Sous le titre “ Jardins, débrouille, partage : comment Detroit redémarre” notre confrère Terraeco publie une passionnante interview d’une géographe, qui donne à réfléchir sur le futur de nos villes.
Interview – Dans cette ville américaine désormais en faillite, un nouveau modèle de société émerge à petits pas, comme l’explique la doctorante en géographie Flaminia Paddeu. Ses piliers : autonomie, écologie, anti-consumérisme et solidarité.
Faillite. Le mot a été lâché la semaine dernière. Sous le poids de ses 18,5 milliards de dollars de dette (14 milliards d’euros), l’ancien bastion de la construction automobile américaine a touché le fond. A Detroit, les retraités craignent désormais pour leurs pensions, les salariés municipaux pour leurs emplois. Mais depuis des décennies déjà, les 700 000 personnes qui n’ont pas quitté la ville apprennent à composer avec le déclin. Abandonnées par les entreprises puis délaissées par la municipalité, elles font de la débrouille un nouveau mode de vie. Flaminia Paddeu, doctorante en géographie et enseignante à l’université Paris IV, prépare une thèse sur l’agriculture urbaine en contexte de crise à Detroit. Dans le cadre de ses recherches elle a mené, en mai 2012, une trentaine d’entretiens auprès de membres et de leaders d’associations de Detroit. Elle raconte l’ébullition qui règne dans les friches de la ville fantôme et, en nuançant les images de désolation, donne quelques raisons d’espérer.
Terra eco : Alors que Detroit vient de se déclarer en faillite, vous parler de « destruction créatrice », qu’entendez-vous par là ?
Flaminia Paddeu : Detroit est souvent présentée comme « la tête d’affiche de la décadence urbaine » ou comparée à la Nouvelle-Orléans après Katrina, sans l’ouragan. La ville a en effet perdu la moitié de ses habitants en cinquante ans, près d’un quart des logements sont vides, les services sociaux disparaissent, le déclin est évident. Pourtant, ce sombre portrait ne dit pas tout. Depuis la crise de 2008, et même avant, des pratiques économiques alternatives émergent. Une nébuleuse d’associations communautaires reprend la ville en main. La gestion des quelque 78 000 immeubles abandonnés en est une bonne illustration. Faute d’action forte de la municipalité, ces bâtiments prêts à s’effondrer deviennent le repère de trafiquants de drogue et ont un effet délétère sur les prix, déjà très bas, de l’immobilier. Pour enrayer le phénomène, des associations se sont spécialisé dans leur déconstruction. Elles réutilisent ensuite ces maisons en pièces détachées pour consolider et rénover un parc immobilier occupé de très mauvaise qualité. A Detroit, on croise aussi de plus en plus d’espaces dédiés au recyclage, à la réparation ou au partage des nouvelles technologies.
Sans compter l’agriculture urbaine…
C’est une des manifestations les plus visibles de ce mouvement multiforme. Des usines désaffectées se transforment en serres ou en fermes urbaines. Celles-ci approvisionnent en circuit court les habitants, les banques alimentaires et les soupes populaires, qui elles aussi se multiplient. Mais ces fermes, qui fonctionnent comme des petites entreprises, ne produisent pas que des légumes. Elles accueillent aussi des ateliers de réparation de vélos, des centres sociaux-éducatifs pour les enfants. Autant de mesures qui visent à pallier les insuffisances de la municipalité : un réseau de transport médiocre et un système éducatif délaissé. Et puis il y a surtout les 1 600 jardins communautaires cultivés sur des terrains en friche. Ce nombre est considérable pour une ville de 700 000 habitants. A titre de comparaison, New York, qui abrite 8 millions de personnes, en compte moins de 500.
Le protection de l’environnement est-elle au cœur de cette démarche ?
Aujourd’hui, c’est le cas. L’écologie est devenue l’un des piliers de cette action multiforme au même titre que les enjeux sociaux ou éducatifs. Mais ce n’est ni une tendance, ni la motivation principale. Les gens se sont mis à cultiver par nécessité. Quand les entreprises et les habitants ont quitté Detroit, les supermarchés ont suivi le mouvement. Des quartiers entiers se sont alors transformés en déserts alimentaires. Cela signifie que si leurs résidents veulent acheter des fruits ou des légumes, ils doivent parcourir plusieurs kilomètres. Or, comme à Detroit se déplacer est cher ou compliqué, ils se rabattent sur de la nourriture malsaine (junk food) à proximité. Ce qui entraîne les conséquences que l’on connaît : diabète, obésité… Dans ces circonstances, la notion de « droit à la sécurité alimentaire » est devenue centrale et, afin d’atteindre cet objectif, les habitants se sont réappropriés la production alimentaire.
A Detroit, le terreau est-il particulièrement fertile pour de telles initiatives ?
Certainement. Les jardins communautaires existent depuis les années 1990. A l’époque, ils étaient principalement cultivés par des retraités. Aujourd’hui, l’ampleur du mouvement est surtout lié à l’ampleur de la vacance. Les friches qui sont apparues à la fin de l’âge d’or de la ville, dans les années 1960, se sont multipliées. Cette vacance offre une marge de manœuvre considérable aux citoyens, encore renforcée par le lâcher prise de la municipalité. L’inefficacité administrative prive certains projets de soutien mais, en contrepartie, leur laisse de grands espaces de liberté. Longtemps, les jardins communautaires sont restés en marge de la légalité mais en décembre dernier, une loi a été adoptée pour les autoriser. C’est un symbole fort.
Peut-on parler de l’émergence d’un nouveau système ?
Pour les habitants de Detroit comme pour de nombreux américains, l’existence a longtemps été nourrie par un rêve de consommation. Ce rêve s’est effondré. Jusqu’à la crise de 2008, ceux qui ont connu la période faste où les « Big three » – Ford, Chrysler et General Motors – faisaient vivre la ville espéraient encore revenir à la situation antérieure. Mais quand la crise des subprimes les a frappés, l’illusion s’est effondrée. Ceux qui sont restés ont inventé de nouveaux mode de vie qui prennent le contre-pied des systèmes capitalistes et consuméristes. Le troc se développe, la valeur d’usage remplace l’échange monétaire. Ainsi, dans un jardin de l’East Side, un des quartiers les plus sinistrés, des habitants troquent le miel qu’ils produisent contre des services de bricolage ou d’informatique.
Une forme d’altermondialisme ?
Dans les associations, les leaders ne sont pas tous politisés, les idées pas toujours théorisées, mais il y a souvent une proximité avec les courants altermondialistes, notamment avec l’émergence de nouvelles solidarités. Pour autant il n’y a pas de consensus. Les décisions unilatérales de la municipalité passent mal. C’est le cas du « downsizing » : pour faire des économies sur le ramassage d’ordures et l’éclairage public, certains élus de Detroit voudraient vider complétement les quartiers déjà délaissés. Mais lors des réunions publiques, certains habitants s’emportent contre cette mesure et réclament du « bigsizing », c’est-à-dire la reprise des gros chantiers mis en place ces dernières années dans l’espoir de relancer l’économie et la croissance.
Mais Detroit, ville en décroissance malgré elle, peut-elle finir par en tirer parti ?
Pour moi, ce qui se passe à Detroit pose les bases d’un mouvement durable. La mise en faillite de la ville signifie qu’à terme elle pourra repartir avec une assise financière saine. D’ici une dizaine d’années, ce qui n’est aujourd’hui qu’une nébuleuse d’initiatives pourrait devenir pérenne. Et dans trente à cinquante ans, on peut envisager que Detroit se pose comme une ville alternative. Aujourd’hui, même si la tendance démographique est loin de s’inverser, des gens commencent à s’y installer. Des jeunes artistes et des créatifs attirés par le renouveau. On peut acheter un logement à Detroit pour quelques milliers de dollars et commencer une nouvelle vie. Mais on ne sait pas à quoi ressemblera la ville dans six mois.
Detroit est-elle une ville test ?
Detroit ne doit devenir ni une œuvre d’art ni un laboratoire. Ses habitants proposent un changement de paradigme, mais il est trop tôt pour l’ériger en modèle. Et puis il faut relativiser ce mouvement alternatif. S’il bénéficie à énormément de gens, tout le monde n’y participe pas. Quant aux associations, de loin elles donnent l’impression de porter un message homogène, mais ce n’est pas le cas. La principale zone d’ombre reste cependant la question des financements. Toutes les associations vivent aux crochets de fondations comme celles de Kellogg, Ford ou General Motors, les patrons d’hier. Toute la question est de savoir dans quelle mesure ces généreux donateurs influencent les actions citoyennes. On dit qu’à Detroit les citoyens reprennent le pouvoir, c’est faux. Si l’année prochaine les associations ne sont plus subventionnées, tout s’arrête. D’un point de vue social et symbolique, ils gagnent énormément, mais sur le plan économique, comme politique, le pouvoir leur échappe toujours.