La calvitie des extraterrestres

12 février 2015,

extraterrestrespar Ghislain Nicaise

Dans le numéro de Pour la Science de février 2015, Gérald Bronner (1) signe un article intitulé : “Pourquoi les extraterrestres n’ont-il pas de cheveux ?” avec le sous titre suivant “La représentation des extraterrestres traduit une conception lamarckienne de l’évolution du vivant“.

Cet article partait d’une constatation originale et intéressante : les extraterrestres n’ont pas de cheveux. Mais une erreur entache son raisonnement : selon Gérald Bronner, Darwin, contrairement à Lamarck aurait soutenu que les individus ne s’adaptent pas biologiquement à leur environnement ; s’ils survivent c’est qu’ils sont par le hasard des combinaisons génétiques, mieux adaptés que les autres. Enfin je ne peux approuver sa conclusion : ces descriptions (l’évolution vers la calvitie)…trahiraient la mauvaise conception que nous avons habituellement de la théorie de l’évolution.

Sur ce que Darwin appelle les variations (2), c’est à dire les différences sur lesquelles porte la sélection naturelle, sa position n’était pas vraiment différente de celle de Lamarck. La génétique n’était pas inventée, Darwin comme Lamarck regardait d’un oeil favorable l’hérédité des caractères acquis même s’il envisageait aussi la possibilité de variations innées. Lamarck prenait l’exemple du cou de la girafe, qui s’allonge par l’usage que l’animal en fait pour atteindre les feuilles des arbres. Darwin multiplie plus volontiers les exemples sur les pertes d’usage (2): p. 187 il est donc probable que le défaut d’ailes, chez plusieurs oiseaux qui habitent…des îles océaniques, où ne se trouve aucune bête de proie, provient du non-usage des ailes, plus loin Il est peut-être plus sage de considérer l’absence des tarses chez certains scarabées bousiers, non pas comme des cas de mutilations héréditaires, mais comme les effets d’un non-usage longtemps continué. Le non-usage est invoqué pour les yeux atrophiés des taupes, de certains animaux cavernicoles… En résumé, nous pouvons conclure que l’habitude ou bien que l’usage et le non-usage des parties ont, dans quelques cas, joué un rôle considérable dans les modifications de la constitution et de l’organisme…Plus loin C’est ainsi, je crois, que la sélection naturelle tend, à la longue, à diminuer toutes les parties de l’organisation, dès qu’elles deviennent superflues en raison d’un changement d’habitudes. Ce n’est pas faire insulte à Darwin que de penser qu’il aurait donc pu dire “si les extraterrestres, ou les hommes du futur, n’ont pas de cheveux, c’est qu’ils n’en ont plus l’usage”.

Il est un peu mesquin que je relève dans l’article d’un collègue, qui de surcroit n’est pas spécialiste de l’évolution, ce qui peut apparaître comme une imprécision historique mineure. En fait si j’ai pris la peine de la souligner, c’est d’abord que je la crois révélatrice d’un manque de compréhension de l’évolution partagé par la majorité de nos contemporains lettrés. D’abord, il ne faut pas confondre Darwin et la théorie synthétique de l’évolution. Cette théorie consensuelle, encore de nos jours (3), a intégré les contributions de nombreux auteurs (4) et, comme toute démarche scientifique, continue d’intégrer le progrès des connaissances. Je crois cependant, avec d’autres, que la place éminente accordée à Darwin est, au moins en partie, due à l’importance que la notion de “lutte pour la vie” a occupé et occupe encore dans l’idéologie dominante occidentale, anglo-saxonne et libérale. Ce biais idéologique a largement contribué à sous-estimer l’importance de la symbiose dans l’évolution. Cela explique par exemple les difficultés à reconnaître que nos cellules sont nées d’une symbiose entre des bactéries (5). Un autre biais me semble résulter de la place centrale accordée à l’individu, aux dépens de la sélection naturelle qui s’exerce sur les populations et aussi sur les écosystèmes.

 Ensuite, sur le fond, est-ce que la perte des cheveux des extraterrestres trahit la mauvaise conception que nous avons habituellement de la théorie de l’évolution comme l’écrit Gérald Bronner ? Désolé, mais même avec une vision classique de la théorie synthétique de l’évolution, ce n’est pas une mauvaise conception. Il y a l’observation déjà ancienne du temps de Darwin que les taupes sont presque aveugles (et autres pertes d’organes liées à des fonctions devenues inutiles) : cette observation n’est pas troublante, elle s’explique par le jeu de mutations sur des parties du corps qui ne seront plus l’objet d’une pression sélective. Les ancêtres de la taupe qui vivaient au dessus du sol avaient besoin de leurs yeux, si l’un d’entre eux portait une mutation défavorable entrainant une mauvaise vision, il était défavorisé par la sélection naturelle et avait peu de chances de laisser une descendance. Peu de chances sauf si par hasard il y avait une niche écologique qui lui permette d’adopter un mode de vie différent dans lequel la vision n’avait pas d’importance. On peut aussi considérer comme plus probable le processus en ordre inverse : un animal bien voyant s’établit sous terre dans une niche écologique vacante pour laquelle la vision n’est d’aucune utilité ; les mutants qui n’auront pas à nourrir des yeux qui ne servent à rien seront probablement avantagés. Les deux mécanismes de sélection que nous avons proposés pour les yeux de la taupe ne sont pas incompatibles et peuvent se renforcer mutuellement. Le mécanisme de sélection étant contingent, dépendant de mutations qui se font au hasard, cette perte des organes inutiles peut s’étaler sur des millénaires.

Admettons que la présence de cheveux ait pour fonction principale la protection du crâne, contre le soleil et/ou contre le froid. Le cheveu frisé ou crépu qui est une caractéristique humaine inconnue chez les autres primates contribue certainement à faire un matelas d’air isolant au dessus de notre cerveau hypertrophié. La perte des cheveux des extraterrestres, supposés vivre comme l’homme du futur dans un milieu artificiel à l’abri des intempéries, ne serait qu’une question de temps et ce délai pourrait même être bien raccourci si la sélection sexuelle entrait en jeu. La sélection sexuelle pourrait aussi inversement annuler la perte de fonction de protection du crâne si la chevelure était prisée des partenaires (en supposant que la reproduction exige encore l’appariement de deux sexes !).

Donc la théorie synthétique, appelons la même, si vous préférez, néodarwinienne, de l’évolution, peut aisément expliquer la perte des cheveux de l’homme futur. Cela prouve-t-il que l’explication qu’elle donne soit correcte ? Non, bien évidemment. Il ne s’agit pas de nier le processus de sélection naturelle mais de savoir quelles sont ses limites. L’ennuyeux dès que l’on critique même à la marge le darwinisme c’est que l’on est repoussé vers la meute des intégrismes religieux. Je reviendrai sur cette question passionnante qui fait appel à la flèche du temps, à l’émergence (de nouveaux niveaux d’organisation), à la notion que l’évolution a commencé avant la vie, à la loi de production maximale d’entropie (plus facile à comprendre que ces mots érudits ne le laissent deviner).

Ghislain Nicaise

(1) Professeur de sociologie à l’Université Paris Diderot

(2) Les lois de la variation, chapitre V de “L’origine des espèces” de Charles Darwin, traduction publiée en 1992 par Flammarion.

(3) par ex. Guide critique de l’évolution, sous la direction de G. Lecointre, Belin 2009.

(4) La Théorie synthétique intègre le transformisme de Jean-Baptiste de Lamarck (fort discrètement), la sélection naturelle des espèces d’Alfred Wallace et de Charles Darwin (avec un poids considérable, qui résulte probablement en partie de l’excellence scientifique des anglophones mais peut-être aussi de l’idéologie libérale), la séparation du soma et du germen d’August Weismann (qui interdit l’hérédité des caractères acquis), les mutations d’Hugo de Vries, la sélection naturelle des gènes de Theodosius Dobzhansky, les lignées de fossiles de George Gaylord Simpson, la structure de l’ADN de James Watson et Francis Crick … pour faire court car bien d’autres chercheurs ont bien entendu contribué à cette élaboration. Cette théorie a été très clairement résumée par Jacques Monod comme le fruit du hasard et de la nécessité : les mutations se font au hasard sur la molécule d’ADN, la sélection élimine celles qui sont défavorables. Parmi les contributions plus récentes qui compliquent un peu le tableau, on peut noter la théorie neutraliste de Motoo Kimura, qui insiste sur la dérive des gènes, minimisant le rôle de la sélection, et la théorie des équilibres ponctués de Stephen Gould, qui révèle que les nouveaux plans d’organisation du vivant apparaissent subitement et non par changement progressif, contrairement à ce que proposait Simpson par exemple. Il est ironique que la mode en recherche génétique se soit depuis une dizaine d’années portée sur l’épigénétique, la transmission héréditaire d’effets du milieu sur les organismes.

(5) Cette notion allait à contre-courant de l’idéologie néodarwinienne (cependant pas du principe de sélection naturelle) ; avant d’intégrer, au moins partiellement, le corpus des connaissances admises elle a rencontré de vives oppositions pendant des années, étant par surcroît développée par une femme. Cette professeure d’Université du Massachusetts, Lynn Margulis, a collaboré avec James Lovelock et l’a aidé à mettre en forme l’hypothèse Gaïa, hypothèse encore peu citée en France. Il est remarquable qu’il n’y a pas de rubrique portant le nom de Margulis, ni celui de Lovelock dans le Dictionnaire du Darwinisme et de l’Evolution dirigé par Patrick Tort, somme de près de 5000 pages en petits caractères, publiée en 1996, plus de 20 ans après la publication de leur hypothèse.