reprint Le Sauvage, octobre 1991
La nuit, la moitié de notre temps et de notre espace. Une plongée quotidienne dans le cosmos, le mystère, le sommeil, les rêves, l’amour. De quoi ne plus vouloir entendre parler du jour…
par Jean-Louis Breton
« La prédominance de la vision distingue les primates de presque tous les autres mammifères » (J.-J. Peter), et parmi ces primates, l’homme, plus que d’autres encore, a fait de la vision un sens privilégié. La main ne serait rien sans l’œil, et toutes les fonctions liées à la vision s’accordent autour d’un développement sans précédant du cerveau. Les aveugles ? Et les aveugles de naissance ? Ils ont hérité de cet énorme cerveau, de toutes ces qualités et possibilités, et nous savons qu’ils l’utilisent de manière étonnante.
L’homme est un être du regard, autour de la vision il a construit son univers, ses sociétés et cultures, l’essentiel de ses moyens d’information et de communication. Écrire, lire : c’est voir ; apprendre, savoir : c’est voir. « Ce qui n’a pas été vu à la télévision n’existe pas. »
Pourtant, nous autres humains n’avons pas été très sérieux durant ces millénaires d’évolution : nous avons oublié d’apprendre à voir la nuit. Le moindre matou nous rend des points et se moque. Que dire des chouettes, grands ducs, hiboux et autres hulottes ? Il n’est jusqu’au microcébus murinus, fulvus albifrons ou hamapelur griseus pour se moquer de nous… Je parle évidemment de ces petits lémuriens qui vivent dans les forêts de Madagascar et qui, eux, voient la nuit.
La nuit, nos ancêtres primates se rassemblent sur des arbres, en des lieux escarpés ou un peu protégés, ils ne dorment que par intermittence, ils ne dorment « que d’un œil » – Quand cet œil ne voit rien ! – Ils sont vigilants, inquiets, ils ont peur. Analysent tous les bruits, toutes les odeurs…
Nos lointains ancêtres d’avant l’invention du feu domestique ne devaient guère être plus rassurés la nuit… Et aux jours d’aujourd’hui : rien n’a vraiment changé, sinon que nos autres organes des sens ne se sont pas améliorés, au contraire. Qui d’entre nous saurait encore identifier dans une forêt bruits, odeurs, glissements, couinements, chocs, souffles, respirations… ?
« La peur du cambrioleur ne vient pas seulement de ses intentions de rapine, elle est peur aussi de son surgissement soudain et inattendu dans le noir. » (Elias Canetti)
Voilà peut-être en partie pourquoi les hommes n’ont eu de cesse de vouloir voir la nuit. Le feu éloigne les bêtes féroces, il permet aussi de voir les autres hommes assis autour du feu, il permet de dormir profondément, de rêver, peut-être comme le dit Edgar Morin, de « devenir plus intelligent ».
Nous inventons le feu, nous le déplaçons, dans des cages à feu, grâce à des torches, nous pouvons nous promener la nuit, voir, voir un peu plus loin dans le cercle de lumière, voir les visages, les obstacles, les gestes, les regards…
Cet effort n’aura de cesse : nous inventerons la bougie, la lampe à huile, la lampe à pétrole, la lampe à gaz, puis l’électricité… Voir est notre passion, nous accepterons des risques d’incendie, de brûlures, le risque du nucléaire (???) pour voir la nuit.
À ces techniques s’en ajoutent maintenant d’autres : vision de nuit grâce au radar, à l’infrarouge, aux systèmes d’intensification de lumière. Demain ?
Lorsque l’on y songe, cet effort pour voir la nuit est gigantesque. Une ville la nuit : magasins, cinémas, enseignes, voie publique, monuments, tout cela éclairé, lumineux… Routes, autoroutes, ports, aéroports, phares… Et tous ces véhicules avec leurs petites lampes, leurs phares : vélos, autos, motos, ambulances, voitures de pompiers.
Dans ma campagne, il est une petite route que bien rarement l’été utilisent quelques automobilistes qui ne sont pas du pays. Cette petite route qui ne mène nulle part a ses lampes accrochées à des poteaux de bois qui brillent toute la nuit, été comme hiver. Et toutes ces lumières cachées, privées : lampes des radios, lampes des frigidaires, éclairages domestiques, halos des écrans de télévision, des ordinateurs. Nous savons tout faire de nuit : voir, lire, écouter, travailler, parler, manger, jouer, faire la cuisine ou le ménage…
Les cosmonautes parlent, racontent cette terre illuminée la nuit, ne sont noirs que les endroits privés d’homme, ou presque : forêts, déserts, montagnes, océans… Encore que là aussi se promènent des lampes, des lumières : quelques promeneurs, et puis avions, navires trains… Routes de lumières.
J.-L. Breton
Mots-clés : lumière, nuit, peur, voir.