Les précurseurs de la décroissance et Lanza del Vasto

2 décembre 2016,

par Michel Sourrouille

BIOSPHERE-INFO n° 378,

Lanza del Vasto

Lanza del Vasto

Le terme « décroissance » avait été utilisé en 1994 par Jacques Grinevald pour intituler en français un recueil d’essais de Nicholas Georgescu-Roegen sur l’entropie, l’écologie et l’économie. Cette idée de décroissance a été reprise comme un slogan provocateur en 2001-2002 pour dénoncer l’imposture du « développement durable », cet oxymore qui fait croire à la poursuite indéfinie de la croissance économique. Cependant les idées véhiculées par le mouvement des objecteurs de croissance possèdent une histoire et des racines culturelles plus anciennes. Il y a donc des « précurseurs de la décroissance ».

L’enjeu de l’anthologie* parue aux éditions Le passager clandestin est de montrer en creux que la croissance et ces thuriféraires représentent une parenthèse tant dans l’histoire de l’humanité que dans celle de la réflexion sociologique et philosophique. La modernité s’est construite sur le rejet de la tradition et la remise en question des limites. Avec la mondialisation, qui n’est que l’omni-marchandisation du monde, la transgression devient une pensée unique. L’individu de la société de marché, rouage fonctionnel de l’économie de croissance capitaliste, n’a ni racine ni attache ; seulement une vulnérabilité au matraquage publicitaire et un penchant pour la société de consommation et ses spectacles. Se réapproprier le passé constitue donc un élément clé du projet de la décroissance maîtrisée, à ne pas confondre avec la décroissance subie, la récession économique qui guette périodiquement notre système thermo-industriel productiviste.

L’anthologie sur « Les précurseurs de la décroissance » aborde les auteurs l’un après l’autre, ou trouve souvent quelques éléments intéressants, mais tout de suite on passe à un autre auteur sans pouvoir approfondir ! Le sentiment de frustration qui en résulte donne envie d’en savoir plus. C’est ce que permet la collection parrainée par Serge Latouche qui aborde des personnages aussi divers qu’Epicure, Charles Fourier ou Lanza Del Vasto. Nous émettons seulement une critique, la décroissance démographique reste un tabou pour une grande partie des « décroissants », et nous trouvons dommage que cette anthologie qui se voulait la plus large possible ignore volontairement Malthus.

  • * Les précurseurs de la décroissance, une anthologie
  • (Editions le passager clandestin 2016, 272 pages pour 15 euros)

1) Une anthologie de la décroissance contre Malthus

  • L’absence de Malthus parmi l’anthologie « Les précurseurs de la décroissance» pose problème. Voici comment cette compilation aborde la question démographique :
  • 61, En étendant la thèse des rendements décroissants de Malthus et Ricardo à l’industrie, John Stuart Mill conclut à la fin nécessaire de la croissance : le dynamisme de la vie économique vient butter sur rien d’autre que la finitude de la planète – l’insuffisance de terres fertiles, l’épuisement des mines, les limites de la planète.
  • 69, Selon Serguei Podolinsky, si l’intuition des limites physiques de la croissance économique remonte sans doute à Malthus, elle ne trouve son fondement scientifique qu’avec Sadi Carnot et son esquisse de ce qu’on appellera le « deuxième principe de la thermodynamique ».
  • 111, Pour Nicholas Georgescu-Roegen, il ne faisait pas de doute que, d’ores et déjà, la terre était surpeuplée et qu’il fallait organiser une sérieuse réduction de la population, transition démographique qui devrait être débattue démocratiquement et réalisée avec tous les ménagements et les délais nécessaires. Déjà en 1975, il proposait un programme dont le point 3 stipulait une « diminution progressive de la population jusqu`à un niveau ou une agriculture organique suffira à la nourrir convenablement».
  • 130, Apres avoir montré la menace que l’homme faisait peser sur la biosphère, Arne Naess proposa, en 1973, une thèse programmatique en huit points dont le cinquième a donné lieu à de vives controverses. Celui-ci affirmait que « l’épanouissement de la vie et des cultures humaines est compatible avec une diminution substantielle de la population humaine. L’épanouissement de la vie non humaine requiert une telle diminution». Il précisait par ailleurs qu’« il n’y a aucune planète disponible» pour supporter  huit milliards d’individus. Ce point de vue écocentrique est généralement critiqué par les objecteurs de croissance qui ne le reprennent pas à leur compte.
  • Il est significatif que les écrits malthusiens de certains analystes soient complètement ignorés, comme « l’Explosion démographique » d’Albert Jacquard, militant pourtant étudié dans cette anthologie. Nous renvoyons aux auteurs de cette compilation leur propre expression (p. 221) : « L’intransigeance dans les convictions politiques ne doit pas conduire à la fermeture de la pensée, ni au refus systématique du dialogue et de la confrontation sur le plan des idées ». Il faut attendre la page 203 pour qu’une régulation des naissances soit envisagée, sans doute parce que les compilateurs n’ont pas osé censurer les propos d’une femme féministe :
  • 203, L’écoféministe Françoise d’Eaubonne fait une critique en règle du productivisme et dénonce l’imposture de la croissance démographique, en appelant carrément à la grève des ventres. Ayant dévore le rapport au Club de Rome sur les limites de la croissance, elle en tire la conclusion que cela implique une limitation de la population : « La destruction des sols et l’épuisement des ressources signalés par tous les travaux écologistes correspondent à une surexploitation parallèle à la surfécondation de l’espèce humaine. Cette surexploitation basée sur la mentalité typique de l’illimitisme est un des piliers culturels du Système male. » La surpopulation est donc, selon elle, la conséquence du « lapinisme phallocratique» La décroissance doit être aussi, voire surtout, démographique, mais néanmoins sélective : « Quand on sait qu’un petit Américain ou Suisse va détruire davantage que dix Boliviens, on mesure avec précision l’urgence d’un contrôle démographique mondial par les femmes de tous les pays. La seule solution à l’inflation démographique, c’est la libération des femmes, et partout à la fois.»

2) un précurseur de la décroissance, Lanza Del Vasto

Chaque fascicule des « Précurseurs de la décroissance » est consacré aux écrits d’une personnalité, par exemple Epicure ou Charles Fourier. Un philosophe commence par analyser l’ensemble de l’œuvre. Dans une deuxième partie, nous pouvons lire des extraits des textes initiaux. Voici un condensé de « Lanza del Vasto ou l’expérimentation communautaire », livre piloté par Frédéric Rognon. Sans avoir conçu le péril écologiste, juste conscient du péril que font courir de tout temps les hommes sur les hommes, Lanza del Vasto a préfiguré la simplicité volontaire des objecteurs de croissance et mis en pratique ce qu’on appelle aujourd’hui les communautés de transition (pour une autonomie alimentaire et énergétique). Voici quelques extraits de la pensée de Lanza pour vous inciter à en lire plus. Cette nouvelle collection de petits livres (une centaine de pages pour 8 euros) a été lancée en 2013, elle est dirigée par Serge Latouche.

 

1/3) le passé sera notre avenir

On entend dans la bouche de M. Tout-le-monde : « On ne peut pas revenir en arrière. » Or, si l’on a la moindre connaissance de l’Histoire, on s’apercevra qu’on et toujours retourné en arrière. Qu’on ne peut pas ne pas retourner en arrière, vu que l’Histoire n’est pas du tout une route droite et ascendante : c’est une série de cycles. Et le propre du cycle, c’est de revenir au point de départ. Chaque fois qu’une civilisation a construit de grands monuments et de grandes machines, elle a croulé. Mais il y a deux façons de retourner en arrière. Quand tout a croulé, on ne se retrouve pas sur la terre nue. Il s’agit alors de se débrouiller comme l’homme des cavernes. Le peuple autrefois civilisé se remet à souffler sur le feu pour cuire des herbes. Deuxième manière, on peut aussi retourner en arrière par sagesse, sans la catastrophe : un grand effort général de simplification, d’obéissance à la nature, cette nature que nous avons constamment violée en nous et autour de nous. D’où vient cette admiration des gens à propos des expéditions sur la lune ? Pourquoi intéressent-elles tant ? Parce que c’est la plus efficace façon de se jeter le plus loin possible de soi-même.

 

2/3) limitation des besoins

Efforce-toi de désirer ce que chacun, comme toi, peut avoir.

Ne proteste pas contre ce que tu désapprouves. Passe-t-en.

Passe-toi de toutes les organisations industrielles, commerciales, officielles.

Si tu désapprouves la laideur du siècle, jette loin de toi ce qui vient d’une usine.

Si tu désapprouves la boucherie, cesse de manger de la viande.

Si tu désapprouves la guerre, ne serre jamais les poings.

Si tu désapprouves la banalité, ne lis par le journal.

Si tu désapprouves la misère, dépouille-toi librement.

Si tu désapprouves le mensonge, quitte la ville.

Que font-elles de nécessaire les villes ?

Font-elles le blé du pain qu’elles mangent ?

Font-elles la laine du drap qu’elles portent ?

Font-elles du lait ? Font-elles un oeuf ? Font-elles le fruit ?

Elles font la boîte. Elles font l’étiquette.

Elles font les prix et la politique.

Elles font la réclame et du bruit.

Elles nous ont ôté l’or de l’évidence, et l’ont perdu.

 

3/3) Prémices des communautés de transition

Les besoins de la mécanisation, de l’asservissement à la commodité, du lucre et de la violence qui sont les nôtres, Gandhi les a tranchés d’un coup. J’avais entrepris le pèlerinage aux Sources (l’ashram de Gandhi) pour me pénétrer des traditions du pays où je voulais m’établir. Mais en vertu du principe de Swadeshi, la place d’un disciple occidental de Gandhi était en Occident et sa tâche de semer le grain dans la terre la plus ingrate : chez lui. Il me fallait fonder une confraternité d’hommes, la faire prospérer dans la pauvreté et dans les rudes travaux, croître dans l’indépendance, afin qu’elle transforme du dedans la vie des peuples, rendant inutiles les révolutions sanglantes et l’enchaînement des guerres. J’écrivis avec beaucoup d’émotions mon projet à Gandhi. Je reçus par retour du courrier la réponse suivante : «  Tu feras ce que la voix intérieure te dicte. » Quelques indications sur notre charte :

– Nous nous efforçons de tirer directement de la terre notre subsistance par le travail des mains, en évitant autant que possible l’emploi des machines et l’usage de l’argent.

– Nous réduisons nos désirs à nos besoins et nos besoins à l’extrême, afin de nous affranchir de l’excessive besogne.

– Nous vendons le surplus de ce que nous produisons pour nous-mêmes, mais jamais n’achetons pour vendre et profiter du seul échange.

– Nous nous soucions moins de la quantité du produit que de sa qualité, moins du produit que du travailleur.

– Nous participons tous, les chefs les premiers, aux besognes et corvées les plus basses, afin qu’elles n’abaissent et n’écrasent personne.

– Nul chez nous ne sera enfermé dans un seul métier. Nul artisan ne sera attaché à une besogne fragmentaire et ne fera qu’un bout d’objet, de peur qu’il ne devienne un bout d’homme.

– La communauté de l’Arche n’est pas un ordre religieux, c’est un ordre laborieux. C’est un peuple qui se considère – si petit qu’il soit en nombre et en forces – comme libre et souverain, à l’égal des nomades du désert.