par Philippe Bihouix, tribune parue dans Libération du 6 mai 2015
La belle unité politique et médiatique concernant la candidature de Paris aux Jeux olympiques (JO) de 2024 fait chaud au coeur. C’est qu’en ces temps de vaches maigres, quelques «retombées économiques et culturelles pour l’ensemble des Franciliens et des Français» (Jean-Paul Huchon) ne feraient pas de mal. Quelques voix dissonantes se sont pourtant fait entendre, et une minorité d’élus, essentiellement Europe Ecologie-les Verts (EE-LV), a voté contre, invoquant l’incertitude sur le coût et le financement ou le fait que la population n’a pas été consultée.
Il n’est pas étonnant que ces deux arguments aient eu une portée limitée. Depuis le référendum calamiteux de 2005 sur le traité européen, nos élites savent qu’il vaut mieux éviter les questions trop ardues, et qu’il est diablement plus efficace de s’en tenir aux débats entre gens raisonnables, apanage de la démocratie représentative. On organisera bien une grande consultation citoyenne, donc, mais après le dépôt de candidature. Il aurait pourtant été intéressant d’avoir l’avis des Parisiens et des Franciliens, peut-être pas si enthousiastes face aux perspectives de nouveaux bétonnages, d’une artificialisation accrue du territoire, au profit d’équipements inutiles ou à future sous-utilisation chronique. Il faut prendre bien peu souvent les transports en commun ou les rocades aux heures de pointe pour ne pas comprendre que les habitants étouffent déjà et croire que la future conurbation du Grand Paris rendra leur vie plus agréable. Comme le prédisait Bernard Charbonneau en 1967 dans l’Hommauto, «nous ne trouverons plus à cent kilomètres de voiture la baignade ou la verdure qui nous attendaient à cinq minutes de marche».
Quant à la question du coût, autant la balayer tout de suite : bien sûr, les budgets des JO ont toujours dérivé dans des proportions impressionnantes, le rapport entre coûts et bénéfices économiques n’est jamais démontrable, à moins d’en appeler à des effets «intangibles» pour justifier le coût faramineux. Mais ce n’est quand même pas cela qui va nous faire peur ! Au pays de l’EPR de Flamanville (dont le budget a bondi de 3,4 à 8,5 milliards d’euros, en attendant mieux), au moment où l’on confirme le lancement de la liaison ferroviaire Lyon-Turin avec des prévisions de trafic totalement farfelues, on n’est pas à une sous-estimation près ! Du Concorde à Iter, la France prend soin de son image et de la biodiversité des éléphants blancs.
Non, ce qui est effarant, c’est que les élus écologistes n’aient tout simplement pas brandi l’argument écologiste ! Sûrement, comme tout ce qui saccage la planète, les JO seront «verts», exemplaires, labellisés – comptons sur les architectes pour ajouter quelques panneaux solaires aux équipements éco-conçus et sur nos communicants pour imprimer les programmes sur papier certifié. Mais les ressources gâchées et la pollution engendrée n’en seront pas moins là : énergie grise des bâtiments, logistique et dispositifs sécuritaires ahurissants, déplacements engendrés, pour une grande part aériens, déchets électroniques divers puisque, n’en doutons pas, capteurs, objets connectés et drones auront, d’ici là, envahi l’espace public et nos vies. Citius, altius, fortius… «Plus vite, plus haut, plus fort»… Membres du CIO, soyez cohérents, ajoutez-y caldius, plus chaud ! Car les Jeux sont un accélérateur du changement climatique.
Si cela nous évitait la déferlante de millions de canettes et de bouteilles en plastique, je crois que j’arriverais à me passer de l’épreuve du lancer de javelot, surtout maintenant qu’on fait la guerre à coups de joystick, par drone interposé. Et si l’on veut porter haut les couleurs de l’universalisme et de la morale de nos glorieux Anciens, il suffirait de ne plus laminer l’étude des langues anciennes, de la philosophie, de la littérature et de l’histoire dans les programmes d’enseignement.
N’avons-nous d’autre choix que postuler ? Faut-il faire de notre pays «une terre d’accueil de premier plan pour les plus grands événements sportifs internationaux» (Bernard Lapasset) ou plus modestement une terre où il fait bon vivre ? Tout ça pour aller grappiller quelques miettes de la croissance mondiale, combat perdu d’avance dans un monde à la compétition exacerbée et mortifère ? Ou faut-il au contraire mettre notre énergie à inventer et à expérimenter, à construire un monde de postcroissance qui assure enfin un plein-emploi, parfaitement atteignable ?
Mesdames et messieurs les élus, vous portez une lourde responsabilité. A l’heure de la COP 21, quel signal de lumière, d’espoir et de changement, Paris, et la France, veulent-ils donner au monde ?
Philippe Bihouix, co-fondateur de l’Institut Momentum, Auteur de «l’Age des low-tech. Vers une civilisation techniquement soutenable», Seuil, 2014.