De Sophie Chauveau
Inventaire de ce que j’ai retenu de toi
J’ai tant appris de toi quant aux choses de ma vie que je ne sais par où commencer pour tresser ton blason toi, qui savais les lire…
Le regard amusé, sceptique, tendre et désabusé ?
Comme tu te décris toi même “un air fiérot, vaillant, conquérant, aigu…”
L’art de maisons, des peintures aux pigments, d’une certaine retenue jusque dans la luxuriance de la végétation ?
L’art de la conversation comme celui de l’amitié à distance, des idées à reprendre comme on reprise un vieux pull, à décliner dans un sens puis un autre.
Ta belle tenue, et cette indécrottable tenue quite british ! Je suis passée ce matin devant la boutique de soldes de tes fameuses vestes en pieds de poule, ou de coq, ajoutais-tu malignement. Et j’ai eu envie de dire au tenancier qu’il ne te verrait plus. Et puis non.
Il court une anecdote sur Joan Miro, que nous nous racontions chaque fois qu’on se retrouvait après quelque absence et qui faisait notre joie. Apocryphe ou véridique, l’histoire raconte ce moment journellement réitéré au commencement du surréalisme, lors de la sacrosainte heure de l’apéro, où chaque membre de cette insolite association d’artistes en herbe se devait de rapporter le blasphème qu’il avait commis dans la journée. Régulièrement Benjamin Perret avait osé soulever les jupes d’une nonne, Breton tirer la langue à un sergent de ville, ou Aragon… etc.
Miro, jamais rien. Il n’avait jamais le moindre blasphème à raconter. Sa nature espagnole ou son caractère timide l’empêchaient d’en commettre. Aussi commençait-il sérieusement à se faire mal voir par les “patrons”.
Aussi, un jour qu’on l’asticotait, que Breton, Eluard et les autres le sommaient de produire enfin son blasphème, gêné, de sa place à table, Miro se dressa et tout debout, tout rougissant, il cria en murmurant ou murmura en criant, “A bas la Méditerranée !” Puis vite, se rassit rouge de confusion. C’était son maximum.
Et toujours à ce moment-là, Alain éclatait du même rire content.
Je crois qu’il se reconnaissait, non tant dans Miro soi-même, que dans le choix du “pire blasphème”. Et ce m’était toujours un enchantement, le rire d’Alain.
Le jour, ce triste jour de mai où j’ai appris ta mort, j’ai ressenti très fort le besoin de lire à voix haute Le Voyage de Baudelaire, précisément pour ces mots-là qui t’allaient si bien :
“Pour l’enfant amoureux de cartes et d’estampes
L’univers est pareil à son vaste appétit
Dieu que le monde est grand à la clarté des lampes
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !”
Je t’ai toujours imaginé dans le rôle et de cet enfant rêvant sur sa mappemonde, comme d’ailleurs dans celui du revenant fatigué évoquant ses îles lointaines.
Berçant notre infini sur le fini des mers…
…
Les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir ; cœurs légers, semblables au ballons
De leur fatalité, jamais ils ne s’écartent,
Et sans savoir pourquoi disent toujours : Allons.
…
Amer savoir celui qu’on tire du voyage…
Faut il partir ? Rester ? Si tu peux rester, reste ;
Pars s’il le faut. L’un court et l’autre se tapit
Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste,
Le temps ! il est, hélas, des coureurs sans répit…
…
Puis la toute fin de ce long poème, dont je n’avais pas pensé qu’elle t’arriverait à toi aussi un jour et que j’aurais besoin de la mettre dans ma bouche en pensant à toi que je ne verrai plus sur terre…
O mort, vieux capitaine, il est temps ! Levons l’ancre
Ce pays nous ennuie, ô mort appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons
Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte
Nous voulons tant ce feu nous brûle le cerveau
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau!
Puis le lendemain comme j’étais en Normandie, je suis allée en pèlerinage afin de visiter la tapisserie de Bayeux. Jamais vue auparavant. Je n’avais jamais bien compris ta folle identification avec Guillaume le conquérant. Et de la voir en pensant à toi m’a fait rire.
Oui rire, tu es un homme aux rires multiples j’ai beaucoup ri avec toi. Rêvé aussi. Ça me rappelle que nous avions formé le projet d’un grand livre qui se serait appelée Réouverture du Paradis Terrestre. Et dire qu’on attendait le moment propice…
Il est vrai qu’en Paradis tu en connaissais un rayon. Toi qui écrivis, “je continue de vivre. Opération qui ne laisse aucun répit”.
Et surtout cette phrase que le fou de palmiers n’aurait pas osée en premier, il lui fallait passer par les arbres les plantes, les graines… et qui dit pourtant sa vérité première de grand vivant : “je suis fou de vivre…”
J’ai tant appris de toi. J’ai du mal à préciser mes lieux de gratitude, tant de liens tissés sur l’étendue des années. L’inventaire n’en finirait pas.
J’ai aimé penser avec toi au milieu des années 70 quand tu nous as proposé de créer les Amis de la Terre. C’était si nouveau, j’ai mis du temps à comprendre que ça venait d’Amérique, longtemps j’ai cru que c’était toi qui les avais inventés. D’ailleurs, à ta façon, tu les as bel et bien inventés nos amis de la terre.
Je ne sais si tu as bien supporté, en ton for intérieur, bien sûr puisque tu n’en as rien laissé paraître, qu’en 77, je nous adjoigne un sous groupe celui des “Amies de la terre” !
J’attendais un enfant et les femmes de notre groupe furent les treize marraines de ma fille aînée, et ça, tu as beaucoup aimé, je le sais. Donc notre amitié avait l’âge de ma fille 41 ans printemps de cette année. Je l’ai si fièrement attendue au milieu de vous mes amis de la terre et de la vie qu’elle est devenue écolo sans le savoir.
Parmi ces femmes des Amies de la terre beaucoup furent amoureuses de toi, nous avions tous envie de nous faire plaisir, c’était un militantisme de tendresse d’abord.
Et je sais aujourd’hui que c’était grâce à toi, tu étais si peu fait pour ça que d’origine tu avais transformé la notion gauchiste de militantisme dont beaucoup d’entre nous étions issu. C’est grâce à toi m’a-t-il semblé qu’on fut si heureux aux Amis de la Terre.
Je marche dans les rues et songe avec chagrin que je n’aurais plus sans arrêt en tête de te chercher d’insolites images de palmiers, des que tu n’aurais jamais vues en amitié choisie.
Comme tu me manques déjà.
Te rends-tu compte que jusque le mois dernier, je chinais encore pour toi quand je traversais un marché, des puces…
Mais toi, tu ne m’auras jamais trouvé ce fameux lit – birman je crois- qui m’a toujours paru le summum du lit, le lit en majesté. Un sommier-matelas tressé de lanières de cuir multicolores. Tous ceux qui ont eu le plaisir de gouter ta cuisine rue vieille du temple n’ont pu l’oublier : il trônait au centre de la pièce à vivre. Rue Vieille du temple. Ah oui, il y a aussi tes adresses ! Tes maisons, tes appartements, ton goût pour les lieux… qui ont fabriqué au fil des années un encombrement étonnant à la page des H dans mon carnet d’adresses. Page qui est souvent des plus vides. Toutes ces lignes à toi dévolues Alain Hervé ! Et tes multiples domiciles où régulièrement je t’envoyais sinon mes livres, au moins des images de palmier.
Tes maisons, je les ai aimées comme si j’y avais vécu. Je pense à la presqu’ile de Giens, alors nous étions voisins quelques mois par an, nous nous rendions sur ta terrasse à l’heure du coucher du soleil. De là, on risquait de voir le Rayon Vert ! Alors nous nous voyons souvent rivalisant du meilleur thé du jour. Tu avais ménagé dans le mur de ta chambre, côté Est une meurtrière afin d’accueillir le premier rayon de soleil pile sur ton oreiller. Cette trouvaille m’émerveillait.
Oh et puis il y eut aussi le somptueux atelier sur le quai des Grands Augustins…
Quel déménageur tu es resté, jusque tard! Marin entêté, découvreur impénitent, aventurier, oui sous tes allures tellement posées, pondérées, enfin apparemment tu es resté un aventurier. Au vent d’aventure tes trois années sur l’océan, mais tu n’en as jamais fini.
Chattemite bourgeoisant aussi tel un ancien Guillaume le conquérant à qui tu t’es tellement identifié.
Et je ne dis rien des jardins, tous ces jardins que tu m’enseignas. Ils te survivront toujours. Témoignant d’une de tes vertus, pour moi la plus singulière : la patience de la graine.
Le sourire bienveillant et cynique à la fois quand je te consultais sur mes misérables tentatives de plantations !
Plus tu es mort, plus l’inventaire s’allonge de ce que tu m’as donné. J’ai été tentée d’écrire ce que tu nous as donné, il y avait du mentor en toi, j’en sais quelques autres comme moi, en tous cas, en deuil d’un merveilleux passeur.
J’ai aimé faire des journaux avec toi, des rêves, de longues conversations dont nous partagions le gout et l’art, tu m’as appris à peindre aux pigments, toutes mes maisons te ressemblent aujourd’hui. Décidément mon inventaire ne sera pas exhaustif tant que tu me manqueras…
Alors, La proximité folle du paradis, raconte, ça marche ?
Sophie Chauveau