Dis-moi vous!

6 mars 2013,

par Saura Loir719997_les-indignes-de-bastille

En ces temps de crise où la grogne monte de tous côtés dans notre vieille Europe, où des milliers de gens, chaudement exhortés par un vieillard insigne, se  regroupent pour crier à la face du monde leur différents sujets d’indignation, il devient difficile de faire entendre certaines petites voix qui voudraient bien qu’on les écoute aussi, leurs plaintes étant forcément dérisoires comparées aux enjeux, souvent vitaux, de celles du plus grand nombre. Faut-il pour autant se taire ? En l’occurrence, ce n’est pas mon choix.

 

Je voudrais vous parler de notre belle langue, le français, et de quelque chose à son sujet qui me chagrine. Le français, ainsi que d’autres langues latines comme l’italien et l’espagnol, a le pouvoir d’illustrer au plus près  le degré d’intimité de deux personnes. Par le choix qu’il offre entre le « tu » et le « vous », ceux qui apprécient un certain savoir vivre et surtout un souci d’authenticité dans les rapports humains peuvent nuancer leurs échanges en utilisant l’un ou l’autre de ces pronoms personnels. Cela permet non seulement d’indiquer le degré de connaissance de deux personnes, ou la différence d’âge ou de statut, mais aussi de faire état de certaines humeurs. Même quand on s’adresse à son chien ou à son chat, en le vouvoyant on peut lui signifier qu’il a fait quelque chose de mal et qu’on n’est pas content. C’est dire combien cette particularité linguistique est utile !

 

Ceci dit,  point n’est besoin que je m’attarde à ce genre d’explications, nous savons tous à quoi  servent ces deux précieux petits mots. Pourtant, hélas, de plus en plus de gens semblent l’oublier et l’usage du Vous est en passe de se perdre.  Que ce soit la déferlante de la culture américaine ou je ne sais quels autres facteurs, il arrive de plus en plus souvent que des quidams, adultes j’entends, qui ne se connaissent ni d’Eve ni d’Adam se tutoient dès les présentations faites. So what, me direz-vous. Eh bien, ça m’énerve et ça m’attriste. Parce que cela ne correspond pas à la réalité. Le « tu », ce sera quand je connaîtrai suffisamment la personne pour que ce « tu » colle à la réalité de la rencontre. Je suis riche d’une langue qui permet cette clarté, cette précision, pourquoi devrais-je me comporter comme une pauvresse, au nom de quelle vision faussement égalitaire et démocratique ? Pauvres anglo-saxons qui n’ont pas cette chance ! Rendez-vous compte, ils n’ont que le « you », pour s’exprimer, ils ne connaissent pas le délicieux frisson qui parcourt l’échine de deux aspirants amoureux lorsque soudain, après des lunes passées à se voussoyer pour ne pas trop montrer la fièvre qui monte, le « tu » le plus délectable qui soit échappe au contrôle du plus transi, ou du plus distrait, ou du plus  manipulateur… C’est chouette, non, une langue qui permet de tels raffinements ? Ils sont condamnés, nos braves anglo-saxons, à être platement directs et à se contenter de jouer des mirettes. Ce qui n’est pas mal non plus, reconnaissons-le, mais c’est à la portée de tout le monde – ou presque. Et ce n’est pas avec le « thou » biblique qu’ils pourront faire monter l’adrénaline !

Oui, l’usage du Vous se perd et cela me chagrine. C’est un peu comme si la perte de ce tout petit mot incarnait à elle seule tant d’autres pertes, abandons,  renoncements. D’une certaine façon, c’est comme si elle devenait le symbole poignant du temps qui passe, du temps qui s’enfuit.

Alors que faire ? Descendre dans la rue ? Faire la grève du Tu ? Promouvoir la Journée du Voussoiement ? Organiser des débats ? Réclamer un Référendum ? Si on devait descendre dans la rue je crains qu’on n’y verrait que des seniors (le mot « vieux » est devenu obscène), les jeunes n’ont pas assez de maturité, n’est-ce pas, et de toute façon ils ont d’autres chats à fouetter. On (je) cherche à se consoler en se disant qu’après tout il s’agit d’une loi universelle, les langues évoluent, elles changent et on n’arrête pas le changement, que certains appellent progrès. Alors arrêtons de râler, ravalons nos frustrations, ouvrons-nous au présent et sourions à ce qui, de toute façon, EST.

Mais quand-même.

Saura Loir