par Jacques Grinevald
de l’Université de Genève
Suite au 34e Congrès Géologique International qui s’est tenu en août (2012 A.D.) à Brisbane, en Australie, je présente ici, d’une manière un peu sauvage, ce que je pense du débat qui fait rage autour de ce terme d’ “Anthropocène” pour désigner “cette nouvelle ère dont nous sommes les héros” (Lorius et Carpentier, 2010). C’est un débat scientifique relativement récent, dans le sillage de “la révolution de l’environnement” et de “la crise écologique”. Il concerne notre responsabilité dans l’avenir de toute la Biosphère, donc dans “le destin de la Terre”, pour reprendre le titre du livre-choc de Jonathan Schell (1982) sur les conséquences planétaires d’une guerre nucléaire. Mais, malgré sa relative nouveauté, ce débat s’inscrit, bon gré mal gré, dans une tradition historico-culturelle plus ancienne, spécifiquement chrétienne et occidentale, qui remonte au XIXe siècle, voire aux Epoques de la nature de Buffon. On y retrouve la vision anthropocentrique et téléologique de l’évolutionnisme du siècle de Darwin, c’est-à-dire du darwinisme vulgaire et du lamarckisme que démentait précisément le grand Darwin, nous obligeant à repenser radicalement la place de l’Homme dans l’histoire de la Nature. La rupture, ou plutôt la décentration, par rapport à cet anthropocentrisme d’inspiration religieuse et européocentrique, reste une question delicate dans le débat sur l’Anthropocène, car il s’agit bien d’une nouvelle phase de “l’histoire humaine de la nature” (au sens de Serge Moscovici), dans laquelle le modèle de la civilisation de puissance et de croissance de l’Occident moderne a été complètement assimilé par l’ensemble des Etats et des nations membre de l’ordre mondial de l’ONU, en un mot l’Anthropocène concerne notre “Monde” mondialisé.
Cet aspect du débat est loin d’être tranché, il n’est d’ailleurs pas encore pleinement explicité et compris, car cela relève plus de “l’anthropologie de la nature” (au sens de Philippe Descola) que des sciences de la terre et de la vie proprement dites.
La première chose, donc, que j’aimerais dire ici, pour dissiper l’impression donnée par la grande presse, c’est que l’adoption officielle de cette nouvelle catégorie géochronologique – proposée pour marquer une discontinuité très récente entre l’Holocène (l’époque “toute récente”, selon la Charte stratigraphique internationale en vigueur) et l’époque qui commence et qu’on peut, avec Paul Crutzen, appeler l’Anthropocène – n’est pas une mince affaire. Elle possède, c’est le cas de le dire, plusieurs strates, plissées et enchevêtrées.
Malgré l’extraordinaire fortune du mot et de l’idée de l’Anthropocène depuis l’an 2000, de l’ère chrétienne (Crutzen et Stoermer, 2000; Crutzen, 2002), cette affaire, plus lourde de sens qu’on le dit, dont les implications philosophico-politiques sont redoutables, n’était tout simplement pas à l’ordre du jour du Congrès de Brisbane ! Le programme officiel de cette grande assemblée quadriannuelle des sciences géologiques ne pouvait tout simplement pas anticiper la procédure complexe, quasi judiciaire, qui doit notamment passer par l’expertise de la Commission Internationale de Stratigraphie (ICS), laquelle attend, pour le moment, le rapport du Groupe de travail sur l’Anthropocène. Ce dernier a été créé dans le cadre de la sous-commission de la stratigraphie du Quaternaire (de l’ICS), par Jan Zalasiewicz suite à son article de 2008, intitulé “Are we now living in the Anthropocene?” publié avec une vingtaine d’autres membres de la Commission de stratigraphie de la Geological Society de Londres (Zalasiewicz et al., 2008). Cette étude scientifique prenait au sérieux le terme et le concept lancés dans la prestigieuse revue britannique Nature par Paul Crutzen (2002). Le Groupe de travail sur l’Anthropocène présidé par Zalasiewicz (et dont j’ai le privilège de faire partie) a déjà publié tout un numéro special des vénérables Philosophical Transactions of the Royal Society (Williams, Zalasiewicz, et al. 2011; Steffen, Grinevald, Crutzen et McNeill, 2011); mais son rapport final ne sera pas achevé avant deux ou trois ans. A vrai dire, la prochaine échéance du Congrès géologique international se situe en 2016, en Afrique du Sud. Nul ne sait comment les choses vont évoluer d’ici là. Peu importe d’ailleurs le comportement, souvent assez conservateur, des autorités qui sont en charge de la Charte stratigraphique internationale, c’est-à-dire de l’Echelle des temps géologique (Geologic Time Scale), le concept de l’Anthropocène, en somme, a déjà commencé sa carrière publique, comme d’ailleurs le phénomène socio-bio-géologique qu’il désigne. Les académies suivent généralement le mouvement, l’avant-garde des minorités actives n’en a que faire!
Cela dit, l’Anthropocène n’est pour l’instant qu’un néologisme scientifique, parmi bien d’autres. Ce qui me frappe personnellement, c’est la question de l’originalité et de la calibration historique de l’Anthropocène par rapport aux autres terminologies déjà introduites dans la littérature naturaliste d’avant la Deuxième Guerre mondiale pour exprimer l’idée que l’Homme (ou l’humanité), en tant qu’espèce zoologique en sur-expansion et d’une créativité technologique proprement prométhéenne, est devenue une nouvelle “force tellurique”, comme le disait dès 1873 l’abbé Antonio Stoppani, bien avant le savant jésuite Pierre Teilhard de Chardin, qui, dans les années 1920, avec son ami Edouard Le Roy (le successeur de Bergson au Collège de France) et le géochimiste russe Vladimir I. Vernadsky, avait proposé la notion de Noosphère, un précédent historique évident pour l’Anthropocène, surtout dans sa version vernadkienne, plus biogéochimique que mystique (le teilhardisme ignorant les cycles biogéochimiques et le rôle géophysiologique de l’océan et de l’atmosphère). L’historiographie de cette notion de Noosphère (la sphère de l’Esprit prenant le relais de la sphère de la Vie, contrôlant l’évolution de la Biosphère !) constitute une sorte de prologue pour le débat actuel autour du concept d’Anthropocène, qui côtoie aussi, hélas, nombre d’utopies post-humanistes de géo-ingénierie (proches des délires hyper-industriels de la technoscience du XXe siècle). La Noosphère reprend d’ailleurs le thème d’autres concepts du même genre, plus anciens, comme l’ère anthropozoïque ou psychozoïque (voir Vernadsky, 1945). Cependant, il faut se méfier des illusions retrospectives et éviter l’anachronisme, lorsqu’on recherchait dans le passé des intuitions de notre connaissance présente. Certes, l’idée de l’Homme comme nouvelle force géologique n’est pas entièrement nouvelle, mais notre vision géologique de la Terre a totalement changé depuis. Pour faire court, notre savoir a intégré le mobilisme de “la révolution wegenerienne” et la décentration cognitive spectaculaire de la mission Apollo de la NASA, à savoir le photographie de notre petite planète Terre depuis l’orbite de la Lune. L’âge de la planétologie comparée nous a donné une nouvelle perspective, comme l’illustre à merveille la fameuse Hypothèse Gaïa. Notre Globe n’est plus une planète comme les autres, c’est l’unique et changeante “planète vivante” du système solaire, c’est notre Biosphère dans le cosmos. Le développement technologique, démographique et économique de “la richesse des nations” dépasse désormais les limites de la stabilité planétaire que nous avions connue durant l’Holocène. C’est là qu’intervient la pertinence du mot Anthropocène, au point de rupture de notre “métabolisme industriel” qui perturbe l’homéostasie de la Biosphère du Quaternaire. L’écologie globale de notre révolution thermo-industrielle restait un impensé de la science moderne, sans parler de la politique et de l’économie modernes. L’Anthropocène sonne la fin de la fête, la fin de notre innocence vis-à-vis de l’histoire humaine de la planète Terre et de sa Biosphère.
Comme l’est le concept Gaïa développé par James Lovelock et la regrettée Lynn Margulis, qui est aux origines du nouveau paradigme interdisciplinaire et holistique du “Global Change” et de la “Earth System Science”, le concept de l’Anthropocène représente, j’en suis tout aussi convaincu, une nouvelle big idea, dont la fortune va marquer les turbulences géopolitiques du XXIe siècle. Le fait que l’Anthropocène a déjà fait la une du prestigieux magazine The Economist (le 28 mai 2011) est un signe des temps. Hélas, les ouvrages savants et la littérature scientifique spécialisée ne sont guère accessibles au grand public, de sorte que l’espace publique, et donc politique, est envahi par la désinformation des charlatans et des imposteurs, comme on le voit avec le déni des climato-sceptiques. Cela aussi va peser sur la fortune de la science de l’Anthropocène, surtout si les sciences humaines manquent leur rendez-vous avec la nouvelle Science du Système Terre dont fait partie l’écologie globale, la science de la Biosphère.
Du point de vue de la stratigraphie, de nombreux critères doivent être réunis avant de pouvoir délimiter et calibrer une discontinuité manifeste entre l’Holocène et l’Anthropocène, voire entre tout le Quaternaire et notre dérive anthropogénique de l’effet de serre depuis la révolution thermo-industrielle (à cet égard la courbe de Keeling est une véritable pierre de Rosette). A mon sens, le grand intérêt de ce concept d’Anthropocène, tel qu’il a été lancé en l’an 2000 (de l’ère chrétienne) dans le cadre précisément du bulletin d’information Global Change de l’IGBP (International Geosphere-Biosphere Programme) par l’écologiste américain Eugène Stoermer (1934-2012) et le célèbre Prix Nobel de chimie Paul Crutzen, c’est justement de valider la rupture socio-écologique que j’appelle la révolution thermo-industrielle. Cela implique de repenser ladite Révolution Industrielle de l’Occident et son expansion à l’échelle du globe terraqué, et sortir de la légende de l’invention de la machine à vapeur de James Watt (n’en déplaise à Paul Crutzen).
Mieux que les premières spéculations sur la transition Biosphère – Noosphère (ou Anthroposphère), les recherches scientifiques qui cherchent de nos jours à mesurer les différents aspects de cette bifurcation anthropogénique dans l’évolution biogéologique de notre planète Terre soulignent de plus en plus l’importance de notre responsabilité humaine, au moins depuis Hiroshima, comme l’ont souligné quelques rares philosophes comme Günther Anders, Hans Jonas ou Michel Serres. Mais n’oublions pas les premiers cris d’alarme des écologistes, ces naturalistes pionniers du mouvement international pour la conservation de la nature, comme Fairfield Osborn, dont le livre prophétique, La Planète au pillage (Our Plundered Planet), contient un chapitre III explicitement intitulé “Une nouvelle force géologique : l’Homme”. Significativement, Osborn Junior faisait référence aux idées contenues dans un article du numéro de janvier 1945 (huit mois avant les bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki) du magazine American Scientist intitulé “The Biosphere and the Noosphere” (Vernadsky, 1945). Ces deux petits textes de l’auteur de La Géochimie (Paris, 1924) et de La Biosphère (Paris, 1929), étaient présentés par le professeur G. Evelyn Hutchinson (1903-1991), de Yale University, et traduits du russe par le fils du savant (qui venait juste de mourir), émigré également à Yale vers la fin des années 1920 comme son collègue et ami anglais qu’on peut et doit considérer comme le père de l’écologie scientifique moderne. Dans la vision biosphérique de l’écologie globale, l’idée de l’Anthropocène s’impose plus facilement que dans la vision néoclassique abstraite des économistes!
Références bibliographiques
CRUTZEN, Paul et Eugene F. STOERMER (2000), “The ‘Anthropocene’“, Global Change. IGBP Newsletter, (mai) 41, p. 17-18.
CRUTZEN, Paul (2002), “Geology of mankind“, Nature, (3 janvier), 415, p. 23; trad. fr. avec un addendum par J. Grinevald : “La géologie de l’humanité : l’Anthropocène”, Ecologie & Politique, 2007, 34, p. 145-150.
GRINEVALD, Jacques (2005), “Ideas y preocupaciones acerca del papel de la especie humana en la Biosfera“, p. 15-90 in José Manuel Naredo et Luis Gutierrez, eds., La incidencia de la especie humana sobre la faz de la Tierra (1955-2005), Granada, Universidad de Granada, Fundacion César Manrique, 2005, 532p.
GRINEVALD, Jacques (2007), La Biosphère de l’Anthropocène : climat et pétrole, a double menace. Repères transdisciplinaires (1824-2007), Chêne-Bourg/Genève, Georg éditeur, coll. Stratégies énergétiques, Biosphère et Société.
LORIUS, Claude et Laurent CARPENTIER (2011), Voyage dans l’Anthropocène : cette nouvelle ère dont nous sommes les héros, Arles, Actes Sud, 198p.
Will STEFFEN, Jacques GRINEVALD, Paul CRUTZEN et John McNEILL (2011), “The Anthropocene : Conceptual and historical perspectives“, Philosophical Transactions of the Royal Society of London, Series A, (13 mars) 369, p. 842-867.
WILLIAMS, Mark, Jan ZALASIEWICZ, Alan HAYWOOD et Mike ELLIS, eds. (2011), « The Anthropocene – a new epoch of geological time ? », Philosophical Transactions of the Royal Society of London, Series A, (13 mars) 369, p. 835-1111.
ZALASIEWICZ, Jan et al. (20 coauteurs) (2008), “Are we now living in the Anthropocene“, GSA Today, (février), 18(2), p. 4-8.