Par Saura Loir
Une scène de théâtre à la nuit tombante. Seul signe de présence humaine, une voix d’homme en colère. La caméra nous le montre de dos, criant de rage dans son téléphone portable. Tonnerre et éclairs éclatent dans la semi-obscurité comme pour annoncer quelque drame à venir. Soudain, la porte s’ouvre sur une jeune femme haletante et ruisselante de pluie. Les voilà face à face, les deux seuls protagonistes de l’histoire qui va suivre.
Deux heures durant nous allons assister, médusés, au combat que se livrent un homme et une femme qu’à priori, seul l’amour du théâtre rapproche. Lui, Thomas, doit mettre en scène son adaptation du célèbre roman de Sacher-Masoch, « La Vénus à la fourrure » et écume de rage pour avoir passé toute la journée à auditionner vainement, pour le rôle de Wanda von Dunajew, une pléthore de jeunes actrices aussi nulles les unes que les autres. Elle, actrice marginale et inconnue, est en retard pour l’audition et veut à tout prix obtenir ce rôle qu’elle sait être fait pour elle. A preuve, ne s’appelle-t-elle pas elle-même Vanda ? Thomas renâcle, il est tard, il est fatigué et qui plus est cette femme hystérique et vulgaire ne correspond pas du tout, mais vraiment pas du tout au profil de la belle aristocrate du roman de Sacher-Masoch.
Il ne sait pas encore à quelle tornade il s’expose……
Je me cale dans mon fauteuil. La scène devant moi est une arène où deux adversaires vont se livrer un combat sans merci.
Au départ, Thomas mène le jeu. C’est lui le patron, il lui suffit – et il s’en faudra de peu – d’un NON bien placé et la jeune femme n’aura plus qu’à débarrasser le plancher. Mais cette fermeté-là, il ne la possède pas tandis que la femme qui lui fait face, main sur la hanche, regard qui vrille et gouaille appuyée, a tout d’un fauve qui a trouvé sa proie. Fatigué d’avance, il accepte de l’auditionner et, faute d’acteur disponible, consent à lui donner la réplique. Nous voilà au seuil d’une partie qui va se jouer non pas entre un homme et une femme mais entre deux hommes et plusieurs femmes. En effet, contraint par la situation à tenir le rôle de Séverin, l’amoureux éperdu, Thomas finira par s’identifier à lui jusqu’à s’y perdre. Vanda, elle, qui se révèle saisissante de vérité dans le rôle convoité, possède une stupéfiante capacité de métamorphose qui lui permet de passer d’un personnage à l’autre même en plein milieu d’une réplique : elle sera tantôt la Wanda de la pièce, tantôt elle-même, tantôt une psychanalyste lascive, une féministe acérée et, les coiffant toutes, Vénus, la déesse à laquelle l’auteur voue un véritable culte. Thomas aura beau chercher à maintenir son cap, la femme, imprévisible et souvent cruelle, par des critiques larvées ou des suggestions captivantes va le mener inexorablement dans de voies détournées où il finira par se perdre – ou se trouver.
C’est un des aspects passionnants de l’histoire, ces volte-face continuels qui – par soubresauts ou glissades, par une mise en abîme, un jeu continu de miroirs entre acteurs et personnages – vont complètement changer la donne de départ et laisser les spectateurs abasourdis face à son dénouement.
Le scénario et le dialogue sont d’une intelligence diabolique, tellement riches, tellement fouillés qu’il aura fallu que je voie le film deux fois pour en saisir, et en savourer, tout le sens, toutes les subtilités. Il y est question de pouvoir bien sûr, de rapports maître/esclave – toujours prêts à s’inverser – du thème de « la descente aux Enfers qui nous révèle à nous-mêmes ». Mais aussi de la révolte féminine face à l’homme qui cherche à l’utiliser pour son propre plaisir, la dénonciation de l’hypocrisie « bourgeoise » et, par-dessus tout peut-être, la fascination de la Beauté, représentée ici par la déesse Vénus ou Aphrodite. A travers Vanda, c’est à celle-ci que Thomas/Séverin veut rendre un culte en s’offrant lui-même en sacrifice, mais sa dévotion est ambiguë et une déesse ne se laisse pas asservir, elle sait démasquer les intentions inavouées de ses adorateurs : c’est alors que, derrière la douce et tendre Vénus, on verra apparaître la féroce Kali du panthéon hindouiste.
Les lumières, les cadrages, la musique, l’humour aussi, comme d’avoir choisi un extrait de la Chevauchée des Valkyries pour la sonnerie du cellulaire de Thomas, le jeu des acteurs – Emmanuelle Seigner et Mathieu Amalric, tous deux magnifiques et littéralement habités par leur(s) personnage(s) – tout cela ajouté à la qualité du scénario font de ce film un délice pour les yeux et l’esprit et le chef-d’œuvre de Polanski.
Saura Loir