TRI 3

28 avril 2014,

More productionNous publions ici la troisième et dernière partie des commentaires de Jean Gadrey sur l’ouvrage de Jeremy Rifkin La Troisième Révolution Industrielle

LA SOBRIÉTÉ À LA TRAPPE, BIENVENUE AU CONSUMÉRISME ET AU PRODUCTIVISME « POST-CARBONE »

Rifkin fait bien une ou deux allusions (ch. 7), très sobres, à la nécessité de ne pas trop « profiter » des miracles de la TRI (les énergies renouvelables devenant pratiquement gratuites, chacun devenant producteur à domicile d’énergie et de biens matériels et pouvant se déplacer sans dommage écologique dans des véhicules verts…) pour faire gonfler sans limites la consommation d’énergie, de biens et de déplacements. Il a entendu parler de l’effet rebond (qu’il ne cite pas), mais en réalité il s’oppose clairement aux appels à la sobriété (autre mot absent ; on trouve une fois le mot parcimonie) et encore plus à l’objection de croissance. La TRI est une modalité de croissance supposée verte.

Il est évident qu’il séduirait beaucoup moins les grands de ce monde s’il prônait la sobriété matérielle et l’objection de croissance. Il n’en est rien, bien au contraire. SA TRI EST EN RÉALITÉ HYPERMATÉRIELLE, HYPERCONSUMERISTE ET HYPERPRODUCTIVISTE, comme conséquence de son hypothèse intenable de quasi-gratuité de l’énergie à terme et de son oubli délibéré des pics matériels (minerais, terres arables, forêts, eau douce…) qui nous attendent et qui ont commencé à faire sentir leurs effets. Il n’a tenu aucun compte des constats précis de Tim Jackson et de bien d’autres sur ces pics. Il réussit même l’exploit de ne jamais citer Jackson dans ses abondantes notes et références ! Il s’agit à mes yeux d’une imposture intellectuelle, mais aussi d’un choix stratégique pour refuser un scénario de « prospérité sans croissance ». C’est sans doute le prix à payer pour que le gotha vous écoute et vous paie. C’est très cher payé en termes d’éthique scientifique.

Son pouvoir de séduction du gotha tient aussi au titre de son livre. Avec une « révolution INDUSTRIELLE », Rifkin peut mettre dans sa poche les industrialistes de tous bords, et dieu sait s’il y en a. Il nous explique qu’il a hésité à choisir cet adjectif (début du chapitre 9). Mais pour sa stratégie orientée vers l’oligarchie, c’est beaucoup plus rentable qu’une révolution antiproductiviste…

BEAUCOUP D’AUTRES CRITIQUES, QUE JE NE DÉVELOPPE PAS

Je pourrais consacrer d’autres billets à d’autres idées de Rifkin qui me semblent scientifiquement intenables et écologiquement insoutenables. Mais je finirais par lasser, ce qui est peut-être déjà le cas. Voici en résumé ce qui ne « passe pas » pour moi et qui vient s’ajouter aux critiques précédentes.

1) Il annonce la poursuite de FORTS GAINS DE PRODUCTIVITÉ DANS L’AGRICULTURE grâce à des « technologies intelligentes » (ch. 9). On trouve certes un intéressant bilan énergétique de la consommation de viande (ch. 7) et quelques références au bio, mais rien sur les OGM, sans doute parce qu’ils ne sont pas exclus des solutions industrielles de Rifkin. Or il n’est pas difficile de montrer que la généralisation progressive de l’agro-écologie (autre terme absent) serait créatrice d’emplois, CONTRE LES GAINS DE PRODUCTIVITÉ, et que cela passerait plus par des innovations douces et sociales, par une montée en intelligence humaine distribuée, que par des technologies branchées.

2) Il prévoit de FORTS GAINS DE PRODUCTIVITÉ AUSSI DANS PRATIQUEMENT TOUS LES SERVICES, HÔPITAUX COMPRIS (ch. 9) GRÂCE AUX ROBOTS PARTOUT ! Seul l’enseignement semble être mis un peu à part. C’est à vrai dire une thèse ancienne de Rifkin, qui, vingt ans plus tard, s’est avérée fausse et le restera. C’était aussi celle du rapport Nora-Minc. Rifkin n’y connaît strictement rien aux services, il les néglige totalement, et, comme tous les industrialistes, il n’y voit qu’un nouveau secteur à « industrialiser ». Ne parlons pas des activités de « care », ce n’est pas son truc, c’est à l’exact opposé de l’industrialisme productiviste, cela ne peut pas rentrer dans son cadre. Je suppose que sa formule est : I don’t care… L’économie de Rifkin est incompatible avec une économie du « prendre soin », qui a pourtant un énorme potentiel de création d’emplois utiles.

3) On ne trouve RIEN SUR LES INEGALITÉS QUE POURRAIT SUSCITER SA TRI, ce qui est cohérent avec son refus de se situer sur le clivage « dépassé » droite/gauche. Certes, pour faire bonne mesure, Rifkin consacre un court passage, au début du chapitre 4, aux salaires excessifs des PDG et aux revenus des 1 %. Mais c’est tout. Or qui, dans sa TRI, va pouvoir transformer son logement en fournisseur net d’énergie, se payer un véhicule à pile à combustible producteur d’électricité et s’équiper en super imprimante 3D ? Lorsqu’il affirme que « à l’ère nouvelle, TOUT LE MONDE peut être son propre industriel autant que sa propre compagnie d’électricité », c’est de l’aveuglement. Et il n’y a rien sur les pays « en développement ». Juste quelques lignes en conclusion pour dire que sa TRI serait formidable pour eux aussi.

4) Pris dans sa logique de production généralisée d’électricité par les véhicules et les bâtiments, RIFKIN LAISSE DE CÔTÉ ce que tous les acteurs de la transition énergétique placent au premier plan : L’ISOLATION THERMIQUE DES LOGEMENTS ANCIENS, non pas pour en faire majoritairement des logements producteurs nets d’électricité, mais pour diviser par un facteur 4, 5 ou plus leurs émissions. C’est de loin la stratégie la plus réaliste écologiquement, économiquement, et SOCIALEMENT, et d’ailleurs ces acteurs commencent à disposer de modèles économiques permettant d’envisager un partage des gains (très forte réduction des factures) entre propriétaires, locataires, pouvoirs publics et établissements de crédit. C’est une condition de prévision des financements publics et privés nécessaires à moyen et long terme. Rifkin n’a aucun modèle économique pour sa stratégie, en tout cas pas dans son livre.

5) Il présente une analyse écolo-simpliste de « LA VRAIE CRISE ÉCONOMIQUE QUE PERSONNE N’A VUE », sauf lui (ch. 1). Pour quelqu’un qui plaide par ailleurs pour la pensée systémique, il est loin du compte. Il a bien raison de mettre en avant l’existence d’une composante écologique de la crise actuelle, mais, d’une part, cette composante ne se limite pas à l’énergie comme il le prétend, et, d’autre part, on a de bonnes raisons de refuser les explications unilatérales, au bénéfice d’interprétations vraiment systémiques de la crise : sociale, écologique, financière, économique, et démocratique. C’est sans doute pour cela qu’il ne voit que les énergies intelligentes comme issue, en oubliant en route aussi bien le contrôle social de la finance et du crédit que la régulation écologique et sociale du commerce et de l’investissement mondiaux ou la réduction des inégalités, parmi d’autres.

6) TOUT CENTRER SUR L’HYDROGÈNE pour stocker les énergies intermittentes, une autre vieille idée de Rifkin, est une solution refusée par presque tous les spécialistes de l’énergie et les collectifs qui les rassemblent. Voir par exemple ceci, par Jancovici http://tinyurl.com/c6rwdv6, ou encore les quelques passages consacrées à l’hydrogène dans le scénario négaWatt, ou dans le rapport de février dernier du CGEDD (Conseil général de l’environnement et du développement durable). Tous disent qu’il s’agit d’une voie parmi d’autres, que des recherches s’imposent là comme ailleurs, mais que sa généralisation est très peu probable à un horizon prévisible parce qu’elle pose de nombreux problèmes techniques, écologiques et économiques. Une fois de plus, en nous faisant croire qu’il a « la » solution, Rifkin nous induit en erreur (probable).

7) RIFKIN CRITIQUE AVEC DE BONS ARGUMENTS « LA SCIENCE ÉCONOMIQUE » actuelle, notamment pour son incapacité à penser les contraintes et les opportunités liées à notre inscription dans la biosphère et à penser la coopération plus que la concurrence marchande. J’approuve. Malheureusement, ici comme pour l’électricité à l’école, c’est pour proposer de la remplacer par une branche de la thermodynamique et de la biologie (ch. 7), au motif que « les lois de l’énergie gouvernent toute activité économique » et que « le processus économique reflète les processus biologiques de la nature ». Le passage de l’économie comme variante de la mécanique newtonienne à une économie fondée sur la thermodynamique n’est pas du tout ce que visent les économistes hétérodoxes ou ceux qui pratiquent l’écologie politique. Même ceux d’entre eux les plus « branchés écolo » revendiquent une économie politique, écologique et sociale, relevant d’une pensée complexe, tenant compte de l’histoire et des institutions, liée à la sociologie économique, etc. Bref, une science sociale, capable de tenir compte des enjeux de long terme et des contraintes écologiques, mais pas une science de la nature. Oui, les lois de l’énergie et de la matière doivent être intégrées, mais les pratiques économiques sont des pratiques sociales qui ne se limitent pas à des échanges d’énergie. Rifkin n’a aucune culture sociologique et aucun intérêt en la matière. C’est pour lui hors sujet.

8. Au début du chapitre « AU-DELÀ DU CLIVAGE DROITE/GAUCHE », il pose la question : « Quand avez-vous entendu pour la dernière fois un moins de 25 ans proclamer ses convictions idéologiques ? » (il veut dire ici : préférences politiques). Vous, je ne sais pas, mais moi, c’était hier soir, et presque tous les jours. Il faut dire que je ne fréquente pas le gotha mais une « base » militante, amicale ou familiale et, curieusement, on y trouve des jeunes qui « proclament des convictions idéologiques ».

9) Une dernière curiosité technocentriste. Rifkin intitule un paragraphe du chapitre 5 « comment INTERNET A TUÉ LE MACHISME ». J’ai cherché un argument à l’appui de cette thèse. Je n’ai rien trouvé, en dehors d’une citation de Zapatero… En écrivant mon livre sur la « nouvelle économie », j’avais fait le constat d’une écrasante domination masculine dans le monde de la high tech, des start-up et d’Internet. Je suis prêt à parier que cela reste largement vrai aujourd’hui, bien que moins caricatural qu’à l’époque, et que les « smart grids » de l’énergie et les lieux d’usage d’imprimantes 3D ne sont guère peuplés de femmes. De façon générale, la pensée industrialiste est terriblement mâle. Si le machisme, toujours bien là, recule historiquement, c’est parce que les femmes se battent, parfois avec certains hommes, pas par les vertus spontanées des nouvelles technologies. On trouve une femme et douze hommes dans le « European team » de Rifkin…

MAIS ALORS, À QUI SE FIER SI LE GOUROU DU GOTHA N’EST PAS FIABLE ?

Ni à lui ni à aucun autre grand penseur autoproclamé, et il n’en manque pas chez nous, entre Attali, Minc, Allègre, les grands économistes chiens de garde et les ex-nouveaux philosophes, entre autres.

À qui se fier ? D’abord à des collectifs de la société civile incluant des experts de profession et des « profanes compétents ». Certaines administrations font également du bon boulot. Il est bien dommage que ces organismes n’aient pas la force de frappe médiatique des sauveurs suprêmes qui tiennent le haut du pavé parce que l’establishment leur déroule le tapis rouge et aligne les billets verts.

Pour ce qui est de la transition énergétique, envisagée dans toutes ses dimensions, ce que je connais de plus fiable comme scénario est un travail collectif remarquable et de longue haleine, FONDÉ EXCLUSIVEMENT SUR DES TECHNOLOGIES QUI EXISTENT DÉJÀ et jamais sur des paris hasardeux de « ruptures ». C’est le rapport négaWatt 2011, version considérablement revue et enrichie des scénarios 2003 puis 2006. J’en reparlerai bientôt. Deux livres récents sont à conseiller : le Manifeste négaWatt et Changeons d’énergies, ainsi que le site http://www.negawatt.org/. Je vous indiquerai aussi des sources complémentaires et assez compatibles entre elles, mais incompatibles avec la TRI. Et je consacrerai mon prochain billet à quelques très bonnes lectures pour votre collection printemps/été, dont plusieurs livres récents sur et autour de la transition.

S’agissant de TRI, je propose donc le tri sélectif, en sachant qu’une bonne partie n’est pas recyclable dans l’écologie politique. Je compte sur vous pour exprimer vos éventuels désaccords avec mes critiques.

Jean Gadrey