Exploration d’un jardin

22 décembre 2011,

reprint Le Sauvage, octobre 1978

par Pierre Lieutaghi

Un jardin exubérant et grave, qui vieillit sans tristesse. Le grand marronnier voisin l’ensemence d’automne mais le cosmos, les asters et les soucis s’offrent une prolongation de vacances qui déroute plus d’une abeille. Fête tout entière soumise à l’approbation des rosées, que le premier givre interrompra sans recours.

On ne redoute pas, dans le jardin, cette prochaine brutalité de saison qui le laissera pantelant et comme hâlé par un feu trop dur : elle n’affectera que peu tout ce qui a déjà misé sur le futur printemps, graines, bulbes et tubercules, racines vivaces, ni les passagers d’hiver restés en surface, choux, poireaux, carottes, esprits du prochain temps des soupes et, comme tels, alliés secrets du chaud.

À midi, on tiendrait à peine au pied du mur, du côté de l’hysope et des sauges. Il y a encore des chants d’insectes. Les derniers haricots verts sont récoltés. On va cueillir toutes les tomates pour la confiture, en tout cas les grosses vertes et celles qui s’essaient à rosir sans grande conviction. On n’a toujours pas recouvert les rares terres nues, ni butté les potagères fragiles. On a le temps. On s’est converti à la sérénité de ce jardin vieux qui ne peut pas craindre la mort, dont la fleur et le fruit ne sont peut-être pas le sens ultime.

Ce jardin n’a ni plan, ni rigueur évidente. À première vue, on le croirait presque provenu d’une dissémination fortuite de graines. Il y a du thym et de la grande camomille parmi les fraisiers, de la mélisse près des carottes. L’aubergine (sur le déclin) et l’estragon font bon ménage. La capucine défleurie grimpe sur les topinambours. Des armoises, tolérées comme beaucoup d’autres sauvageonnes, terminent un long dialogue d’odeurs avec l’angélique. Il y a beaucoup de pourpier parmi les tomates, de digitaire dans l’endive. Et, partout, levés là où les fruits de l’an dernier étaient bombés, des cosmos pourpres, roses et blancs, et des tournesols, qu’on a laissé grandir aussi bien dans les poireaux qu’entre les choux, à l’ombre des framboisiers comme à la lumière des hélianthes. Est-ce qu’il s’agit d’un drôle de potager fleuri ou d’un jardin floral séduit par la nature ?

C’est un jardin pas bien grand. Il n’a aucune fleur rare. Il s’en tient à quelques espèces banales. S’il arrive qu’on y plante une ornementale un peu exceptionnelle (cette année, une verveine violette), on la dissimule presque derrière les habituées, comme si l’exubérance  elle-même devait rester modeste. On sent, d’ailleurs, une sympathie certaine pour l’ensauvagement, une préférence pour ce qui lève de soi-même, se propage tout seul. Il n’y aurait pas place ici pour les glaïeuls ni les roses frénétiques (mais on a soigneusement dégagé de l’ortie, taillé et fumé deux vieux petits rosiers pompons, qui dépérissaient au point de fleurir). Est-ce que la pervenche pourrait se risquer, ailleurs, aussi loin du mur, lancer des stolons presque jusque dans les bordures d’oseille et de ciboulette (on les coupera, mais à regret) ?

Il y a du séneçon, de la bourse-à-pasteur, de la véronique, de la stellaire, et beaucoup d’autres plantes sauvages en ce jardin. Pas très envahissantes. On sait modérer leur volonté naturelle d’hégémonie. On ne les détruit pas. Il n’y a pas de mauvaises herbes dans ce jardin. C’est un peu les Nations Unies végétales : les civilisées, opulentes mais fragiles, facilement décadentes, y côtoient un tiers-monde floral formidablement expansif. La prééminence des plantes cultivées pour leur beauté ou leur utilité s’atténue et finit par se faire oublier dans la compagnie des herbes simples. La vie passe, à l’évidence, avant ce qu’elle veut bien nous concéder (et pourtant à peu près tous les légumes dont on aura besoin pendant l’hiver achèvent leur maturation dans ce fouillis).

C’est un peu l’anarchie qui se réalise ici, en fleurs, feuilles et fruits : il n’y a pas de pouvoir dans ce jardin. Si une attention certaine le conduit, elle ne vise pas à l’ordre comme fin en soi mais à un équilibre dans la plus grande multiplicité possible.  Faut-il préciser qu’il n’y a pas non plus dévotion à une théorie agronomique, que tout paraît découler d’un regard évident sur la triade sol-végétal-ciel, qui va de soi-même, naturellement, dans le sens du vivant ? Et tout ce qui pousse ici est beau.

Ça ne pourrait pas être un jardin d’homme. Les lignes ici (quand elles existent, pour la commodité du binage), sont trop courtes et pas toujours parallèles – on parlerait de négligence –, le culte discret de l’inculte est encore trop évident, la place à l’inutile – ou décrété tel – trop flagrante. Ce n’est pas un jardin sérieux. Et surtout cet essaimage de sourires, cette évidence qu’il serait absurde, anti-vie, de sectoriser, de découper arbitrairement l’espace en parterres et en platebandes, de mettre les fleurs belles ici, là le légume servile. C’est un jardin sans maître. Quand on y pénètre, on se demande ce qui pousse tout d’un coup dans le cœur. Pas la peine de beaucoup réfléchir pour comprendre que ce jardin capable d’épanouir n’a pu naître que d’un épanouissement. Pas d’une révélation, un jour, comme ça, entre la tomate et la nigelle (autre élue, dont le bleu n’atteint pas octobre), mais d’une résistance progressive et sereine à tout modèle, à tout ordre, à la dictature des manuels comme aux critiques qui affirment qu’un jardin se fait comme ça et comme ça seulement. Ce jardin, c’est d’abord une culture de vie, l’évidence innée de vérité qui se met à fleurir.

C’est un jardin de femme. Ce beau désordre de légumes, de fleurs et d’herbes de friches, on ne voulait pas savoir – parce que ce n’était pas écrit dans les livres ni dans les certitudes mâles – que la liberté allait y prendre et s’y enraciner mieux que partout ailleurs, que ce serait un jardin-sœur, une pépinière de regards nouveaux, une serre pour le cœur.

Tu entres dans ton miroir sans sabots ni tablier. Jusqu’aux froids, tu es nue dans le jardin et, en plein été, tu ris de mon incapacité à supporter le soleil de midi. Toi, tu as l’assentiment des abeilles, tu sais ce que tu vis (moi, je ne sais pas ce que fais, et encore pas toujours). Tes seins se penchent vers les menthes que tu as plantées et qui leur confirment ta certitude d’être. Je sais que les récoltes ne t’importent pas tellement : elles te sont données de surcroît, elles ne justifient pas ton travail aux racines du sourire.

Je n’ai jamais rien su des fleurs. Je les ai ordonnées dans les livres comme d’autres dans les sillons. Mais le temps vient d’une compréhension sans paroles, d’un dialogue naturel de bouches à pétales, de mains à ailes, d’ouïe à sève. Est-ce que nous saurons, nous, taire l’envie d’expliquer ? Laisse-moi regarder de loin ton jardin d’octobre. J’ai la vieillesse de ma race terricide : il n’y a que toi qui puisses me faire passer mon hiver nécessaire dans un lieu de ton choix, où je ne nuirai pas, où j’aurai l’enseignement de l’ortie et de la bardane. Là, je préparerai, pour dans mille ans s’il le faut, un avenir où nous ne serons plus la seule mauvaise herbe de notre vie évidente.

P. L.

Mots-clés : jardin de femme.