Etranglé avec un cordon de soie

17 janvier 2012,

par Alain Hervé

En attendant de lire le nouveau livre de Michel Onfray “L’ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus”, on relit Camus. On revient vers “Noces” ce livre que nous avons lu à l’âge où Camus l’écrivait, vingt quatre ans. Livre que nous ne pouvons plus relire avec les yeux de cet âge. Mais dont la citation de Stendhal choisie par Camus pour paraître en exergue reste, elle, intacte : « Le bourreau étrangla le cardinal Carrafa avec un cordon de soie qui se rompit : il fallut y revenir deux fois. Le cardinal regarda le bourreau sans daigner prononcer un mot. » “La duchesse de Palliano”. Stendhal avait cinquante cinq ans lorsqu’il l’écrivit alors qu’il était consul à Civitavecchia. Il s’ennuyait dans ce petit port sans caractère. Il brodait dans le grandiose théâtral.

Ceux de ma génération furent bouleversés par la lecture de  Noces. Nous étions en Algérie requis contre notre gré et en total porte à faux avec le pays. Ce petit livre lumineux déboulait dans le bonheur de vivre l’instant.

Dès la première page, on dévale jusqu’à la mer Méditerranée en traversant la violente odeur des  absinthes sous le brûlant soleil. A la fin des années 1950, début 60, malgré la menace des embuscades, on filait avec  le peintre Sauveur Galliero, l’ancien ami de Camus, qui était devenu le nôtre, à Tipasa, ce village côtier à l’ouest d’Alger, groupé autour de quelques ruines romaines, pour oublier la guerre, retrouver les mots de Camus, respirer  « le soupir odorant et âcre de la terre d’été en Algérie… » Nous descendions de la forêt de Baïnem et de notre cantonnement de luxe de Dar El Dja, un palais barbaresque en ruine. Nous découvrions en même temps que la guerre l’ivresse méditerranéenne.

Relisant ces pages je les ai trouvées affaiblies par le passage du temps.  Mais quel texte, lu pendant l’adolescence, n’a cessé de grandir dans notre mémoire, au point que l’original ne pâlisse ?

En revanche, ma lecture d’adulte m’a révélé un Camus que je n’avais pas retenu : un jouisseur des plantes. Après les absinthes, voici … « l’odeur volumineuse des plantes aromatiques… les bougainvillées rosat… les hibiscus au rouge encore pâle… les roses thé épaisses comme de la crème… les longs iris bleus…les lentisques et les genêts… les grosses plantes grasses aux fleurs violettes, jaunes et rouges… l’héliotrope… les géraniums rouges… les sauges et les ravenelles, les pins et les cyprès… Un grenadier… les romarins… Je mordais dans le fruit déjà doré du monde, bouleversé de sentir son jus sucré et fort couler le long de mes lèvres ».

Jusqu’à cette formule  à couper le souffle à propos des peintres italiens du quattrocento : « … la protestation lucide de l’homme jeté sur une terre dont la splendeur et la lumière lui parlent sans relâche d’un Dieu qui n’existe pas. »

Un dieu qui n’existe pas, que la beauté du monde végétal ferait presque exister. Jeune écrivain pétri de la littérature de ses prédécesseurs,  Camus exprime son bonheur et sa stupéfaction d’être en vie en chantant le parfum des absinthes.

J’ai interrompu ma lecture pour sortir dans le jardin et écraser entre mes doigts un rameau d’absinthe Artemisia absinthium. Oui c’est bien cela cette odeur verte, astringente, grise, un peu de sueur… que les arabes ajoutent à leur thé à la menthe, sous le nom de ch’iba pour lui donner un goût extrême. Le goût de leur terre.

Camus a porté ce paysage, ces plantes de Tipasa en lui toute sa vie. Elles l’ont accompagné dans sa fulgurante trajectoire qui l’a mené d’Alger Républicain et  de la librairie Charlot à ses éditos de Combat, de l’Etranger, de l’Homme révolté au Nobel.

Il est resté imprégné de l’odeur des absinthes, de la lumière de la terre algérienne jusqu’au fracassement de sa mort automobile.

Je crois que nous avons tous au fond de nous un paysage du nord ou du sud, de genêts ou de cactus, de peupliers ou de frênes, de pins ou de micocouliers qui nous a marqués dans notre enfance ou notre adolescence et qui est notre âme qui n’existe pas. Notre Tipasa.

Je reviens sur ce personnage de Sauveur Galliero le peintre.
Il nous a fait connaître Alger et la côte.

Jean-Claude Villain vient de me communiquer à son propos un texte de Camus repris à l’occasion d’une exposition Galliero au Centre culturel algérien en 1945. « Galliero s’est jeté dans la peinture comme on se jette à la mer : tout jeune, avec force et embarras, une grande soif et la science de l’instinct. Il a peint avec n’importe quoi, du crayon, du charbon, de l’huile , de l’essence : sur n’importe quoi, du bois, du papier, de la toile. Il a peint avec rage tout ce qu’il voyait : des hommes, des cafés, la mer, une maison. Il a peint en vert et en jaune, sans économie, parce que le pays où il vivait était vert et jaune, prodigieusement. Il a peint avec la force de sa nature, changeant de matière, des toiles qui vous communiquaient une odeur épaisse d’humanité élémentaire.

Depuis, il a voyagé, il a appris l’économie. Il peint moins, regardant mieux. Mais sous le dessin simplifié, les tons plus étudiés, la force de la vie est demeurée. Et finalement, malgré tout ce que Galliero a appris ou apprendra, c’est elle qui fait le prix de cette peinture, son émotion et sa chair. Dans un Paris intoxiqué d’abstraction, de théories, de nouvelles philosophies, cette jeunesse passionnée, cette chaleureuse simplicité apporte un vent nouveau, chargé de sel et de violence qui fera peut-être réfléchir. »

Faute d’avoir rencontré Camus nous fréquentions son ami et l’ inspirateur de certains traits du personnage de Meursault de l’Etranger. Nous allions avec lui nous baigner sur les blocs de ciment du brise lame de la jetée de l’Amirauté. Nous déjeunions ensuite de sardines grillées  à l’ombre des arcades de pierre de la Pêcherie. Nous allions voir ses dernières toiles dans son atelier de la Casbah. Nous allions voir les jeunes peintres pensionnaires de la villa Abd el Tif… Nous respirions cette odeur épaisse d’humanité élémentaire à l’intérieur de la quelle vivait Sauveur. C’était un personnage royal, mi vagabond, mi illuminé. Il était dans le paysage. Il était le paysage. Alger était son aquarium. Il déambulait sans hâte entre la réalité et ses visions.
J’ai revu Sauveur en 1963 dans une chambre de l’hôpital Saint Louis à Paris. Il était tout jaune. Il mourait d’une leucémie. Je l’ai embrassé. Il blaguait. Il s’en foutait. Il mourait d’avoir du quitter l’Algérie.

Alain Hervé