Nebraska

11 mars 2014,

Un film d’Alexander Payne

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Par Saura Loir

Montana, USA. Une grande route balayée par les vents. Seul piéton en vue, un vieil homme s’y traîne d’un pas mal assuré. Très vite, une voiture de police s’arrête à sa hauteur. « Nous sommes bien en Amérique », me dis-je.   Aux Etats Unis la police n’est jamais bien loin, elle peut surgir à tout moment, out of the blue, et tout piéton isolé apparaît vite suspect dans ce pays où la voiture est reine.  Réflexe d’Européenne. En réalité l’agent de police qui en surgit est animé des meilleures intentions et vient porter secours à ce vieil homme qui visiblement en a besoin.

On le croit égaré mais lui, il sait où il va et tient absolument à y aller : Lincoln, Nebraska. Il a reçu une lettre estampillée en bonne et due forme, d’une société qui lui annonce qu’il a gagné un million de dollars, et  il veut aller les chercher. Ses deux fils et sa femme cherchent en vain à le convaincre qu’il s’agit d’une arnaque commerciale, il ne veut rien entendre, ce million de dollars est à lui, il lui revient et il l’aura, quitte à couvrir – à pieds ! – les 1300 et quelques kilomètres qui l’en séparent puisque, prix à payer pour une vie entière de boisson, il n’a plus le droit de conduire.

A partir de ce sujet, original mais  ténu, Alexander Payne développe une histoire tout aussi ténue qui lui sert de prétexte à brosser une galerie de portraits entre désopilants et cruels, puisés dans un vivier de pauvre gens d’un pays pauvre dans une nature pauvre et en noir et blanc. Envie de tourner les talons ? Vous auriez tort. On a ici un bel exemple de ce que le talent peut faire.

D’une ville à l’autre, d’une station d’essence à l’autre, nous suivons la voiture du plus jeune fils qui, de guerre las, fatigué de  récupérer en loques dans les commissariats cet irréductible spécimen de père, a finalement décidé de prendre congé pour l’accompagner  jusqu’à son Eldorado rêvé. Après tout, sa vie approche de son terme, pourquoi vouloir à tout prix le frustrer de son rêve ? Bon garçon, ce fils. Mile après mile, dans le huis-clos de sa voiture, il part à la découverte de ce père bougon depuis toujours hors d’atteinte et dont il ne sait rien ou presque. Ils feront étape chez des gens de la famille, dans la petite ville qui l’a vu naître et où certains vieux se souviennent encore de lui : copains d’enfance, un ancien associé, une jeune fille qu’il aurait pu épouser mais qui s’était faite évincer par un poids lourd, celle qui lui a donné ses deux enfants et qui parmi tous les personnages est la plus haute en couleurs. De personnages hauts en couleur il n’en manque d’ailleurs pas, à commencer par la brochette de frères et cousins, tous aussi peu diserts les uns que les autres, affalés devant la télé, une canette à la main, ne sortant de leur mutisme que pour lâcher des borborygmes au sujet de la marque de leur ancienne  voiture, pendant que les femmes s’affairent en jacassant autour de cette bande de mâles abrutis.

C’est à travers toutes ces rencontres que la figure du père aux contours si flous va prendre du relief. La nouvelle qu’il a gagné un million de dollars aura vite fait de se propager et ceci malgré les mises au point du fils, qu’on prend comme une mesure de précaution  qui ne mérite aucun crédit. L’argent est un révélateur qui joue ici parfaitement son rôle, il partage le bon grain de l’ivraie, les vrais amis des profiteurs, et cela va entraîner les deux héros dans  des situations de plus en plus cocasses.

Un vieil homme à l’esprit confus, accroché à son rêve comme une moule à son rocher, va devenir pour son fils l’occasion de se dépêtrer d’une tendance à plier l’échine, à s’effacer devant les autres. Petit garçon deviendra grand. En prenant en charge ce père forte tête qui n’a plus tout à fait la sienne il fait plus que « tuer le père », il prend conscience de l’amour qu’il lui porte et que celui-ci leur porte, à son frère et lui, en dépit de son incapacité à l’exprimer. Un  amour paternel dont rien ne transparaît et qu’on découvrira à la fin du film, par un mini coup de théâtre qui nous fera passer du sourire à l’émotion. Beaucoup de talent, cet Alexander Payne.

Saura Loir