reprint Le Sauvage, n° 72, automne 80
Et voici une autre réflexion sur la simplicité volontaire. C’était en 1980. Le mot changement avait alors davantage de sens qu’il n’en a aujourd’hui dans la bouche de politiciens qui veulent surtout ne rien changer. Ou si peu.
On aimerait que ceux qui sont cités dans ce texte, se manifestent s’ils le lisent aujourd’hui. Que sont ils devenus? Quelle a été leur vie?
Je les ai rencontrés cet été.
Éric, 30 ans, psychiatre. Il y a trois ans, il a pris un congé d’un an pour tenir le comptoir d’un bistrot dans une ville minière du Nord.
Claude et Pierre, 40 ans, ont liquidé leur cabinet d’architectes dans la région parisienne, il y a huit ans, pour partir en voilier autour du monde. D’abord sur un Josua. Puis ils sont revenus en France après trois ans et ont armé eux-mêmes la coque d’un voilier plus léger. Ils sont retournés une seconde fois à la voile en Polynésie, où ils vivent depuis cinq ans. Je les ai recherchés à Bora-Bora pour leur proposer de collaborer à ce numéro. La lettre est revenue « n’habite plus à l’adresse indiquée ». Ils sont partis sur une autre île.
Jean Gérard a 45 ans. Diplômé de sciences économiques et d’une école de gestion économique, il est plombier dans la banlieue sud de Paris. Après 1968, il n’a plus supporté sa condition de bureaucrate, « un métier de parasite. Tout le monde sait parfaitement que nos enquêtes brassent du vent, nous consacrons 80 % de notre énergie à justifier notre soi-disant utilité. Alors, j’ai décidé de m’initier à un métier manuel grâce à la F.P.A. (Formation Professionnelle Accélérée). J’ai choisi plombier par hasard parce qu’on dit qu’on cherche toujours un plombier.
Mais maintenant, je me rends compte qu’on ne s’improvise pas ouvrier manuel. Je ne réussis pas à tenir le rythme. Je suis trop lent. Je crois, par contre, qu’avec mon expérience, je peux former des jeunes plombiers. »
Alain a 36 ans. Il a fait des études de médecine, puis de la peinture (artistique), du théâtre, du cinéma, et désormais il a tout abandonné pour se consacrer à sa passion qu’il a découverte dans la cour d’une usine désaffectée près de Dreux. Il a d’abord observé la végétation spontanée qui reprenait le dessus sur le mâchefer et le béton. Il l’a aidée et a planté. « En quelques années, la cour s’est mise à ressembler à un jardin anglais. » Ensuite, il a travaillé chez des horticulteurs, dessiné et planté des jardins. C’est son métier et sa vie confondus.
Nicole a 30 ans. Elle est médecin. Elle a quitté la médecine européenne pour devenir sage-femme en Kabylie. « Découvrir la rationalité d’une médecine indigène et pauvre m’intéresse davantage que de devenir un instrument de la surconsommation médicale ici. Là-bas, les femmes accouchent accroupies, seulement aidées par des femmes. Lorsque les femmes kabyles doivent accoucher en France, en clinique on méprise absolument leurs usages, leur morale et leur fierté. On les fait accoucher couchées, sous le regard des hommes et manipulées par des hommes, alors qu’en Kabylie leurs maris eux-mêmes n’ont jamais vu leur sexe. Elles le ressentent simplement comme un viol. Mais qui s’en soucie ? »
Anne, 45 ans, était ingénieur-informaticienne à Paris. Elle a décidé d’aller vivre au soleil. Elle s’est installée dans un village près d’Aix-en-Provence. Elle a restauré elle-même, pour la plus grande part, une étroite maison de trois étages sur la grand’place. Elle regrette de n’avoir pas de jardin, mais elle a fait creuser une terrasse dans l’épaisseur du toit. Là-haut, on se trouve nez à nez avec le campanile où deux personnages en tôle peinte frappent les heures sur une cloche. « Mon revenu se trouve divisé par cinq ou six. Mais je suis libre. Je suis prête à faire des ménages, mais jamais je ne retournerai dans un bureau pour faire de l’informatique. »
Sophie a 22 ans. Elle rit comme si elle allait pleurer. Elle a abandonné ses études, la ville et ses amis pour « descendre dans les Cévennes ». Comme tout le monde, elle a élevé des chèvres. Elle en est aux confitures. Elle les fabrique elle-même et les vend sur les marchés. « 700 g de sucre roux pour un kilo de fruits en trois cuissons successives. C’est meilleur pour la santé et meilleur pour le goût, parce que ça contient moins de sucre. »
Jean-Gabriel, 38 ans, est sociologue. Avec Christine qui est assistante sociale, Robert qui est chômeur, Jacques et Jean et quelques autres, ils occupent une vieille villa dans une petite ville de la Côte et animent un centre de formation et de recyclage pour chômeurs. Une pièce est consacrée à la formation musicale : ils envoient des musiciens entraînés aux formations locales. Une pièce est consacrée à l’électronique pour les réparateurs radio-télé. Ils veulent ouvrir un restaurant de vraie cuisine provençale à Nice. Ils cherchent des capitaux et des amateurs. Si ça vous intéresse. Mais ils font aussi bien de la brocante, du vidage de caves et greniers, et des stages de mécanique auto.
Jackie, 26 ans, professeur de lettres, a pris à la lettre le slogan de mai 68 : « Tous unis vers Cythère ». Elle a entrepris des études de massage. « Je préfère communiquer par les mains que par la parole… »
François, 45 ans, documentaliste de presse à Paris, élève des oies en Dordogne. « Je travaille dix fois plus qu’avant, mais ça m’intéresse. »
Elle, je ne sais pas son nom. Jeune et jolie, les mains manucurées, script sur le tournage d’un film. Dans la conversation, elle me raconte qu’elle a participé pendant un an à la restauration d’un trois mâts à Lisbonne, et avant cela elle avait reconstruit une vedette sur le Rhône.
Il y a autour de nous des « barons perchés » partout, et sur toutes sortes de branches. Vous vous souvenez de ce récit d’Italo Calvino. Un enfant contrarié par ses parents décide de quitter le monde des adultes, de ceux qui savent, qui collaborent au mensonge collectif. Il monte dans un arbre et n’en redescend plus. Comment vivre autrement ? Comment échapper à la médiocrité, au gris, à une vie morte ? Comment échapper à l’uniforme et à l’uniformisation, au conformisme et au confort ? Comment transformer le chômage en voyage ? Comment gagner sa vie sans la perdre ?
La société donne des réponses. Ce sont le métier, la carrière, la famille, le couple, l’épargne, l’accession à la propriété, la sécurité sociale, la retraite, les subventions, l’assurance vie. Tiens, voilà une jolie formule, s’assurer contre les risques de la vie. Gagner des points, des grades, des médailles, des titres, les années passent.
Tant de réponses que l’on oublie quelle était la question[1]. On vieillit, bien encadré. Mais quelle était la question ? Comment formule-t-il la question de sa vie, le petit homme qui met le nez hors du ventre de sa mère et découvre ce bric-à-brac étrange où les hommes prétendent mettre de l’ordre avec fureur et violence depuis des millions d’années. « Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? », écrivait Gauguin au bas d’une de ses fresques tahitiennes.
La vie. Sa vie, sa conscience d’exister, de respirer, de jouir, de partager. Clic clac. C’est déjà entamé. C’est déjà fini. On en fait quoi ? Ça semble s’étirer parfois comme un ruban mou interminable surtout lorsqu’on est jeune. Et puis soudain, il faut « gagner sa vie » comme si le flux vital devait sortir d’une machine à sous.
Une minute de vie contre un franc.
J’ai aussi rencontré cet été un médecin satisfait de lui. Il venait de trouver un travail très bien payé. Son rôle ? Sélectionner les candidats à l’embauche dans une grande entreprise, « un boulot con », selon lui. Il s’en excusait par le fait qu’en peu de temps il gagnait beaucoup d’argent. Nous nous plaignons. Nous estimons ne pas jouir de la vie que nous méritons, du climat que nous méritons, de la machine à laver que nous méritons. Nous pleurons l’adolescent idéaliste et génial que la société a étranglé en nous. Mais en définitive, nous nous résignons à assumer un rôle dans une société que nous méprisons et qui fonctionne grâce à nos concours additionnés.
Sans doute ne devrait-on pas se permettre de critiquer un système social dont on reste un artisan résigné (« il faut bien gagner sa vie »).
Changer de vie, ce n’est pas seulement un cri poétique dégénéré en scie politique, c’est dangereux et risqué.
N’y aurait-il que les poètes pour vouloir vivre la vie comme une permanente opération à ciel ouvert ? Sans dormir, sans se réfugier, sans se reposer, sans économiser, sans se plaindre, puisqu’on finira nécessairement par se coucher dans la terre pour se reposer (peut-être) indéfiniment.
Alain Hervé
[1] Amory Lovins, le physicien nucléaire devenu anti-nucléaire, a publié aux États-Unis un livre intitulé : Proliferation is the answer but what is the question ? (La prolifération est la réponse mais quelle est la question ?). Hommage à Woody Allen pour sa réplique : « La réponse est oui, mais quelle est la question ? ».