La nuit

12 mars 2012,

reprint Le Sauvage, octobre 1991

par Alain Hervé

Le feu de tête de mât d’un bateau vrille un trou dans l’obscurité. Le bateau est invisible. Les îles sont invisibles. C’est la nuit. Une nuit redoublée par l’humidité de l’air, le silence. Pas une miette de vent, pas un bruit d’oiseau, ni d’insecte.

J’ouvre la porte de la chambre (je sors la nuit, c’est mon affaire) et je reçois sur le visage, comme dans les films d’horreur, un baiser froid, moelleux, velouté, salé, mais pas horrible. Le baiser de la nuit.

« La nuit, y en a plus. » Comme le reste, elle a filé avec le bon vieux temps. On y voit partout comme en plein jour. Girandoles et lampions électriques partout. Les villes, les villages, les routes endormies sous l’électricité blanche. L’œil de Caïn du haut des lampadaires chasse l’ombre, asperge les façades de jets crus. Il faut s’enfermer derrière volets et rideaux pour dormir.

Mais, ici, privilège, il fait noir, le brouillard de mer aidant, qui épaissit l’air. Certes, il y a le phare qui découpe avec ses rayons un gâteau tournant dans l’obscurité pour mieux l’exalter.

Attendez, je voudrais vous dire que la nuit, c’est à pleurer de joie. Ce noir qui agrandit le monde, efface la portée de main, met l’œil, ouvert sur rien, en lévitation.

On ne se voit plus soi-même. On n’est personne. Un regard sans corps qui file pendant des années-lumière, avant de s’arrêter sur une étoile.

Non, c’est un satellite qui passe…

Bienheureux ceux qui ne sont pas nyctalopes, car il leur sera donné de voir matière la nuit. Son épaisseur hors du temps.

Et ce soir-là, devant la porte, je vois les îles Chausey disparues. De jour, j’identifie chaque balise, chaque rocher, les niveaux de lichens et d’algues qui signalent les hauteurs d’eau de la marée. Je connais les mouvements des courants, leur traînée sur les coffres et les corps morts des mouillages, sur les troncs de bois des balises.

Tout cela est là, invisible, exilé dans un autre monde, aussi distant que le rêve l’est de l’éveil.

La nuit est un monde amorti, on se heurte à sa matière organique, duveteuse, matelassée,  à ses muqueuses, à ses taies. Ce n’est pas par hasard que les taies obscurcissent l’œil ou enveloppent les oreillers. On dit nuit mais il n’y a que des nuits de toutes sortes, des pâles, des dures, des à peine obscures, que la lune entame.

On commence avec la nuit, on n’en finit pas. C’est un territoire, une demi-planète, un monde. La nuit se définit comme absence de lumière, comme le silence par l’absence de bruit. Il n’y a pas d’orchestre à faire du silence ou de machine à fabriquer de la nuit.

Cependant, silence et nuit, on s’en doute, sont les plus puissants. Ils sont presque toute la matière de l’univers.

Ce qui nous frôle de son aile noire pendant la moitié du jour, c’est la nuit universelle du cosmos, que trouent à peine quelques chandelles, comme notre soleil. Nous sommes sortis un jour de la nuit avec pour vocation de devoir y rentrer définitivement.

Marcher la nuit. Et sans lampe. Jouer aux Sioux pour se persuader que l’on n’est pas encore un infirme des villes et de leurs lumières. Mobiliser d’autres sens que la vue. Humer les distances, les obstacles, décrypter les silhouettes. Poser le pied comme un chat.

Bivouaquer, roulé dans sa couverture à même la terre, sans toile de tente au-dessus de la tête. Rester éveillé. Garder les yeux ouverts dans le noir. Manger du noir avec les yeux. S’enduire de noir de nuit. Apprendre à lire la constellation du Bouvier ou de Cassiopée, reine d’Éthiopie, qui osa comparer sa beauté à celle des Néréides. Apprendre à quitter la terre, à voyager dans les étoiles. S’endormir éveillé. Rêver les yeux ouverts.

Les souvenirs de nuit sont presque toujours calmes. Le temps ralentit, le vent tombe, les villes s’estompent, les trains arrivent en silence dans des gares sans voyageurs. On se retrouve là, seul à attendre une correspondance dans le buffet végétarien d’une gare au centre de l’Inde : Nagpur.

Le garçon présente une carte rédigée en hindi, on désigne au hasard un plat pour vingt roupies. Il commence aussitôt à apporter les éléments d’un banquet. Pour lequel on ne dispose pas d’une faim correspondante : des œufs, des cailles, peut-être du riz, des légumes brûlants, du thé. Derrière la vitre du restaurant, un homme regarde avec des yeux affamés.

On lui fait signe que « oui ». Il entre, soulève l’assiette à hauteur de sa bouche, y fait glisser d’un seul coup toute la nourriture avec le tranchant de sa main, comme dans une benne : son estomac. Tout le personnel se précipite, le saisit au corps, menace de l’assommer. On se lève pour le défendre, expliquer sans mots, personne ne parle anglais. On se regarde dans les yeux, qu’ils ont rouges, de nature et par manque de sommeil.

On rit, on se salue, on se sourit, des trains passent qui ne s’arrêtent pas, soulèvent l’air chaud et des odeurs de cadavres.

On ne sait plus quoi faire. On entre dans la salle d’attente réservée aux riches, ceux qui fréquentent la classe réfrigérée. Il y a là un Japonais qui porte des chaussettes roses et des lunettes de soleil. Il doit être trois heures. Une chèvre rentre qui finit de manger une pelure de banane. On s’installe dans un de ces fauteuils de planteurs de thé dont les accoudoirs contiennent des planches pivotantes pour y allonger ses jambes à l’heure de la sieste sous le ventilateur, dans une position de parturiente. On aimerait rapporter ces fauteuils cannés en Europe. En emplir une maison, sans aucun autre meuble. On l’appellerait « la Siesta » par exemple. On mettrait des rideaux noirs aux fenêtres, on voyagerait sans bouger le petit doigt.

A. H.

Mots-clés : Chausey, Inde, nuit.