Le code des corps

30 mars 2011,

reprint Le Sauvage n° 25, janvier 1976


Mon regard et ton regard, mes gestes et tes gestes, la distance qui me sépare de toi obéissent à des règles de savoir-vivre invisibles que les anthropologues nous révèlent.

par Monique Sobieski

Un sourire en coin, une gueule de travers, une voix blanche, un front rouge de colère, des ongles rongés, des mains moites, des cheveux dressés sur la tête et la chair de poule… Non, ce n’est pas un inventaire à la Prévert, seulement quelques signes bien connus grâce auxquels notre corps s’exprime, et parfois nous trahit.

Dans ce langage silencieux, le regard joue l’un des principaux rôles. Le fait de le dérober aux autres est lourdement significatif. Si un conducteur désire passer avant un piéton, il essaiera de ne pas croiser son regard, le maintenant ainsi dans l’hésitation. Lorsque les circonstances — un métro bondé ou un ascenseur par exemple — rapprochent des inconnus, chacun fuit le regard de l’autre, ce qui permet en quelque sorte de l’éloigner. Et de rompre toute possibilité de communication. Le sociologue Erving Goffman décrit dans son livre la Mise en scène de la vie quotidienne une situation analogue. « Dans les urinoirs publics, les hommes se trouvent très près les uns des autres dans des cas où il leur faut s’exhiber pendant un certain temps, écrit-il. Mais les regards y sont d’une prudence extrême afin de ne pas violer l’intimité d’autrui plus qu’il n’est nécessaire. » En fait, le regard est détourné chaque fois qu’il pourrait être interprété comme une manifestation d’intérêt illégitime : « Lorsqu’un homme croise dans la campagne une ou plusieurs inconnues non accompagnées, il doit les saluer mais sans fixer les yeux sur elles », affirmait la baronne Staff en 1927 dans ses Règles du savoir-vivre dans la société moderne. Et elle ajoutait : « Une personne qui quête ne doit jamais regarder dans la bourse qu’elle tend au moment où les gens y déposent leur offrande. Ses yeux se porteront un peu plus haut. Agir différemment serait tout à fait contraire à la politesse. On aurait l’air de contrôler le don, et cela pourrait gêner les gens. »

Les gestes et les mimiques. Tirer la langue, faire des grimaces ou des pieds de nez, brandir le poing, tous ces gestes « culturels » ont comme origine l’agressivité commune à toutes les espèces du monde animal. Quant au salut, il est vraisemblablement une stylisation des signaux de soumission, communs eux aussi à beaucoup d’espèces. « Nous partageons avec les autres primates la réaction fondamentale de soumission qui consiste à s’accroupir et à pousser des cris. De s’accroupir, on est passé à ramper et à se prosterner. On en trouve des variantes moins intenses sous la forme de l’agenouillement, de l’inclination de tête et de la révérence. Le geste de saluer est intéressant car il montre jusqu’où la formalisation du geste original peut entrainer nos signaux culturels », écrit Desmond Morris dans Le singe nu.

Autre comportement fondamental : tous les enfants penchent la tête sur le côté pour obtenir de leurs camarades qu’ils prêtent leurs jouets. « Il s’agit sans doute d’un geste destiné à désamorcer l’agressivité », explique le docteur Claude Leroy, directeur du laboratoire d’éco-éthologie humaine à l’Institut Marcel Rivière. « Mais il est parfois bien difficile de savoir avec certitude si un geste est inné ou bien acquis. Peut-être cette inclinaison de la tête vient-elle de l’angle sous lequel l’enfant commence à voir le visage de sa mère lorsqu’elle le tient dans ses bras. »

Le geste remplace souvent la parole dans les relations sociales. « Lier les mains d’un Arabe pendant qu’il parle équivaut à lui “nouer” la langue », écrit l’anthropologue Robert A. Barakatt, auteur d’un dictionnaire des gestes du monde arabe ne contenant pas moins de 247 définitions. Ainsi, se toucher le nez trois fois de suite est pour les Bédouins un signe d’amitié ; embrasser le haut de la tête d’un homme est en Arabie Saoudite un moyen de faire des excuses ; et en Jordanie, se donner avec le pouce droit une chiquenaude sur les dents de devant veut dire qu’on n’a pas, ou très peu, d’argent.

Les distances. Selon les travaux de l’éthologue Hediger, aucun animal sauvage ne se laisse approcher par l’homme ou un ennemi virtuel au-delà d’une certaine distance donnée, différente selon les espèces, et à partir de laquelle il s’enfuit. C’est la « distance de fuite ». Si un obstacle rend cette fuite impossible, l’ennemi continue à avancer, et pénètre bientôt dans la « zone critique » de l’animal dont le comportement devient alors agressif : il attaque. Sauf exceptions (certains malades mentaux pris de panique lorsqu’on les approche de trop près manifestent des réactions de fuite), la « distance de fuite » n’existe pas (ou plus) chez l’homme. Cependant, dans les rapports qu’ils entretiennent avec leurs semblables, tous les hommes observent entre eux une série de distances constantes. Celles-ci ont été systématisées, selon les divers types de communication et d’activité, par le psychologue américain Edward T. Hall. Lorsque les corps sont en contact il s’agit de la « distance intime ». Avec la « distance personnelle » (de 40 cm à 1 m), le contact physique est encore possible. C’est la distance des relations affectives. La « distance sociale » (d’environ 1 à 3,5 m) marque la limite du « pouvoir sur autrui », personne ne touche ou n’est supposé toucher l’autre, à moins d’accomplir un effort particulier. Les personnes qui travaillent ensemble pratiquent généralement cette « distance ». Enfin, la « distance publique » (au-delà de 4 m environ) est adoptée par les personnages officiels, les individus en représentation, etc.

En Italie, il arrive fréquemment qu’un homme en prenne tout à coup un autre par les épaules, le bras ou la taille, sans que cette attitude ait quoi que ce soit d’équivoque, et sans même que cela soit la marque d’une amitié. Cet empiètement d’« espace personnel » serait ressenti comme une agression en Angleterre où les gens, même s’ils sont amis, maintiennent toujours entre eux une certaine « distance ». Selon les classifications de Hall, les Italiens choisissent pour communiquer la « distance personnelle » ou même la « distance intime ». En revanche, les Anglais préfèrent la « distance sociale ». Selon les cultures, les individus apprennent dès l’enfance à éliminer ou à retenir avec attention des informations sensorielles différentes.

« Ils habitent des mondes sensoriels différents, ne font pas appel aux mêmes sens, ne serait-ce que pour établir la plupart des distances observées à l’égard de l’interlocuteur au cours d’une conversation », écrit Edward Hall. Ainsi l’Italien qui, durant toute son enfance, vit en contact très étroit avec sa mère, continue à l’âge adulte à communiquer de la même façon avec le monde extérieur. Il utilise davantage qu’un autre son sens du toucher. L’attitude et les gestes de son corps sont influencés par la richesse de son « espace tactile ».

Tous ces phénomènes de distance ont une correspondance physiologique. Selon des expériences menées en laboratoire, les variations de la fréquence cardiaque, de la fréquence respiratoire, et de la réaction électrodermale varient en fonction de la distance séparant un expérimentateur d’un sujet. Notamment lorsqu’un individu s’approche d’un autre de très près, le rythme cardiaque de ce dernier augmente.

Tout se passe donc comme s’il existait autour de l’homme une portion d’espace, une bulle invisible. Sa pénétration, à moins de rituels apaisants (des sourires, par exemple), est ressentie comme un empiètement provoquant une manifestation de déplaisir et parfois de retrait. Toutefois cet espace est élastique, il varie selon les circonstances. Ainsi dans le métro à une heure de pointe, il est normal de se trouver très près d’un inconnu, jusqu’à le toucher. Mais si celui-ci ne s’éloigne pas une fois que le wagon s’est à moitié vidé, la proximité de son corps prendra une autre signification, et pourra être ressentie comme une « agression ».

Les odeurs. Notre corps émet des messages olfactifs qui traduisent notamment des états affectifs. Selon l’acuité de notre odorat, nous les percevons plus ou moins consciemment (les mécanismes de l’odorat sont essentiellement chimiques). Certains psychiatres reconnaissent l’odeur de la colère chez leurs patients. Et les individus en contact avec les schizophrènes ont signalé leur odeur caractéristique.

Pour un Américain, projeter son haleine sur autrui est un signe d’impolitesse. Au contraire, refuser de laisser respirer son haleine est un signe de honte pour les Arabes. Ceux-ci estiment que l’odeur et le caractère sont liés. Aussi, afin d’organiser des mariages assortis, les entremetteurs demandent souvent à sentir la future fiancée, se réservant le droit de la refuser si « elle ne sent pas bon ». L’importance que les Arabes accordent aux odeurs les amène évidemment à adopter dans leurs relations affectives des distances plus courtes que les Américains et la plupart des Européens. « Dans la structure des distances, les mécanismes olfactifs jouent chez les Arabes un rôle homologue à celui des mécanismes visuels chez les Européens », écrit Edward Hall dans La dimension cachée.

La chaleur du corps. La perception de la chaleur d’autrui est associée aux expériences de l’enfance et à l’intimité. Certains trouvent très désagréable de s’asseoir sur une chaise déjà « chauffée » par un étranger. Les individus qui observent avec autrui des « distances » plus courtes y feront moins attention. Pour Edward Hall, la température est un facteur important dans la façon dont nous vivons l’expérience de la foule et de l’entassement : « Pour obtenir le même niveau de confort et le même sentiment d’absence de promiscuité, une masse d’individus aura besoin de plus d’espace si elle a chaud », écrit-il.

Le toucher. Les enfants en bas âge touchent et même portent à la bouche tout ce qu’ils voient et peuvent atteindre. Au départ, les expériences tactiles et visuelles de l’espace sont donc intimement liées. Mais en grandissant, nous apprenons à subordonner le monde tactile au monde visuel. Notre culture occidentale tend même à réduire au minimum de contact de l’homme, non seulement avec son environnement, mais aussi avec son propre corps et celui d’autrui (sauf en ce qui concerne les rapports sexuels).

Autrefois, l’homme pouvait manger avec ses mains. « Ne plonge pas le premier tes mains dans le plat que l’on vient de servir », écrivait Érasme dans son De civilitate morum puerilium. Il pouvait également se moucher avec les doigts. « Si en se mouchant dans les doigts quelque chose tombe à terre, il faut l’écraser aussitôt avec le pied », écrivait encore Érasme. Ne se servir que de trois doigts pour manger était le geste qui permettait de distinguer les couches sociales supérieures des couches inférieures. Au XIe siècle, une princesse grecque provoqua même un scandale à Venise pour s’être servie d’une fourchette. Ce raffinement parut tellement outré qu’elle en fut blâmée par les ecclésiastiques. Atteinte peu après d’une maladie repoussante, saint Bonaventure n’hésita pas à déclarer qu’il s’agissait d’un châtiment de Dieu !

Selon le sociologue Norbert Elias, ce ne sont pas des raisons d’hygiène qui ont poussé l’homme à utiliser la fourchette plutôt que ses doigts : « Puiser la nourriture avec ses doigts dans son assiette ne saurait être moins hygiénique que de manger avec la main du gâteau, du pain ou du chocolat, écrit-il dans La civilisation des mœurs. C’est le moment de constater que ce qui est préjudiciable à la santé ne suscite pas nécessairement des sentiments de malaise ou de honte ; vive versa, une chose qui soulève le cœur n’est pas forcément mauvaise pour la santé. Quelqu’un qui fait du bruit en mangeant ou qui mange avec les mains éveille des sentiments extrêmement déplaisants, sans attenter le moins du monde à sa santé… La motivation sociale précède toujours de beaucoup la motivation scientifique. » Les hommes qui prenaient la viande dans le même plat avec les doigts, qui buvaient de l’eau dans la même coupe entretenaient entre eux des rapports différents des nôtres. « Ce qui faisait défaut dans le monde “courtois”, ou qui n’existait pas dans la même mesure qu’aujourd’hui, c’était ce mur invisible de réactions affectives se dressant entre les corps, les repoussant, et les isolant, mur dont on ressent de nos jours la présence au simple geste d’un rapprochement physique, au simple contact d’un objet qui a touché les mains ou la bouche d’une autre personne », écrit encore Norbert Elias.

La voix et « l’espace acoustique ». La voix est un des éléments importants de la communication non verbale. Elle est en grande partie faite de silence : 40 à 65 % de « blancs » pour une voix normale, selon le professeur Frieda Goldman Eisler de l’University College de Londres. Une voix rapide diffère d’une voix lente moins par la vitesse de la langue que par la durée et la fréquence de ses silences, variables en fonction de la fatigue et de l’anxiété. Il faut distinguer entre les silences « vides » et les silences « pleins ». Les silences pleins sont formés d’hésitations, de répétitions, de faux départs de phrases (« quand il… si… »), de propositions inutiles (« je veux dire…vous savez… tu vois… tu comprends… »), et même de « heu… ah… hum… et rr… » (« ah » étant le plus fréquent). Ceux qui veulent garder le contrôle de la conversation et maintenir l’attention se méfient des trop longs silences. Ils s’arrêtent juste ce qu’il faut pour être bien compris et donner l’impression de « créer » ce qu’ils vont dire. Ils émettent ensuite un « mm » ou un « rr » signifiant « Attendez, je n’ai pas fini, ne m’interrompez pas. » Le volume de la voix constitue un mécanisme dont la structure varie également d’une culture à l’autre. En Angleterre, les Américains sont continuellement accusés de parler trop fort, ce qui représente pour les Anglais une forme d’intrusion, un signe de mauvaise éducation, et l’indice d’un comportement social inférieur. Au contraire les Anglais sont la plupart du temps indifférents au fait d’être inaudible, et la façon dont ils modulent leur voix rend aux oreilles américaines un son de conspiration. L’espace acoustique diffère également selon les pays. Les Allemands et les Hollandais ont besoin de murs épais et de portes doubles pour faire écran au bruit. Tandis que les Japonais se contentent parfaitement de murs de papier comme écrans acoustiques.

Le corps et l’image de soi. « Les mères ont raison de dire à leurs enfants : ˝Tenez-vous bien, tenez-vous droits˝. L’attitude affaissée, indice de la nonchalance et du laisser-aller, finirait par les conduire à l’oubli de toute dignité et à la paresse », n’hésitait pas à écrire la baronne Staffe dans ses Règles du savoir-vivre moderne. Constamment soumis au regard-jugement d’autrui, nous cherchons (sauf en cas de certains comportements asociaux) à donner une bonne image de nous-mêmes, qui corresponde aux critères de notre culture. En même temps nous essayons aussi de renvoyer à l’autre une image valable de lui-même. « Une rencontre sociale consiste donc élémentairement à revendiquer un moi acceptable, et à confirmer de semblables demandes de la part des autres », écrit Erving Goffman dans Les rites d’Interaction. Nous employons toute une série de gestes et d’attitudes pour ne pas « perdre la face ». Ainsi un homme qui se sent un peu gêné de regarder un magazine érotique dans une librairie, le feuillètera rapidement sans s’attarder à aucune page, comme s’il cherchait un article.

Erving Goffman dénombre trois variétés d’expressions corporelles auxquelles l’homme doit se conformer sous peine d’être « mal vu ». Ce sont l’expression corporelle d’orientation, l’expression corporelle de circonspection et l’expression corporelle d’outrance.

Expression corporelle d’orientation. Un individu en présence des autres se sent souvent obligé de se livrer à une activité reconnaissable et motivée. Si pour une raison quelconque celle-ci risque d’être mise en doute ou mal interprétée, il cherchera à donner des indications supplémentaires. Dans la salle d’attente d’un aéroport, par exemple, un homme se lève pour acheter un journal qu’il ne trouve pas. Il revient les mains vides, et s’aperçoit alors qu’il a oublié de poster une lettre. Mais il a peur qu’on le trouve « bizarre » s’il se relève sans raison apparente. Il sort donc la lettre de sa poche, la regarde soigneusement avant de s’éloigner pour la poster. Ou bien une jeune fille qui attend devant une salle de cinéma craint qu’on puisse penser qu’elle désire se faire « draguer ». Elle manifeste alors de l’impatience par quelques mimiques, et regardera plusieurs fois sa montre pour bien montrer qu’elle a un rendez-vous.

Expression corporelle de circonspection. Si ses actions risquent d’être interprétées comme un empiètement ou une menace, il arrive souvent qu’un individu démontre par gestes l’honorabilité de ses intentions. Ainsi, aux heures d’affluence dans le métro, les femmes ont souvent peur qu’on leur manifeste un peu trop vivement l’intérêt qu’on leur porte. Aussi, il est fréquent de voir un homme se tenir à une barre les mains ostensiblement haut placées afin d’être au-dessus de tout soupçon. Ou bien encore un individu qui s’aperçoit que la voiture dont il essaie d’ouvrir la porte n’est pas la sienne, regardera sa clef, la tenant à distance bien en évidence, en hochant la tête d’un air perplexe.

Expression corporelle d’outrance. Lorsqu’un individu se sent dans une position ridicule, il peut l’exagérer encore, afin de reprendre le contrôle de la situation en montrant qu’il n’est pas dupe. Par exemple, une jeune femme qui, prise en photo devant d’autres personnes, a du mal à rester naturelle, se mettra à faire des grimaces.

Monique Sobieski