Grands carnivores

17 mars 2014,

LionIl faut protéger et réintroduire les grands carnivores, pas par sentimentalité animalière (ce qui n’est pas interdit !), pas seulement parce qu’ils sont beaux, pas seulement parce qu’ils sont un témoin de biodiversité mais aussi de manière très pragmatique parce qu’ils sont nécessaire pour la préservation de ce qui nous reste d’écosystèmes naturels. Or il devient de mieux en mieux admis que ces écosystèmes sont nécessaires au maintien de nos propres conditions de vie sur cette planète. Un exemple classique est fourni par la pullulation du daim qui met en péril des forêts de la côte est des USA, faute de prédateur. La compétition entre notre espèce et les grands carnivores a longtemps été résolue à coups de fusil mais des solutions plus appropriées sont déjà mises en oeuvre. Si vous voulez en savoir plus, prenez quelques instants pour télécharger ou lire ci-dessous les documents ci indiqués qui nous ont été signalés par Alain Sennepin,  spécialiste du tigre. Notre surprise quand nous l’avons lu a été d’apprendre le nombre d’opération de sauvegarde et de réintroduction entreprises pour les tigres, les lions, les loups (aïe !), les ours, les cachalots…

Le Sauvage

Europe, Terre et Mer

RESEAU ECOLOGIQUE PANEUROPEEN : COMMENT ÊTRE EFFICACE

Alain SENNEPIN 4 continents pour les tigres http://www.avenir-tigres.com

INTRODUCTION.

Le projet de réseau écologique paneuropéen a été officiellement lancé en 1995, dans le cadre de la stratégie paneuropéenne pour la protection de la diversité biologique et paysagère. Il se définit comme suit : Le réseau écologique paneuropéen (ou REP) et son sous- ensemble infrastructure verte constituent un réseau écologique qui concerne toute l’Europe. De plus, il a des implications pour toute la planète et très directement pour tous les pays abritant en hiver des espèces migratrices qui vivent en Europe l’été. Pour ses composantes sous-marines (encore peu développées), il touche l’océan planétaire et devrait contribuer à la restauration de ressources halieutiques.

Il vise un objectif de première importance pour l’avenir de l’Humanité : la reconstitution de milieux naturels vigoureux et interconnectés, qui, comme un organisme en bonne santé, résiste aux agressions de tous ordres et constitue à la fois un authentique bouclier et un prestataire de service hors de pair pour notre civilisation.

En 2007, dans le cadre du « Grenelle de l’environnement » la France a décliné la formule en établissant l’objectif d’une « trame verte et bleue » ainsi que d’une « trame bleu marine » , et la protection des zones de contacts entre terre et mer, comme les estuaires.

De fait, le degré de mise en relation des différents milieux naturels européens (terrestres, aquatiques et marins) s’est avéré nettement insuffisant pour prévenir la perte de la biodiversité ; la réalité du réseau Natura 2000, notamment, est restée beaucoup trop ténue et parcellaire. La commission européenne a d’ailleurs reconnu officiellement l’échec du projet en 2010, et a tenté de relancer celui – ci à travers une nouvelle dénomination :

« L’infrastructure verte ». Celle ci a dû, à son tour, être relancée le 6 mai 2013. Il s’agit d’accomplir désormais ce qui n’a pas été fait au cours des 18 années précédentes, malgré d’excellentes préconisations, mais dont la mise en pratique effective au niveau des Etats a trop souvent laissé à désirer jusqu’à présent.

Un exemple particulièrement dramatique des conséquences de cet état de fait est la

situation du vison d’Europe Mustela lutreola. Celui – ci (présent en France et en Espagne

où il est en déclin continu) risque désormais l’extinction totale dans les toutes prochaines

années, ce qui serait une première chez les carnivores terrestres du vieux monde depuis la

Préhistoire deux espèces du Nouveau monde ont subi un tel destin (le loup des Falklands au Sud et le vison de mer au Nord) au cours de la deuxième moitié du 19ème siècle, à une époque où la destruction de la vie sauvage était

considérée comme un acte de civilisation et de progrès -.

Adopter une méthodologie efficace suppose, au préalable, une lecture lucide des causes de l’échec des dernières décennies, liée à un regard attentif sur des expériences couronnées de succès, notamment dans d’autres régions d’Eurasie.

EXEMPLES EURASIENS :

1. UNE PAGE D’HISTOIRE ECLAIRANTE : LE RETOUR DU TIGRE RUSSE. Le Tigre des neiges a été placé au centre d’une opération politique de vaste envergure, qui

modifie en profondeur les orientations territoriales, civilisationnelles et identitaires de la Russie pour les décennies qui viennent.

En 1995, alors que l’Europe lance son objectif de constitution d’un réseau écologique sur son territoire, la Russie engage « l’opération Amba » pour éviter au tigre de Sibérie une extinction annoncée.

Cette initiative intervient dans un contexte sociopolitique difficile et angoissant : après l’éclatement de l’Union Soviétique en 1991, le pays connaît une crise terrible : effondrement économique, recul démographique et de l’espérance de vie, conflit institutionnel à la fin de l’année 1993 qui se solde par des centaines de morts au parlement de Moscou, et menaces de dislocation du pays , qui a failli disparaître purement et simplement, comme l’a fait observer Hélène Carrère d’Encausse (dans l’émission « 28 minutes » du 4 février 2014, sur Arte). Dans ce cadre, une grande partie de la société russe éprouve le sentiment d’une dépossession. Impuissante à empêcher ce qu’elle ressent comme le démantèlement d’un territoire livré à tous les trafics, elle se lance alors dans une lutte apparemment désespérée pour la préservation d’un symbole de la vie sauvage qui est probablement aussi l’image subconsciente du pays lui même.

Réduits à une quarantaine d’individus à la fin de la deuxième guerre mondiale, les grands fauves, protégés à partir de 1947, s’étaient éloignés de la zone dangereuse jusqu’au milieu des années 80 (avec une population multipliée par 20 en quarante ans). Au cours de la décennie 1985 – 1995, l’animal, victime de la désintégration territoriale et socioéconomique, devient une cible de choix pour les trafiquants, et rien ne semble pouvoir empêcher sa disparition complète : cent tigres environ meurent chaque année, victimes directes du braconnage.

La constitution d’équipes mobiles antibraconnage et l’implication immédiate des populations autochtones aboutit, en six ans (de 1995 à 2001), à une division par 10 de la mortalité due au braconnage. Dès son arrivée au pouvoir, Vladimir Poutine souhaite assurer une protection particulière à ces animaux, mais ne s’en donne pas les moyens au cours des années 2000 : continuation du pillage des ressources naturelles (notamment forestières), politique écologique quasi inexistante.

Au cours de cette période, les brigades Amba ont poursuivi leur action avec courage et détermination malgré de multiples obstacles, prenant les autorités fédérales à témoin en cas d’impérieuse nécessité. Et on constate même qu’à la fin des années 2000, des indices divers poussent certains autochtones à présenter la restauration des populations comme beaucoup plus vigoureuse que celle officiellement admise (film : Amba, russian tiger », Mike Birkhead 2008, interview d’un chasseur udeghe sur la radio « Echo de Moscou », février 2009).

Un véritable basculement intervient en 2010 : en Novembre, lors d’un sommet international d’une ampleur inédite consacré à la sauvegarde de l’animal dans le monde, la ville de St Petersbourg est devenue la première capitale européenne du tigre. Quelques semaines auparavant, le 26 Octobre, la forêt alluviale de la rivière Bikin (affluent de l’Oussouri) avait été protégée in extremis de l’appétit des entreprises d’exploitation forestière, ce qui était une première en Russie.

Depuis lors, la protection du tigre a pris véritablement corps à travers la préservation et la

promotion effective de son environnement.

Celui – ci constitue, dans l’esprit des autorités, la « vitrine sauvage » de la Région Pacifique, qui a

vocation à devenir progressivement le nouveau Centre politique de la Russie, les autorités prenant en compte les constats des historiens, géopoliticiens et stratèges, qui établissent que l’Océan Pacifique est en train de devenir l’axe névralgique du monde pour les décennies et siècles à venir, après la Méditerrannée pour l’Antiquité et le Moyen Âge, et l’Atlantique pour l’ère Moderne. A ce titre, une très vaste réorganisation administrative aussi bien qu’économique de l’ensemble du territoire est en gestation.

Les conséquences de ce processus concernent un espace plus vaste, et qui s’étend progressivement. En effet, la coopération russo – chinoise dans ce domaine a d’ores et déjà permis une augmentation des populations de Tigres de Chine du Nord Est (Los Angeles Times, 1er Octobre 2013, Barbara Demick, C.R. de son reportage à Jintang) et de léopards de la même région (China Daily du 26 novembre 2013).

Les léopards de l’Amour étaient 25 au début des années 2000. Ils sont une cinquantaine aujourd’hui, et atteindront probablement un effectif de 100 à 120 dans les années à venir sur l’espace transfrontalier Russie – Chine – Corée du Nord. Des individus issus d’un centre de reproduction doivent être réintroduits à l’état sauvage dans la réserve russe de Lazo cette année (annonce faite le 19 décembre 2013). En Novembre 2013, un plan d’ensemble du WWF concernant le tigre, le léopard de

l’Amour et du Caucase ainsi que la panthère des Neiges à hauteur de 60 millions de dollars, a été accepté par les autorités russes. Dans le même temps, V. Poutine a donné des instructions reprenant la quasi totalité des préconisations du WWF Russie en matière de protection de la Nature. Puis, lors d’une réunion du conseil de sécurité du 21 novembre, il a lancé un appel pressant à une modification radicale de la politique en matière d’écologie, faisant explicitement de celle – ci une question de sécurité nationale. Un plan de protection d’ensemble en trois étapes jusqu’en 2030 (annoncé le 13 Décembre, dévoilé en détail le 29 janvier 2014) marque un nouveau changement d’échelle et une montée en puissance dans la concrétisation à venir de l’action environnementale. Les résultats du prochain recensement des tigres russes seront connus en décembre 2015.

En 2014, des tigres russes doivent être réintroduits en Corée du Sud (accord intergouvernemental de mars 2012) et au Kazakhstan (accord de mars 2011), dans les roselières de la rivière Ili. Dans ce dernier cas, l’objectif des décennies qui viennent est la constitution d’une population de 100 à 300 individus (Sennepin 2013a). Ils y rejoindront deux autres espèces spectaculaires des espaces steppiques et alluviaux eurasiens : le putois marbré et le pélican dalmate .

Depuis 2010, la Chine cherche à faire de sa région nord – est, frontalière de la Russie et de la Corée, une « vitrine sauvage » comparable à celle de la province maritime russe, pour les années et décennies à venir. La coopération transfrontalière s’intensifie. En Russie même, le tigre est présent aujourd’hui dans le Primorye, le district de Khabarovsk, le Birobidjan et ponctuellement dans la région de l’Amour (observations les plus récentes : janvier 2014) où il doit être réintroduit prochainement. Il ne fait guère de doute qu’il sera officiellement dans le sud de la République de Sakha d’ici à quelques années – où il est peut être déjà présent – (Kashkarov, communication personnelle), puis ultérieurement à Sakhaline.

A terme, il est envisageable que l’Iran soit également concerné par une réintroduction à partir d’une souche russe. Une première tentative avait été initiée en février 2010 mais celle – ci avait avorté en décembre de la même année. Le début des années 2010 marque donc, pour le tigre de l’Amour, le point de départ d’un processus de long terme, dont la dynamique de restauration des populations est comparable à celle réalisée en Russie entre 1947 et le début des années 80. Toutefois, elle s’effectue, cette fois – ci, à une échelle plus vaste et dans un contexte culturel différent (Sennepin 2013). Elle concerne en effet de vastes espaces d’Asie septentrionale impliquant plusieurs pays, dans un contexte où le développement économique et humain ne s’envisage pas sans une large « vitrine sauvage » et représente donc un avantage pour ces grands animaux, contrairement au siècle dernier. Dans la région concernée, il est donc probable que les tigres, qui n’étaient tout au plus que quelques centaines au début de ce siècle, se compteront au moins par milliers au milieu

de celui – ci (ces animaux se reproduisent peu dans des isolats, mais vigoureusement dans des espaces interconnectés).

2. LE LION DU GUJARAT (Inde du Nord – Ouest). Pratiquement extirpés du sous – continent indien au cours du 19ème siècle (ils n’étaient plus que 13 en 1905), les lions d’Asie (Panthera leo persica) ont été sauvés in extremis de l’extinction totale au cours de la première moitié du 20ème siècle, dans la forêt de Gir (Etat du Gujarat). Dans le même temps, les lions présents ailleurs en Asie à l’état sauvage ont été totalement éradiqués. En Iran, où ils étaient les plus nombreux, ils disparurent officiellement dans les années 40. A partir du milieu des années 70, une politique ambitieuse d’expansion des populations a été lancée, axée sur une restauration des milieux naturels et une association forte des communautés locales au projet. Et les résultats sont là : en 1968, les lions étaient 177 sur un espace de 1450 km2 . En 2010, ils étaient 411 sur 10500 km2. La restauration des milieux a également permis le doublement des populations de léopards et de hyènes striées (Singh et Gibson 2011) et la multiplication par douze des effectifs du rarissime âne sauvage asiatique (hémione). A la fin de l’année 2013, les effectifs sont en hausse significative (naissances plus nombreuses, taux de mortalité infantile moindre). Le prochain recensement aura lieu en 2015 et précisera l’ampleur du phénomène. L’expansion territoriale des lions est presque de 100 % par rapport à 2010 (1500 villages sur une superficie de 20 000 km2 sont maintenant concernés – Kaushik 2013b -). Les lions sont désormais côtiers de la mer d’Oman et en contact immédiat avec « la seconde fierté du Gujarat », les requins baleines, qui viennent désormais s’y reproduire en toute quiétude (200 étaient tués annuellement jusqu’en 2001 ; depuis lors, ils sont strictement protégés et activement relâchés hors des filets par les pêcheurs, à partir d’un basculement politico éducationnel comparable à celui concernant le tigre de l’Amour en Russie.

Les symboles promotionnels du Gujarat sont donc un félin géant et le plus grand poisson au monde. Narendra Modi, gouverneur de l’Etat depuis 2001, est le grand favori pour le poste de premier ministre de l’Inde à l’issue des élections législatives qui se dérouleront le 29 mai 2014. Si cela se produit, il sera intéressant de regarder de près l’évolution de la politique fédérale à l’égard des tigres, et ses résultats. La coopération avec les russes et les chinois, aujourd’hui embryonnaire, en sortira t – elle renforcée ?

A ce propos, il n’est peut être pas, en effet, inutile de rappeler qu’à l’ époque du « plan lions » gujarati, le projet fédéral de restauration des populations de tigres fut engagé sur des bases diamétralement opposées, axées sur la séparation stricte des territoires entre communautés humaines et grands félins, au détriment des premières. Après une forte progression des effectifs de grands félins dans les 10 premières années d’application d’une telle politique, les choses se retournèrent progressivement par la suite, du fait de l’hostilité inévitable de riverains expulsés de chez eux et en forte croissance démographique. Aujourd’hui, le tigre indien est dans les mêmes « basses eaux démographiques » qu’il y a 40 ans (Kaushik 2014).

Panur Kuno deviendra t-il un nouveau site d’accueil pour les lions ? Depuis le début des années 2010, l’état du Madya Pradesh, frontalier du Gujarat, souhaite ouvrir un espace, dans la réserve de Panur Kuno, pour des lions introduits à partir du Gujarat. Les études vont bon train sur la viabilité concrète du projet. La dernière en date (Kaushik 2013a) évoque la nécessité de l’installation immédiate de 12 individus, suivis de 6 tous les quatre ans. Le but est de parvenir assez rapidement à un effectif situé entre 45 et 80 individus, qui assurerait un avenir solide au groupe pour les cent prochaines années au moins.

Cherchant également à réintroduire le guépard dans les prochaines années, le Madya Pradesh vise, à terme, à devenir à la fois la vitrine de l’Inde actuelle et le conservatoire de ce qu’elle fut autrefois, en hébergeant 4 grands félins sauvages (tigre, lion, léopard, guépard). Pour l’heure, il existe une controverse entre les autorités des deux états, les gujaratis hésitant à transférer des lions dans une région célèbre pour sa culture des armes à feu et son taux élevé de braconnage. L’affaire a été officiellement tranchée, l’an dernier, par la Cour Suprême indienne, en

faveur du Madya Pradesh, mais des recours ont été déposés à la fin du mois de février 2014. En tout état de cause, peut être n’est il pas inutile de rappeler ici que le Madya Pradesh comptait 700 tigres en l’an 2000, et moins de 300 en 2010. Combien en restera t-il en décembre 2014 (à l’issue du prochain recensement fédéral) ? Il y a là un problème majeur de crédibilité, qui doit être réglé en toute priorité, à travers la mise en place effective d’ une véritable « opération amba » à l’indienne, préalablement à l’introduction potentielle ultérieure de lions et de guépards.

UNE OPPORTUNITE POUR L’IRAN. Depuis quelques années, des scientifiques iraniens réfléchissent, en lien avec des équipes du ministère de l’Ecologie, à la possibilité de restaurer la grande faune originelle du pays. Comme déjà mentionné plus haut, une première tentative de réintroduction du tigre avait été effectuée en 2010. Et des noyaux résiduels de ces animaux existent peut être encore en Turquie (Can et collaborateurs 2004) et en Azerbaïdjan (Sennepin 2013b), dans des zones frontalières de l’Iran.

Les réalités des succès russe pour le tigre et indien pour le lion, couplées aux évolutions désormais envisageables du statut géopolitique de l’Iran, ouvrent des perspectives pour une coopération intelligente entre ces trois pays. L’Iran vient d’ébaucher une politique de protection active des léopards, en fort déclin jusqu’à aujourd’hui (Breitenmoser 2013, Moqanaki et collaborateurs 2013) ainsi que des guépards, désormais les plus menacés des grands félins asiatiques (Farhadinia 2013). Cela peut permettre à ce pays, à terme, de recouvrer son statut historique de vitrine de l’Asie centrale pour les grands félins, à une échelle plus vaste et substantielle que le Madya Pradesh en Inde.

Carte 1 : résumé très simplifié des exemples eurasiens Réalisation à partir du support source : www.histgeo.ac-aix-marseille.fr/ancien_site/carto

Ainsi, à travers les exemples russe et indien il apparaît qu’un programme écologique de grande ampleur se concrétise s’il constitue une véritable priorité politique et un outil actif de réenchantement culturel. Ceci passe nécessairement par la puissance symbolique d’un grand prédateur, référent d’une véritable « vitrine sauvage ». Tout cela a fait défaut à l’Europe jusqu’à présent, car le Prédateur est un impensé majeur dans la psychologie collective des européens actuels, le rapport au monde sauvage étant devenu dans les sociétés sédentaires un tabou comparable à celui entretenu avec la mort. L’Europe réussira en écologie si, à travers un ou plusieurs grands prédateurs particulièrement emblématiques, elle définit clairement son projet comme central et décisif pour la refondation de son architecture politique et civilisationnelle.

LE GRAND PREDATEUR, AGENT CATALYTIQUE POUR L’AVENIR DU RESEAU . Depuis des décennies et notamment à partir du retour des loups à Yellowstone (Etats – Unis), de nombreuses études ont démontré à quel point la présence des grands prédateurs était positive pour la richesse des milieux naturels. Parmi les plus récentes, Bob Estes et son équipe (Juillet 2011) ont souligné que, jusqu’à récemment, les prédateurs supérieurs ont été omniprésents sur le globe, et la perte de ces animaux est peut – être l’influence la plus profonde de l’humanité sur le monde naturel. Par conséquent, expliquent – ils, la préservation de ces espèces emblématiques ne relève pas d’une démarche purement éthique ou esthétique, car il s’agit d’un enjeu fondamental pour la planète. En effet, les changements dans la distribution et l’abondance des prédateurs supérieurs ont des effets largement sous – estimés sur la biosphère, qu’il s’agisse de l’air, des sols ou de l’eau. Les auteurs concluent donc que, pour restaurer la fonction des écosystèmes, le rétablissement des grands animaux est essentiel, et cela demande des approches de conservation à grande échelle. Brent Hugues et ses collaborateurs (Aout 2013) confirment que le retour des grands prédateurs peut être aussi important que la régulation de l’impact des activités humaines dans la restauration des écosystèmes en danger. De plus, Chillam et Jhala (dans Kaushi, 2013a), évoquant le cas des lions d’Asie, soulignent que la réintroduction de carnivores est une stratégie appropriée de conservation des écosystèmes. La zootechnie qui lui est attachée est en rapide évolution, et tend à devenir un élément significatif dans la gamme d’ »outils » des conservationnistes. Bien sûr, d’aucuns objecteront qu’on ferait mieux de s’occuper de nos loups, ours, blaireaux, putois, visons, bouquetins, etc … que l’on a déjà le plus grand mal à protéger, plutôt que de se lancer dans des « projets utopiques ». Or, c’est précisément le succès écologique et culturel spectaculaire d’une initiative audacieuse qui permet la maîtrise d’une méthodologie différente, une restauration de la confiance en soi et le déblocage des multiples « dossiers en souffrance »… Des territoires européens importants retournent à l’état sauvage et sont à nouveau disponibles depuis quelques décennies pour des projets de grande ampleur ( voir les initiatives de l’association Rewilding Europe). Dans ce cadre, se limiter (comme c’est actuellement le cas) à réintroduire des grands herbivores en excluant leurs prédateurs historiques n’a tout simplement aucun sens, pas plus que de considérer les domaines respectifs du naturaliste et du politique comme indépendants et peu perméables l’un à l’autre…Urs Breitenmoser, dans son éditorial de Cats News de l’automne 2013, évoquant le cas du léopard persan, soulignait à juste titre que la meilleure nouvelle pour l’avenir de cet animal était la signature de l’accord de Genève entre américains et iraniens…

QUELQUES PISTES. Elles concernent des régions « périphériques » du territoire en continuité avec des régions extraeuropéennes frontalières pour lesquelles sont envisagés des partenariats. En complémentarité avec les initiatives de Rewilding Europe, qui « préparent le cœur du territoire », elles peuvent permettre aux européens de prendre conscience concrètement à quel point un grand prédateur sauvage peut être utile à la région qui l’héberge. Elles sont donc conçues comme une forme de « conduite accompagnée » visant à

restaurer la confiance en soi, porter un regard apaisé sur les espaces naturels, et à terme, s’engager aisément, avec sérénité et bienveillance, dans des projets autonomes d’enrichissement écologique.

RAPPEL : A partir de la deuxième moitié des années 2000, j’ai proposé la reconstruction d’un « Dragon vert eurasien » : trame de forêts alluviales du Fleuve Jaune au Danube qui existait jusqu’à ces derniers siècles plutôt qu’une simple « infrastructure verte européenne » (Sennepin 2010, Ruffier – Reynie 2011), avec comme emblème et moteur du dispositif le tigre des roseaux, un grand félin européen oublié (Sennepin 2008). J’en ai alors souligné les implications politico – diplomatiques (Sennepin 2009), culturelles (Sennepin 2013b) et psychologiques, LE PAYSAGE ANIMAL DETERMINANT LE PAYSAGE MENTAL.

Carte 2 : le « Dragon Vert » alluvial eurasien. Illustration très simplifiée. Support source : www.histgeo.ac-aix-marseille.fr/ancien_site/carto

OPPORTUNITES. 1 RETOUR DU TIGRE EN EUROPE ORIENTALE. Aujourd’hui, l’Europe dispose d’ une fenêtre d’opportunité diplomatique pour un partenariat où l’Ukraine peut constituer un pont entre Europe et Russie, et ce, à travers le tigre. J’avais déjà évoqué ces questions sur mon blog le 15

août 2009, avec « Le Dragon Vert pour la paix en Eurasie », où j’ai cherché à montrer comment harmoniser les représentations historico – géographiques des cultures européenne et russe en général, et des différentes cultures slaves entre elles, en particulier (Sennepin 2013a). En effet, cet animal était au centre du paysage animal comme du paysage mental de

l’ancienne Rus’ de Kiev au Moyen – Âge (Sennepin 2013a), sur un territoire correspondant

à une grande partie de l’actuelle Ukraine, mais aussi le sud de la Biélorussie, l’est de la Pologne, et d’autres régions d’Europe, carpathique, danubienne, balte et finnoise. La présence effective de l’animal dans cette zone et son influence culturelle ont en fait largement excédé l’époque kiévienne (10ème – 12ème siècles), concernant une période d’au moins 8 siècles ( du 6ème au 14ème). Avant la christianisation des slaves orientaux, les cités de Kiev et Tchernigov étaient en concurrence politique, et la seconde révérait une déesse associée au tigre (Anne Galezowski, communication personnelle du 27 juin 2011), animal présent aux alentours de la cité (Heptner et Sludskii 1972). Youlia Timochenko, égérie de la « révolution orange » en 2004, avait repris ces éléments en 2010 en se présentant aux électeurs avec une tigresse blanche. Emprisonnée en 2011 sous la présidence de Viktor Yanoukovitch, elle semble à nouveau promise à un bel avenir politique depuis le 22 février 2014. D’autre part, la mer d’Azov « lac Maïotis » des anciens, constitue la matrice originelle de la culture slave (Cornillot 1998). Les tigres fréquentèrent ses côtes sur tout son pourtour jusqu’au

Moyen – Âge (Heptner et Sludskii 1972). La Russie actuelle , héritière directe de la Moscovie du XVème siècle et non pas de la Rus’ de Kiev, est en train de trouver un nouveau point d’équilibre culturel dans la région pacifique, dans lequel la restauration du tigre dans toutes ses dimensions a d’ores et déjà joué un rôle psychologique et identitaire majeur . A son exemple, il peut désormais en aller de même pour l’Europe orientale, à travers un projet écologique et diplomatique d’envergure impliquant les structures politiques incontournables de l’Atlantique au Pacifique. A ce titre, les côtes ukrainiennes de la mer d’Azov, celles de la Crimée, ainsi que le delta du Don en Russie méritent une attention toute particulière ; de même les roselières de la rivière Narew (« Amazonie polonaise ») peuvent devenir le miroir occidental de celles de la rivière Ili, mentionnées plus haut…

2. RECONSTITUER LA FAUNE DE GRANDS PREDATEURS DE L’ATLAS.

Il existe, aujourd’hui, une forte demande pour la reconstitution d’une population sauvage de

lions de l’Atlas au sein de la société civile marocaine (Jazouani 2013a). Ces animaux, qui

furent les lions les plus volumineux de l’époque historique et qui prospéraient dans une

large partie du Maghreb jusqu’à l’époque coloniale, ont été quasi exterminés dés avant la

première guerre mondiale. Les chasseurs professionnels français (Jean – Auguste Margueritte. Jules Gérard, Charles Bonbonnel, Eugène Pertuiset …) jouèrent ici un rôle comparable à celui de leurs homologues russes au début

du siècle dernier pour le tigre des roselières d’Asie centrale (dans Heptner & Sludskii 1972). Officiellement disparus au début des années 20, ils semblent avoir survécu dans certains isolats jusqu’au milieu des années 60 (Jazouani 2013b).

Certes, ce projet rencontre des difficultés, une première tentative ayant avorté en 2011, devant l’hostilité des bergers. De plus, les zootechniciens soulignent les difficultés du retour viable à l’état sauvage d’une souche domestiquée depuis fort longtemps (les quelques dizaines d’individus de la ménagerie royale de Rabat). La faisabilité aurait sans doute été meilleure il y a une vingtaine d’années, précisent – ils (Jazouani 2013a). Mais l’expérience de Li Quan avec les tigres de Chine du Sud, couronnée de succès malgré le scepticisme officiel à son endroit pendant des années, montre que la chose est réalisable (Sennepin 2010, 2013b).

En tout état de cause, un plan solidement charpenté, bénéficiant d’une forte implication financière européenne (comme le font les allemands dans l’extrême orient russe), peut faciliter et dynamiser le partenariat euroméditerranéen. Une protection effective du milieu montagnard, en association mutualiste avec les populations locales, assurerait le renforcement des effectifs d’autres grands prédateurs, tels que la hyène striée, et même le léopard (Cuzin 2003).

Bien qu’incertaine, la présence du guépard dans la partie méridionale du Maroc n’est pas non plus à exclure (Cuzin 2003). Ces animaux sont encore présents dans la région (plus de 200 individus

dans l’ensemble du Nord Ouest africain), notamment dans les montagnes du Sud Est de l’Algérie, qui abritent aussi le léopard et même le loup africain (Article en ligne du journal El Watan en Novembre 2013, à propos des travaux menés depuis 2005 par Farid Belbachir). Dans un deuxième temps, c’est la réimplantation d’ours dans l’Atlas (à partir d’individus alpins)qui peut ête envisagé. Animal effacé de l’ensemble du continent africain depuis la deuxième moitié du 19ème siècle, celui – ci était historiquement présent dans tout le Maghreb, Tunisie incluse.

Le Maroc aurait ainsi une vitrine sauvage unique en Afrique. Et l’épanouissement de celle – ci permettrait d’envisager, à plus long terme, un équivalent alpino – carpathique.

Qui plus est, un rapprochement franco – algérien peut s’envisager à travers un projet de ce type mené en commun. En effet, on sait aujourd’hui que des lions de l’Atlas ont été observés en 1956 dans une forêt près de Sétif, ville symbolique s’il en est . La forêt fut rasée en 1958, un an après la bataille d’Alger (Jazouani 2013b)… Et il existe d’autres témoignages particulièrement troublants sur les faits de chasse des soldats français pendant ce conflit (Barloy, dans Heuvelmans 2007, note infrapaginale page 241) .

Plus au Sud, les lions d’Afrique occidentale et centrale (sous – espèce Panthera leo senegalensis), déjà largement décimés, à l’initiative des français, par empoisonnement systématique à la strychnine au siècle dernier (Pfeffer 2010, communication personnelle) sont désormais en grand danger d’extinction d’ici à cinq ans. Ces animaux sont les plus proches, génétiquement, du lion de l’Atlas, qui pourrait bien n’en être que la forme montagnarde. Leurs populations sont 15 fois moins denses que celles des sous espèces d’Afrique orientale et australe ( où subsistent encore quatre populations de plus de 1000 individus chacune ). Selon Henschel et collaborateurs (2014), il ne subsisterait en tout que 406 individus, soit moins de 250 adultes, répartis en quatre populations isolées les unes des autres, sur 1,1 % de leur distribution historique régionale. Les autres grands animaux sont eux aussi en chute (effondrement de 85 % des effectifs dans la région entre 1970 et 2005). La plus importante, et semble t-il, la seule véritablement viable de ces populations de lions est transfrontalière entre le Burkina Faso, le Niger et le Bénin (moins de 350 individus, dont moins de 200 adultes). C’est manifestement elle qui doit faire l’objet, sans délai, de toutes les attentions. C’est une association américaine, Panthera, qui a financé cette étude et tire la sonnette d’alarme, alors que le « gendarme de la région » est, jusqu’à présent en tout cas, particulièrement silencieux sur la question…

Ci – dessous, carte 3 . Retour du lion et de l’ours dans l’Atlas. Illustration très simplifiée. A partir du support source : www.histgeo.ac-aix-marseille.fr/ancien_site/carto

3. ENTRE TERRE ET MER. ELOIGNER UN SUPERPREDATEUR EUROPEEN DE LA ZONE DANGEREUSE.

A l’initiative de la Russie, s’est tenu, du 4 au 6 décembre 2013, un Sommet International pour la protection de l’ours blanc à Moscou. Une convention pour une protection effective de l’ours blanc a été cosignée par la Russie, les Etats – Unis, le Canada, la Norvège (pour sa population ursine du Svalbard), et le Danemark (pour celle du Groënland). Le plan d’action circumpolaire sera finalisé lors de la prochaine réunion.

Sergeï Donskoï, le ministre russe des ressources naturelles et de l’environnement, a lourdement insisté, à cette occasion, sur l’importance d’une coordination internationale effective, notamment en matière de lutte contre le braconnage. Celui – ci fait des ravages en Russie malgré la protection de l’espèce depuis 1956, et rappelle la situation des tigres il y a quelques années, malgré leur protection depuis 1947. A ce titre, une initiative comparable à ce que fut l’opération « Amba » pour les tigres est manifestement nécessaire. S. Donskoï a particulièrement insisté sur la nécessaire implication des populations Tchouktches, Aléoutes, Inuits. Une première étape concrète dans ce sens a été franchie en février 2014.

Aujourd’hui, le nombre total d’ours polaires dans la nature se situe officiellement entre 20 000 et 25 000 individus. En moyenne, 5000 oursons naissent annuellement. Du fait des bouleversements climatiques prévisibles, Amstrup et collaborateurs (2007) tracent des perspectives particulièrement sombres. A l’horizon 2050, les ours risquent d’avoir complètement disparu du Svalbard, de Russie et de l’Alaska, ce qui concerne les deux tiers des effectifs mondiaux. Par la suite, le Groënland perdrait ses derniers ours à l’horizon 2080. Dans les premières décennies du 22ème siècle, il ne resterait plus alors que quelques micropopulations relictuelles dans l’archipel du Nord du Canada. Actuellement, l’île Wrangel, dans l’extrême Nord -Est de la Russie, est l’endroit où la densité de terriers est la plus forte au monde.

Et en Novembre 2013, on a observé l’arrivée de 43 ours blancs à proximité immédiate du village Tchouktche de Ryrkaypy, pour la consommation de 2 baleines grises échouées (Anna Liesowska, dans le Siberian Times du 9 Novembre 2013).

Europe : Le réchauffement climatique va t-il élargir la distribution des ours polaires ? En Islande, 500 accostages ont été répertoriés en un peu plus de 1000 ans (en dérive sur des blocs de glace en provenance du Groënland occidental). Deux se sont produits les 3 et 16 Juin 2008, et le phénomène semble appelé à prendre de l’ampleur. Jusqu’à présent, les animaux concernés ont été abattus, et on envisage pour les cas à venir de les reconduire dans leur région de départ si possible. A terme, les islandais risquent d’être confrontés à la nécessité de maintenir les arrivants sur leur territoire (cas prévisibles d’arrivée d’un ou plusieurs noyaux familiaux, par exemple. L’Islande héberge déjà de nombreuses baleines, des phoques, et de nombreux renards arctiques. Dans le futur, une attitude accueillante de l’Islande vis à vis des naufragés ursins pourraient, d’autre part, modifier positivement celle de l’Allemagne avec les ours bruns qui font parfois irruption sur son territoire…

De plus, en fonction de la dynamique des courants marins dans cette région, et selon l’évolution de la banquise autour du Groënland dans les années et les décennies à venir, il faut d’ores et déjà envisager un phénomène analogue concernant les îles Féroés danoises puis les Shetlands britanniques…

Carte 4 : résumé très simplifié des opportunités européennes. A partir du support source : www.histgeo.ac-aix-marseille.fr/ancien_site/carto

4. ESPACES MARINS. LE « WHALE STREAM ». Celui – ci est le prolongement océanique du « Dragon Vert », une « trame bleu marine » à l’échelle planétaire , elle aussi musclée par une politique ciblée de protection et de renforcement des grands vertébrés prédateurs.

La mise en place coordonnée et vigoureuse du « Whale Stream » est une clef majeure pour la réussite du Sommet sur le Climat qui se tiendra à Paris en Décembre 2015.

En effet, la croissance démographique de grands vertébrés influe positivement sur le climat. Par exemple, les excréments des cachalots dans l’Antarctique constituent un puits de carbone (Lavery et collaborateurs 2010). Ces animaux sont aussi efficaces que les grands arbres dans ce domaine.

La montée en puissance de grands vertébrés marins joue aussi, indirectement, un rôle majeur d’amortissement des effets induits par les changements climatiques. De fait, le réchauffement tend à favoriser les invertébrés marins : ceux – ci augmentent en nombre et en taille. Au contraire, les vertébrés subissent une perte de volume (consécutive, qui plus est, à celle d’ores et déjà provoquée par la surpêche) et un recul démographique. Les invertébrés tendent à devenir dominants, et donc à interdire tout rétablissement pour les populations de poissons, notamment (comme on a pu le constater, par exemple, entre méduses et morues – Kurlansky 1997 -).

Il s’agit donc de favoriser les grands prédateurs d’invertébrés particulièrement proliférants [tels que les méduses, certains céphalopodes (Dosidicus gigas) ou le crabe royal du Kamtchatka qui ravage la mer de Barents et l’Océan Austral ] . On peut citer le cachalot, grand consommateur de céphalopodes géants, et qui est aussi un référent hautement symbolique dans l’imaginaire occidental (Sennepin, livre en préparation). Le cachalot est aujourd’hui le grand cétacé dont les effectifs sont les plus importants : au moins des centaines de milliers d’individus, si ce n’est des millions ( NOAA 2013) … La tortue luth et le poisson lune sont des prédateurs actifs des méduses, et leurs populations doivent faire l’objet d’un soin tout particulier. Le poisson lune peut pondre 300 millions d’oeufs, élément important dans l’efficacité d’une la lutte biologique pertinente. La reconstitution progressive des populations de morues à l’échelle mondiale (Kurlansky 1997) serait

aussi particulièrement bienvenue pour un contrôle effectif des méduses. Dans l’Atlantique Nord, les Norvégiens ont mené, à partir des années 1990, une politique stricte de favorisation de ces animaux marqueurs de l’identité du pays, qu’ils nomment les SKREIS et qu’ils qualifient de « poissons merveilleux ». Ceux -ci reconstituent leurs effectifs depuis le début des années 2000 (Kulseng 2013 ) : ces poissons migrateurs entre mer de Barents et îles Lofoten représentent désormais une biomasse de 2 millions de tonnes. La taille des individus recommence également à croître. D’autres grands

poissons carnivores (requins, thons…) sont également concernés à des degrés divers.

Les connections entre « Whale Stream et « Dragon Vert » : les échanges de nutriments entre milieux terrestres et marins sont particulièrement importants et contribuent grandement à leur santé et à leur vigueur (à titre d’exemple, les saumons du Pacifique Nord fertilisent la forêt côtière (Kuhlmann 2009), et leurs populations sont dynamisées par les activités des castors (Pollock et collaborateurs 2004). Un soin particulier doit donc être apporté aux zones côtières ( Exemples français : l’archipel des Glénans :« autoroute pour requins pélerins » au large de la côte bretonne ; le canyon de Toulon qui héberge des rorquals communs, cachalots, dauphins tâchetés à museau court et poissons lunes ; le Delta du Rhône ; l’estuaire de la Gironde…) ainsi qu’aux organismes anadromes (saumons, anguilles, esturgeons…), véhicules actifs des échanges entre terre et mer.

A St Petersbourg, du 22 au 27 septembre 2014, se tiendra le 8ème Congrès international des mammifères marins holarctiques : à cette occasion, une

nouvelle initiative russe de très grande ampleur, centrée sur le Pacifique Nord et la Mer

Arctique, est à prévoir. Après la création du Parc National des îles Shantar le 30 Décembre 2013, la constitution d’un espace naturel russo – américain, allant de la Chukotka à l’Alaska, prend progressivement corps, depuis les premières négociations sur le sujet en 2010 (Ria Novosti 2010). La péninsule du Kamtchatka, véritable « terre de feu boréale » fera aussi l’objet d’attentions particulières. Et un nécessaire inventaire de la biodiversité présente de la région pourrait réserver des surprises… ( Burdin et collaborateurs 2011, Genevois 2012, Kashkarov 2012, Sennepin 2013a). C’est de facto la dynamique d’ensemble du Pacifique Nord en temps que macro écosystème qui sera prise en compte.

INDUCTION LOGIQUE : une initiative symétrique et complémentaire peut être prise dans le Pacifique Sud et l’Océan austral, où la France possède la plus grande part de son espace maritime gigantesque (12 millions de km2). Les deux actions conjointes concerneraient ainsi un espace marin et côtier 10 fois plus vaste que la Russie…

Il convient donc, dans ce but, de bâtir un partenariat charpenté et actif avec l’ Australie, la Nouvelle Zélande, le Chili et l’Argentine, pour étudier les moyens les plus à même d’aider vigoureusement les cachalots, globicéphales, dugongs, etc… dans la région. Les baleines bleues doivent faire l’objet d’une attention particulière (puissance symbolique, extrême complexité de l’influence sur le milieu – Calambokidis & Steiger 1997 – y compris à l’échelle d’un seul individu – Sennepin M. 2008 -.

C’est dans l’Océan austral que vivent les individus les plus grands. Les baleines bleues de cette région ne sont guère plus nombreuses aujourd’hui que celles de l’Hémisphère Nord. Il y a moins d’un siècle, elles étaient des centaines de milliers (NOAA 2014). D’ores et déjà, des mesures spectaculaires ont été prises par les autorités des îles Palau : premier sanctuaire pour les requins au monde, en 2009, puis établissement d’un sanctuaire marin complet, avec interdiction totale de la pêche commerciale, proposé en avril 2013 et entré en vigueur en février 2014, sur une superficie de 630000km2 à l’ouest de l’espace Micronésien. Réaliste, le Président Tommy Remengesau Jr. fait observer qu’en tout état de cause, il s’agit d’une urgence vitale.

Dans certaines zones « ultrapériphériques » de l’Union européenne, il faut saluer les initiatives des autorités de Polynésie française et de Nouvelle Calédonie. En Décembre 2012,

le gouvernement polynésien a interdit toute chasse et toute commercialisation des requins dans sa Zone Economique Exclusive, avec l’accord des pêcheurs locaux et en lien direct avec leur culture traditionnelle, qui permet depuis toujours de rapports harmonieux avec les squales. L’espace concerné a une superficie de 4,5 millions de km2, et constitue le plus grand sanctuaire de requins au monde. Au printemps 2013, les autorités néo – calédoniennes ont pris une décision similaire, sur un espace de près de 1,5 million de km2. Or, les autorités françaises sont restées particulièrement discrètes sur ces initiatives qui

devraient en toute bonne logique, nourrir notre fierté nationale et notre espoir dans l’avenir.

D’excellentes choses, tout aussi peu médiatisées, se font également en Guyane, concernant les populations de tortues luths et, à un moindre degré, de mérous géants – ONCFS 2010 – (un plan jaguar digne de ce nom serait, par ailleurs, bienvenu ), et en Guadeloupe (7 Lamantins en provenance du Brésil y seront réintroduits en 2014, la deuxième génération devant être relâchée dans le milieu naturel)…

Plus près de nous, le ministre de la pêche du Sénégal, Haidar el Ali, mène une politique audacieuse et imaginative de protection des poissons (Nicolino 2014). Et au siècle dernier, des baleines avaient provoqué des initiatives politiques conséquentes

sur le territoire européen.

En Norvège : la création du parti travailliste est fondée sur la protection des baleines des côtes arctiques du pays. La base sociologique du parti était constituée de paysans pêcheurs qui bénéficiaient de l’activité des baleines dans les fjords de la côte arctique, et vivaient en harmonie avec celles ci depuis des millénaires. Les cétacés poussaient les bancs de

harengs et de capelans qu’ils convoitaient dans les fjords. Les grands mammifères marins pouvaient alors s’en repaitre, et de nombreuses morues (les grands skreis mentionnés plus haut) venaient se joindre au banquet, de même, jusqu’au XIXème siècle, que les grands pingouins aujourd’hui disparus . Les pêcheurs pouvaient ainsi capturer facilement de grandes quantités de poissons. Ces communautés s’opposèrent vigoureusement à l’industrie baleinière norvégienne. Le conflit culmina en 1903 par la destruction complète de la station baleinière de Mehamn. Les baleines furent intégralement protégées de 1904 à 1924 (Lauhakangas 1996).

En Allemagne : l’extraordinaire périple d’une baleine blanche dans le Rhin (à des centaines de kilomètres des côtes et sous des latitudes improbables pour cet animal) entre le 18 mai et le 16 juin 1966, provoqua une prise de conscience écologique dans tout le pays et fut le point de départ des lois environnementales en général, et de la dépollution du Rhin en particulier. Lorsque l’animal passa devant le Parlement fédéral de Bonn le 13 Juin, les

députés interrompirent leurs travaux pour assister à son passage (Sennepin, livre en préparation).

Le 18 février 2014, la Russie a décidé une protection particulière des populations européennes de bélougas des îles Solovki, (Mer Blanche), où ils viennent se reproduire.

Ci-dessous, carte 5 : Le « Whale Stream » dans les océans Arctique, Pacifique et Austral. Illustration très simplifiée à partir du support source : http://www.sujetdebac.fr/fonds-de-cartes

CONCLUSI ON ET RESUME : Le Réseau Ecologique

Paneuropéen, lancé en 1995, rebaptisé « Infrastructure verte » en 2010, est aujourd’hui encalminé, sans ressort ni perspective. Victime de la nature de sa conception, technique et non politique, il était privé, dès le départ, de la charge symbolique indispensable à tout projet ambitieux. Un exemple particulièrement éclairant de cette impuissance actuelle est la situation du vison d’Europe (mustela lutreola,) qui risque de s’éteindre à brève échéance, devenant ainsi le premier carnivore terrestre de l’Ancien Monde dans ce cas depuis la Préhistoire. Pourtant, il est possible d’agir efficacement, comme le montrent des exemples en Russie orientale avec le tigre et en Inde du Nord – Ouest avec le lion , où le grand prédateur est l’élément pivot du dispositif. Il est brièvement proposé ici quelques pistes, visant, à travers le choix de partenariats réalistes et adaptés, une réhabituation de la culture européenne au prédateur géant, étape indispensable à la fortification de milieux naturels terrestres, aquatiques et marins intimement connectés et protecteurs pour l’Avenir de l’Humanité.

Celles – ci concernent notamment le tigre en Europe oriental, le lion en Afrique du Nord, l’ours blanc en Islande, le cachalot et la baleine bleue dans l’Océan austral (zone ultrapériphérique française).

Alain SENNEPIN 4 Mars 2014

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