredi, ni Vendreda… et ce roman philosophique traite de manière imagée de la solitude absolue de l’homme. (Voir sur Amazon) Un certain nombre de personnes se sont suicidées après l’avoir lu.

196 éditions anglaises, 110 traductions, 115 adaptations avaient été publiées dès 1895. Depuis, le mouvement s’accélère ; Robinson, un des seuls mythes modernes, se porte bien.

par Olivier Micha

Travail, patience, ténacité, Bible et absence de toute sexualité, tels sont les grands thèmes du Robinson de Daniel Defoe. Robinson devient  souverain dans son île comme Adam l’a été du monde (remarque J.-J. Rousseau dans Le Contrat social). Cet éloge de « l’homme sorti de la société et aux prises avec la nature et la nécessité » (Rivarol) explique peut-être le succès de Robinson Crusoé. En fait, le roman est une autobiographie imaginaire et dissimulée. Divers auteurs ont relevé tous les points communs entre la vie de Robinson et celle de son auteur ; à cause d’une anecdote contée dans la troisième partie du livre, Réflexions sérieuses de Robinson Crusoé, on a même été jusqu’à penser que Defoe s’était complètement tu, n’avait pas adressé un seul mot à sa femme vingt-huit ans, deux mois et dix-neuf jours, durée exacte du séjour de Robinson dans l’île.

Il est vrai que les aventures de Daniel Defoe, son incessante lutte contre les difficultés de tous ordres, son travail prodigieux de journaliste, de pamphlétaire, d’écrivain, d’homme politique… ressemblent à l’existence de Robinson dans son île. Seulement, Defoe ne veut pas avouer ce parallèle. D’où une sorte de distorsion génitale dont tout le livre est affecté : Robinson Crusoé est l’histoire d’un sacré menteur, d’un mythomane, une « donquichotterie » hypocrite. Une bonne part de la séduction de ce livre écrit en quelques semaines est dans ses fausses contradictions : Robinson échoue dans son île par le malheur d’un naufrage ; cependant, il y « goûte, de son aveu, plusieurs moments de bonheur », comme l’écrit Chamfort ; Robinson veut rentrer en Angleterre, mais il n’a de cesse de civiliser son île à l’image de son pays ; il veut s’abandonner à la volonté de Dieu, mais au milieu de la mer il est Dieu. Aussi le lecteur arrive-t-il dans l’île comme dans une auberge espagnole : il y apporte sa nourriture, c’est-à-dire qu’il y perçoit plus vivement ce qui l’arrange. D’ailleurs, écrit Defoe dans les Réflexions sérieuses de Robinson Crusoé, « le monde n’existe que dans la mesure où il est plus ou moins à notre goût ».

Il n’y a guère de femmes dans Robinson Crusoé. Sans doute était-il difficile, à l’époque, d’écrire une pareille histoire de voyages et d’aventures avec une femme pour héroïne. Quant à faire de Vendredi une Vendreda (thème d’innombrables caricatures parues depuis dans la presse dite « pornographique »), c’eut été infléchir l’histoire dans un sens tout différent, où il eut semblé impossible de ne pas parler de sexualité. Or, l’universalité du livre tient aussi à cette absence de sexualité explicite, qui permet à tout enfant de s’y reconnaître, ou à tout adulte d’y reconnaître son enfance, dans laquelle la vie sexuelle était orientée vers la mère, ici représentée par l’île. (On voit Robinson faire l’amour avec le sol spongieux de l’île dans Vendredi ou Les Limbes du Pacifique de Michel Tournier, robinsonnade contemporaine.) Sitôt Robinson Crusoé publié, c’est le triomphe, les éditions se succèdent à une cadence inouïe ; dès le début, les éditions pirates se multiplient en tous sens ; ce texte (où même les longueurs sont fascinantes, ce « fatras » dont Rousseau veut « débarrasser » le livre pour le donner comme première et unique lecture à son Émile), ce texte, donc, est abrégé, coupé, mutilé, transformé de toutes les façons possibles. Les éditions continentales suppriment ce que les catholiques y découvrent de protestant : « le dogme de la fatalité, la haine contre l’Église romaine » précise par exemple l’adaptateur de l’édition française de 1822 chez Alexis Eymery. La légende d’un Robinson protestant forcené est tenace. Encore en 1955, le père Garmendia Otaola, rédacteur du Messager du Cœur de Jésus, collaborateur culturel de Radio-Vatican, directeur de la Bibliothèque des bonnes lectures et des Bibliothèques itinérantes de Bilbao, déconseille encore la lecture de Robinson dans son ouvrage À la lueur du dogme et de la morale : il y dénonce « les idées religieuses fausses et les phrases antiespagnoles ».

En même temps que les éditions plus ou moins truquées de Robinson Crusoé se répandent dans le monde, les imitations, les « robinsonnades », suivent ou précèdent. C’est un phénomène d’une ampleur unique dans l’histoire de la littérature que le nombre d’imitations auxquelles Robinson Crusoé a donné lieu : 800 environ disent certains bibliographes, plus répondent d’autres. Le coup d’envoi est donné l’année même de sa parution (1719), avec les Aventures et les surprenantes délivrances de James Dubourdieu et de sa femme… ; puis ce sont, en 1720, les Aventures du Capitaine Falconer, puis le Robinson hollandais… on n’en finirait pas de les citer. Quelques-unes d’entre elles méritent cependant d’être évoquées, parce qu’elles traduisent les directions dans lesquelles on a tenté de tirer Robinson Crusoé. Commençons par la plus connue, le Robinson suisse. L’histoire s’en résume en peu de mots : toute une famille suisse fait naufrage : père, mère, quatre fils, et eux seuls. La petite cellule familiale est donc sur une île, elle s’y organise sous la sage administration du père, et à la fin, l’île, surnommée, bien entendu, la Nouvelle-Suisse, est un modèle de petit jardinet productif, au point qu’il serait sage d’y ouvrir un compte en banque, et que plus personne ne veut la quitter. Il ne s’agit pas, cependant, d’une utopie, bien loin de là : ici, au contraire, on a voulu montrer que la famille protestante vient à bout de tout, au milieu de l’Océan comme au centre de ses montagnes. D’un bout à l’autre, c’est un livre pédagogique, et c’est toujours le père qui parle à un de ses fils : « Mon ami, lui dis-je, défie-toi de la paresse à laquelle tu es enclin ! » — ou bien : « Rassure-toi, lui dis-je, on aura soin de presser la pulpe pour en extraire le suc malfaisant… ». On le voit, Robinson est ici déchargé de toute ambiguïté ; le paradis perdu et retrouvé est remis à sa place, celle de la mère patrie, la Nouvelle-Suisse ; la solitude est remplacée par la vie familiale la plus horlogère.

Le Robinson suisse me paraît être, avec son prédécesseur le Nouveau Robinson, et une multitude d’autres d’ailleurs, l’application des théories de Rousseau au livre de Defoe. Dans Robinson Crusoé, le héros n’est pas censé être bon ; au contraire, sa perpétuelle inclination à voyager, qui l’entraînera à toutes ces aventures, dont son naufrage dans l’île, est une folie présentée comme telle. Dans les robinsons suisses et autres (français, italiens – il y en eut des tonnes), les protagonistes sont des êtres bons. Ils sont pieux dès le départ, alors que Robinson ne le devient que par la terreur de la solitude. Ils sont, dans la plupart des cas, flanqués d’enfants délicieux qui remplissent les conditions de l’Émile, c’est-à-dire d’être au départ des innocents (de bons sauvages auxquels ne manque que l’éducation) et, seconde condition, d’être asexués jusqu’à dix-huit ans.

Dans un autre type de robinsonnade, c’est le thème de l’autarcie d’un petit groupe, voire d’une petite ville qui est mis en scène. L’une des plus anciennes, célèbre en Allemagne, est l’Île de Felsenburg (de Johann Gottfried Schnabel) ; le robinson, qui s’appelle Albert Julius, est jeté sur une île avec deux  hommes et une femme (enfin Vendreda !), prénommée Concordia. Mais Concordia porte mal son nom, car elle est l’enjeu secret d’une jalousie entre les trois hommes ; finalement, les deux rivaux disparaissent, laissant Albert et Concordia peupler l’île de leur descendance. Celle-ci finit par dépasser trois cents âmes, parmi lesquelles règnent la richesse et l’harmonie totale. L’on voit ici que les aspirations de certains lecteurs pour le destin de leur Robinson Crusoé sont mises à jour : voici un naufragé monarque absolu de ses propres enfants, et même leur Dieu (car Albert Julius semble immortel : à la fin du livre, il a cent ans et se porte comme un charme). À ce genre se rattache plus ou moins, comme toujours quand il s’agit de robinsonnades, une multitude de livres, parmi lesquels les Robinsons de la paix de Gustave Dupin (dégoûtés par la guerre de 1914, quelques hommes « se retirent ». Et aussi : Quinzinzinzili de Régis Messac, Malevil de Robert Merle, où des groupes survivent à une guerre atomique : robinsonnades pessimistes dans l’un et l’autre cas, puisque tout recommence, que personne, décidément, ne peut résister à l’envie de fonder une société semblable à celle des robinsons régionaux et patriotiques, des robinsons de la guerre pullulent également dans plusieurs dizaines de volumes. Les plus curieux me semblent être ceux de la trilogie du Commandant Driant, alias Capitaine Danrit (pseudonyme anagrammatique !) : les Robinsons sous-marins, les Robinsons aériens et les Robinsons souterrains. Dans les trois cas, comme le fait remarquer Pierre Versins dans son Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction, il s’agit de tirer sur tout ce qui bouge. En somme, d’une certaine façon, l’anti-robinsonnade ; ou la robinsonnade dont Mars est le Dieu. À chacun de ces ahurissants volumes, un groupe de militaires français se trouve coincé dans quelque chose, robinsons en uniformes. Et c’est la discipline qui maintient tout le monde dans la bonne voie. Le Capitaine Danrit, selon Versins, a consacré 7 616 pages à la guerre ; il est mort à celle de 1914 ; aussi la France reconnaissante lui a-t-elle consacré un timbre-poste en 1956.

Enfin, trois robinsonnades contemporaines se présentent toutes comme des réflexions sur Robinson Crusoé. Dans l’Invention de Morel, d’Adolfo Bioy Casarès, Morel s’installe dans une île avec quelques invités et, parmi eux, une jeune femme, Faustine. À l’insu de tous, Morel se filme et les filme avec une machine de son invention, et qui a le pouvoir d’enregistrer non seulement l’image et le son, mais aussi le relief, la consistance, l’odeur… Cependant, la machine de Morel détruit ceux qu’elle filme : lorsqu’elle a enregistré la vie de Morel et des invités sur l’île pendant un certain laps de temps, tous meurent d’une maladie irrémédiable et se décomposent, comme si leur âme leur avait été retirée par les prises de vues. La machine, actionnée par les marées, commence de projeter indéfiniment les quelques jours qu’elle a captés. À ce point de l’histoire, le narrateur, fuyant quelque police, débarque dans l’île. Il commence par prendre les personnages projetés pour des personnages réels, et tombe amoureux de Faustine. Puis tout le mécanisme lui apparaît. Pour être à jamais auprès de Faustine, il remet la machine en enregistrement, et s’insère dans le film, en prenant soin que les regards de Faustine, ses paroles aimables aient l’air de lui être destinés à lui. Il écrit les dernières lignes du livre en agonisant, tandis que l’invention de Morel continue de projeter avec les marées l’histoire primitive de ces quelques jours dans lesquels lui-même s’est ajouté, fixant à jamais l’image d’un amour entre Faustine et lui. Il semble donc que le processus de capitalisation, d’engrangement des valeurs matérielles, qui est décrit dans Robinson Crusoé, soit poussé ici à l’extrême : le narrateur de l’Invention… robinson amoureux d’une image, s’introduit lui-même dans une capitalisation définitive (parce qu’abstraite), l’image ; le paradis perdu est retrouvé pour toujours dans une inlassable répétition.

La démarche de Michel Tournier (Vendredi ou les Limbes du Pacifique) est toute différente : l’histoire de Robinson Crusoé y est reprise et perfectionnée : Robinson acquiert une vie sexuelle.

Il s’agit d’un renversement. Tournier disait d’ailleurs dans une interview accordée au Monde (18 novembre 1967) : « J’ai voulu corriger le contre-sens, écrire un Robinson rousseauiste. D’où le rapport inversé des personnages dans le titre Vendredi ou les Limbes du Pacifique ; ce n’est plus Robinson qui enseigne Vendredi, mais Vendredi qui éduque Robinson » ; en effet, Tournier déclare aussi, à propos de Robinson Crusoé : « Peut-on imaginer livre plus anti-rousseauiste ? Voilà un homme qui aborde dans une île déserte, la souille et la dénature, qui rencontre des (bons) sauvages et les massacre, qui en sauve un et n’a rien de plus pressé que de le pervertir, de lui apprendre… la civilisation. »

Enfin, la Vie sexuelle de Robinson Crusoé prétend en quelque sorte compléter le livre de Defoe, lire ce que celui-ci a caché : les fantasmes érotiques de Robinson, ses relations sexuelles avec Vendredi et avec tous les animaux de l’île : chèvre, chat, perroquet, et j’en passe.

Olivier Micha

Mots-clés : Robinson, Rousseau, Tournier, Vendredi

Le véritable Robinson

Defoe s’est inspiré d’une aventure réelle, celle d’Alexandre Selcrag, ou Selcraig, ou Selkirk. Selkirk était un marin écossais, auquel sa brutalité et sa violence avaient valu quelques ennuis avec les notables de son village. En 1703, il est maître de navigation à bord du Cinq-Ports.

Après une querelle avec son lieutenant, il est débarqué, fin septembre 1704, sur l’île déserte de Juan Fernandez. Il va y passer quatre ans et quatre mois seul. Il retourne plus ou moins à l’état sauvage, chasse les chèvres à la course, perd (mais seulement en partie) l’usage de la parole, mais garde le réflexe de se cacher des navires espagnols qui mouillent parfois à Juan Fernandez pour y prendre de l’eau douce. Le 31 janvier 1709, il est recueilli par le capitaine Woode Rogers qui dirige le Duke. À la suite de son aventure, Selkirk aurait écrit un livre : la Providence mise en lumière, ou le Surprenant récit… (le titre fait une page et se termine par : … écrit de sa main et attesté par les éminents marchands du Royal Exchange). Defoe, qui cherchait un sujet propre à lui rapporter quelque argent, s’est fortement inspiré du récit de Selkirk.

Des Robinsons par milliers

Une bibliographie des bibliographies des « Robinsons » occuperait à elle seule un numéro entier du Sauvage. Relevons néanmoins une Bibliothèque des Robinsons, publiée en cinq volumes (1805) et qui n’est pas complète. En 1898, le Dr Hermann Ullrich (Robinson et robinsonnades) dénombrait déjà 196 éditions anglaises de Robinson Crusoé ; 110 traductions en différentes langues, dont l’arabe, le grec ancien, le turc, le finnois, le néo-zélandais, le bengali, le maltais, l’arménien, l’hébreu, le gaélique, le perse, l’estonien… ; 115 adaptations en différentes langues, sans parler des traductions faites ensuite de ces adaptations ; 233 robinsonnades, sans compter les différentes traductions et adaptations de chacune d’elles (elles sont en moyenne trois par robinsonnade, ce qui nous amène grosso modo au chiffre de 699 robinsonnades) ; 44 pseudo-robinsonnades, chiffre qu’il convient également de multiplier à peu près par trois avec les adaptations et les traductions…

O.M.