Depuis le début des années 90, les ouvrages diagnostiquant au terme des Trente glorieuses un changement de paradigme marquant la fin des « temps modernes » ouverts par les Lumières, et touchant non seulement nos modes de consommation et de production mais aussi l’organisation de nos systèmes politiques, de nos sociétés, de nos vies et autres, sont légions. Certains font d’ores et déjà partie de nos classiques et d’autres peuvent être oubliés sur les rayonnages de nos bibliothèques. Conscient d’une telle production pléthorique, Pascal Chabot, enseignant à L’Institut des hautes études des communications sociales à Bruxelles, nous propose dans ce qu’il nomme un « modeste essai philosophique » sa lecture des transformations en cours. Cet essai mérite qu’on s’y arrête car son approche philosophique du sujet, moins habituelle que celle de ses confrères économistes, sociologues ou politistes, ouvre à ses lecteurs quelques portes vers une réflexion individuelle salutaire. Sa thèse générale, illustrée par le titre de son ouvrage, est que le changement « d’âge » dont nous faisons l’expérience et dont les illustrations thématiques sont multiples (même si son analyse laisse nettement transparaître que pour lui celles touchant la démocratie et l’énergie sont les plus importantes, peut-être les plus cruciales) doit être abordé positivement. Son choix se porte sur le terme de transition, au pluriel, qu’il considère comme une approche valorisante de ce que nous vivons et qui nous oblige dès lors – ce sera le second point important de sa démonstration – à nous focaliser sur le « comment » plutôt que sur le «vers quoi». Chabot procède par touches et par estompe : rien de dogmatique dans son propos. On sortira toutefois de la lecture de cet ouvrage bien résolu à changer son propre regard et à adopter certaines manières de faire. Chabot nous a prévenu : « La réflexion sur les transitions rend plus flagrants certains choix ineptes, dictés par l’égoïsme et l’étroitesse d’esprit. Face à eux la seule arme est l’élucidation, toujours répétée ». Pour certains, cette élucidation passe par la production de chiffres et de statistiques ; pour d’autres par la recherche des faits et la preuve par le réel (evidence-based) ; pour Chabot, c’est par « une conscience altruiste, capable de nourrir des actions plus justes ». Beau programme ! Vivre la transition, plutôt qu’affronter le changement : Chabot considère que, faute de pouvoir qualifier avec justesse la nouvelle phase dans laquelle nous entrons, nous devons éviter tous les termes qui nous renverraient vers une nostalgie du passé comme « postmoderne » ou une disqualification du présent comme « décroissance ». Il se garde aussi, mais sans en donner d’explication, d’utiliser le terme « crise », peut-être trop galvaudé depuis la faillite de Lehman Brothers en octobre 2008. Il choisit donc celui de « transition » en expliquant que, si comme le changement elle peut effrayer parce qu’elle est également porteuse de mort, « ce qui distingue le changement de la transition, c’est que le premier est souvent subi alors que la seconde peut être pensée, désirée, programmée ». « La transition, c’est le changement auquel s’ajoute la pensée … Le concept de transition ne résume pas le réel mais attire le regard vers quelques moments-clés et quelques lieux où s’inscrit la suite … » Viatique pour les transitions : Chabot ne cherche pas à nous asséner un grand traité philosophique. Il nous propose plutôt quelques concepts qui peuvent nous servir de viatique dans le long voyage transformatif que nous vivons : il fait successivement l’éloge de la lisière, de la subtilité, de la recherche des moyens plutôt que des fins, et, pour finir, d’une certaine tolérance à la multiplicité. – Se maintenir en lisière : Chabot nous explique tout l’avantage d’une posture légèrement décalée, physiquement et psychologiquement, par rapport au cœur du système qu’il soit politique, économique, technologique, etc. « S’excentrer permet de prendre du recul ». Pour bien comprendre les changements en cours, il faut être à la fois dehors et dedans car « la frontière nous donne de la lucidité ». Etre en lisière – appellation moins stigmatisante que la marge -, « c’est se donner les moyens d’explorer le futur sans se priver du présent ». – Rechercher la subtilité : Chabot nous enjoint à rechercher la trame et « les liens sous la toile ». Ainsi, nous invite-t-il à traquer l’idéologie implicite, « à rompre avec la monoculture des maxima » ou du toujours plus. Il nous faut lever le voile posé sur le réel qui est celui de l’utilité et, partant, de l’efficacité et de la performance. « L’attention au subtil forme ainsi une mentalité, qui est au cœur de la transition. Le désir de changement se nourrit de la conviction que notre civilisation, hantée par l’usage et le rendement, passe parfois à côté de l’essentiel. Elle s’est éloignée de la trame de l’existence ». Toutefois, pour lui, la transition ne veut pas « abolir l’empire de l’utile. Elle en mesure l’importance et l’apport. Mais elle en dénonce l’hégémonie ». – Se focaliser sur les moyens : Pour Chabot, notre culture occidentale nous pousse à « idéaliser les fins qui déterminent les valeurs et justifient les moyens qui jouent un rôle subalterne », mais dans la phase de transition actuelle, cette approche peut s’avérer handicapante, au contraire de celle associées à certaines cultures orientales – il suffit de penser à Gandhi, aux préceptes des religions hindouiste ou bouddhiste – qui s’attachent davantage au cheminement qu’au but. Notre perception de la finitude de ce qui nous entoure – une Terre que nous devons ménager faute de pouvoir en changer et qui déjà est entrée dans l’anthropocène – ne doit pas nous entraîner vers la nostalgie, le pessimisme ou la résignation. Au contraire, elle doit nous amener à explorer d’autres façons d’agir puisque, forts des avancées de la technologie et de la connaissance, nous avons une grande chance par rapport aux générations qui nous ont précédés : nous avons aujourd’hui le choix des moyens. « Le combat s’est déplacé d’une lutte pour la prééminence des fins à une rivalité pour la justesse des moyens et c’est ce mouvement contemporain que suit la transition ». Ainsi, ce n’est plus le renouvellement des fins que nous devons rechercher, mais celle des moyens. Chabot consacre alors quelques pages intéressantes à la transition énergétique. En effet, l’énergie, cet acteur subtil par excellence de notre civilisation, peut donner lieu à des choix presque infinis de méthodes de production (sources renouvelables ou non, polluantes ou non). – Tolérer une certaine dose de diversité : Abordant la transition démocratique, Chabot ne cache pas la difficulté de poursuivre sur une voie médiane critique : « Ouvrir la boite noire de la puissance, c’est d’abord rencontrer sa propre impuissance ». Le constat de l’obsolescence du modèle hérité des Lumières ou de ses dérives ne peut justifier son rejet en bloc ou un attrait particulier pour la révolution (et son cortège habituel de sacrifices ou d’aveuglement sur le mode « qui veut la fin veut les moyens »). Sans les citer, Chabot avancent des idées proches de celles du sociologue Richard Sennett, sur la coopération, des philosophes de l’Ecole de Fribourg sur le respect et la reconnaissance, et bien sûr d’Amartya Sen sur la capacitation. S’il considère que la transition s’accommode mieux de la coexistence que de la concurrence, Chabot ne donne pas un blanc-seing aux chantres de la diversité. Se référant à Robert Ulanowicz, enseignant américain à l’université du Maryland et théoricien des systèmes complexes, auteur du « Nouveau paradigme de la durabilité » (2009), Chabot explique le comportement optimal d’un système comme la recherche d’équilibre entre son efficacité et sa résilience. « Trop de performance mène à la fragilité, par manque de diversité et de connectivité. Trop de résilience mène à la stagnation, par surabondance de diversité et de connectivité. Entre les deux s’ouvre une négociation permanente, qu’il nous appartient de mettre en évidence et d’encourager : au lieu de condamner stérilement le progrès, « il faut chercher une dialectique entre progrès utile et progrès subtil ». Pascal Chabot « L’âge des transitions » (PUF 2015) .
Par Marjorie Jouen (18/7/2015)