La société de l’efficacité globale, Pierre Muller

22 décembre 2016,

Par Marjorie Jouen9782130651949-v100

Une boite à outils de politique publique pour s’orienter et sortir du dédale contemporain

Et si, après avoir passé 30 ans à célébrer le marché autorégulateur, les mutilations du secteur public et l’égocentrisme cupide, nous nous trouvions aujourd’hui au point de basculement vers un nouveau « cycle » géo-politico-économico-démocratique ?

Pour aborder cette nouvelle époque dans les meilleures conditions, il nous faudrait commencer par interpréter correctement ce qui se passe autour de nous et entre nous. Alors, nous pourrions penser et construire de nouvelles façons d’organiser nos sociétés et d’améliorer nos conditions de vie, en accord avec l’évolution de l’économie et du reste du monde. Comme pour l’instant, nous ne pouvons compter sur aucun gourou, porteur du grand récit explicatif qui « convertira les élites administratives et politiques à la nouvelle vérité du monde », nous devons nous-mêmes faire ce travail en changeant de lunettes pour décoder le réel. Voici, présenté de manière un peu trop schématique, le message du livre court, bien construit et inspirant de Pierre Muller.

Ne cherchez pas à comprendre le sens de son titre rébarbatif et plongez directement dans la proposition ambitieuse qu’il dévoile dès l’introduction : une théorie de l’Etat pour comprendre le monde d’aujourd’hui. L’auteur nous invite à prendre de la hauteur et de la distance pour admirer l’ensemble du panorama. Puis, il pose un à un les instruments de la boite à outils qui va nous permettre de nous orienter dans le dédale des contradictions apparentes sociales, politiques et économiques qui font notre quotidien et surtout … d’en sortir. Il puise pour cela dans une longue carrière professionnelle consacrée à la science politique et au meccano des politiques publiques.

Pour montrer que son raisonnement repose sur des bases théoriques solides, Pierre Muller convoque successivement Michel Foucault, Karl Polanyi, Pierre Bourdieu, Emile Durkheim, Herbert Spencer, dans des premiers chapitres un peu savants. Il dévoile ensuite sa thèse, qui s’inscrit dans l’histoire longue des politiques publiques portées par l’Etat dont le rôle crucial est d’assurer la cohérence d’ensemble, de réduire les tensions entre intérêts divergents et d’atténuer les frictions. « On voit se succéder un référentiel du laissez-faire jusqu’à la Grande Dépression et la Seconde guerre mondiale, un référentiel keynésien jusque dans les années 1970, un référentiel de l’efficience publique avec le tournant néo-libéral, et un référentiel de l’efficacité globale avec les crises de la fin années 2000. A chaque fois, le référentiel, comme explication du monde, est centré autour d’une théorie pratique de ce que doit être le rôle des politiques publiques ». Ainsi, le cycle de l’Etat libéral a été supplanté par celui de l’Etat-providence, qui lui-même a été suivi par celui de l’Etat-entreprise. Maintenant, se dessine un Etat qui va devoir non seulement protéger, stimuler et gérer les conflits entre la société civile, le monde économique et l’international, tels qu’ils vont, mais aussi prendre soin de la planète et inscrire son action dans les logiques horizontales de réseaux autant que verticales de secteurs.

Pour Pierre Muller, nous avons grand besoin de médiateurs pour sortir des crises d’intelligibilité qui caractérisent les périodes transitoires. Il illustre son propos en nous montrant comment des basculements sectoriels ou géopolitiques ont ainsi été facilités en France et en Europe à la fin du siècle dernier. Il considère que, pour l’instant, l’Etat correspondant au nouveau cycle n’a pas encore été théorisé, mais que deux visions concurrentes tiennent la corde. L’une est portée par Thomas Piketty, qui « prône une adaptation des « recettes » du cycle précédent … et vise au « maintien de l’Etat social au XXIème siècle » grâce à une action dans le domaine de la fiscalité sur le patrimoine ». L’autre « prend au sérieux l’idée d’un monde fini et … sa nécessaire préservation ». Elle s’appuie sur le travail d’Elinor Ostrom, associé « au renouveau de la problématique des biens communs pour penser autrement la gestion des ressources environnementales avec un rôle crucial pour les communautés locales ».

Une des trouvailles de l’auteur est d’expliquer chaque cycle par le résultat de l’imbrication de quatre « régimes » – le régime marchand, le régime de la globalisation, le régime de la citoyenneté et le régime d’action publique – qui se comportent comme « des plaques tectoniques qui bougent et se frottent les unes aux autres jusqu’à ce que se produise une conversion systémique avec l’ouverture d’un nouveau cycle ». Il fait ainsi sauter le verrou qui nous empêche souvent de nous aventurer dans un exercice d’interprétation parce qu’on ne peut tout embrasser.

Au lieu de chercher le fil rouge unique – le sens – qui relierait tout ce qui est en train de changer, en matière technologique, financière, sociologique, politique, religieuse, géographique, et autres, il nous conseille plutôt de faire un écheveau des fils qui sortent de chacun des « régimes ». En effet, pour Pierre Muller, « chaque régime constitue un univers de sens et d’action particulier à partir duquel les sociétés construisent leur rapport à elles-mêmes … on y trouve à chaque fois des règles du jeu propres à partir desquels se mobilisent des acteurs ». Et, last but not least, « la temporalité de chaque régime est différente ». Autrement dit, nous pouvons déjà voir des caractéristiques très achevées du nouveau cycle dans le régime marchand, alors que nous avons plus de difficulté à comprendre la signification des soubresauts que vivent nos sociétés tiraillées par le populisme, les extrémismes religieux, l’individualisme exacerbé, etc. Selon les domaines analysés et leur appartenance à l’un des quatre régimes, il se peut fort bien que « le monde d’hier » y soit encore assez vivace.

S’appuyant toujours sur la même métaphore, l’auteur explique que le basculement ne se fait pas forcément dans l’harmonie et qu’il peut provoquer des craquements. L’exemple des vingt années de crises et conflits larvés qui ont précédé la seconde guerre mondiale vient immédiatement en tête. Et l’on ne peut manquer de penser que c’est un risque que nous courrons aujourd’hui. En tous cas, ce livre envoie un message d’espoir et un encouragement en direction de tous ceux qui se sentent marginalisés, qui ont l’impression de ramer à contre-courant, ou qui innovent en dehors des sentiers battus. Il y a fort à parier qu’ils vivent déjà notre futur collectif. A nous, de les rejoindre !

PUF 19€