Le nouveau rêve américain:la “Simplicité volontaire”

11 avril 2011,

Reprint Le Sauvage n° 72, automne 1980

Cet article date mais c’est sa qualité. Où il apparait que la simplicité volotaire ne date pas d’hier.

Ils déconsomment. Cinq millions d’Américains ont entrepris la désescalade de leurs habitudes consommatrices et s’engagent vers de nouveau modes de vie.

par Sylvie Crossman*

Une voix m’a répondu. Elle était grave, responsable : « Demain, d’accord, nous nous rencontrerons pour une première séance. Mais auparavant, que savez-vous de la “Simplicité Volontaire” ? »

Je me suis excusée humblement : « Peu de choses en vérité. Peu de choses. » Un long silence. Je l’ai interprété comme une accusation. Puis, de nouveau, la même curiosité grave : « Pour vous, vivre simplement, qu’est-ce que ça représente ? »

J’ai fouillé dans mes souvenirs. Bribes de biographie. L’enfance polynésienne, sans chaussures, ni voiture. La ferme des parents. La trépidation de la vie urbaine. Je ne pouvais pas vraiment me tromper. Si ?

La voix n’a pas repris tout de suite. Cette fois, j’ai cru entendre à l’autre bout du fil comme une profonde méditation. Puis : « Je vois. Nous avons beaucoup à faire. Il nous faudra au moins trois heures de travail dès la première séance. » En conclusion, la voix, devenue fervente, a ajouté : « Vous vous rendez compte de l’importance de votre enquête ? En parlant de la simplicité Volontaire, vous nous aidez à en formuler le concept, vous en tissez la trame. Surtout, vous en répandez la notion. »

Une terrible responsabilité. Ces mots reviendront souvent entre les lèvres des adeptes de la « Simplicité Volontaire ». Prêter attention, prendre conscience de son devoir envers le monde vivant et envers les autres êtres, c’est avoir fait le premier pas.

Après cette introduction, il était difficile de ne pas se sentir lesté d’une mission. J’ai cherché consciencieusement dans les librairies de San Francisco les ouvrages recommandés. Le lendemain, un peu moins légère, j’ai pris la route du Sud. À une heure de San Francisco, Menlo Park est une banlieue coquette. Des maisons de bois, fleuries d’hortensias. Des rues de poupée. Sans prétention. Ses habitants, en majorité de distraits chercheurs de l’université de Stanford et de ses nombreux instituts, ont d’autres préoccupations que de montrer leur relative aisance. De temps à autre, le relent d’une ostentatoire richesse. Un magnat de l’industrie électronique, qui fait pousser des ordinateurs dans la vallée adjacente de Sunnyvale, s’est installé ici. Duane Elgin, mon hôte, avec sa barbe-broussaille, son regard doux et abstrait, ses gestes précautionneux, ressemble au chercheur de la légende. Dans la maison qu’il partage avec Ann, sa compagne, il vit simplement. Des matelas posés à même le sol servent de sièges et de lits. La bibliothèque, il l’a taillée lui-même dans le tronc d’un séquoia géant. Ann a pour coin-travail une planche de bois posée sur deux encoches de mur dans le couloir qui mène de la cuisine à la chambre. Chez les adeptes de la « Simplicité Volontaire », la télévision est un objet dont on préfère se débarrasser. La chaîne stéréo, en revanche, ajoute une qualité à ce choix de vie simple qui se définit, plutôt que comme une frugalité, comme la pratique d’un esthétisme.

Fils de fermiers du Midwest, Duane Elgin obtient un diplôme de gestion et d’histoire, pense devenir médecin, puis se spécialise dans la sociologie du futur. C’est dans le cadre du Center for the Study of Social Policy (Centre pour l’étude de la politique sociale), au Stanford Research Institute, qu’il poursuit ses recherches, s’intéressant en particulier aux effets de la croissance de la population sur la société et l’économie américaines. Très vite, il conclut à la pauvreté de notre abondance.

COÉVOLUTION

En 1977, dans un rapport fort remarqué à Stanford qu’il réalisa avec le sociologue Arnold Mitchell, il formule les valeurs d’une philosophie montante, la « Simplicité Volontaire », capable selon lui de transformer radicalement le mode de vie américain traditionnel, et signale l’émergence d’un mouvement qui rassemblait des individus ayant choisi de « simplifier leur vie ».

C’est à Richard Greff que Duane Elgin et Arnold Mitchell empruntent les termes « Simplicité Volontaire ». Ce docteur en droit, pacifiste de renom et disciple de Gandhi, s’était efforcé dans ses écrits d’enseigner à l’Amérique les leçons de l’Orient. En 1936, dans un article paru dans la revue indienne Visva-Bharati, Richard Greff en donnait cette définition :

« La simplicité volontaire est un choix de l’être sur un plan intérieur aussi bien que dans ses rapports avec le monde. Vivre simplement, c’est se choisir un dessein et s’y tenir. C’est être sincère et honnête vis-à-vis de soi-même. C’est éviter de s’encombrer d’un excès de biens, superflus s’ils ne servent pas le but principal que l’être s’est fixé. Cela implique qu’on mette de l’ordre dans ses désirs et son énergie vitale, qu’on les guide. Il faudra savoir exercer sur soi des contraintes, ne pas s’engager dans certaines directions si d’autres chemins sont garants d’une plus grande abondance de vie. La simplicité volontaire, c’est organiser délibérément sa vie de manière à accomplir son dessein. » Et il concluait : « Bien entendu, il appartient à chaque individu de déterminer, avec le plus de sincérité possible, comment il appliquera le principe de simplicité à son cas personnel. »

Dans les cercles des sociologues, en Amérique et ailleurs, on n’en finit pas depuis dix ans de se demander où sont partis les enfants fleuris et rebelles des années soixante. De temps à autre, dans l’assourdissant dédale des précipités de cultures que les laborantins californiens, en particulier, regardent tomber dans les éprouvettes de leur État-laboratoire, on repère une piste : une occasion, un thème, un rassemblement, un nom. Ainsi a-t-on vu dans le mouvement « anti-nuke » (contre l’énergie nucléaire autant que contre l’armement nucléaire) le legs du mouvement « anti-war ». Mais n’est-ce pas simplement une des innombrables formes de l’évolution, de la mutation culturelle à l’œuvre dans cette société californienne où l’être, peut-être plus qu’ailleurs, est un extrême-occidental ? Parce qu’elle est diffuse, chaotique, ambiguë, hétérogène et subtile, cette évolution est difficile à mesurer.

Pourtant, selon Duane Elgine, le mode même sur lequel s’opère cette évolution est signe qu’une mutation a lieu. Sa lenteur, sa souplesse indiquent que l’être humain se fond avec le Tao qui, dans la philosophie chinoise, renvoie au flux de l’univers, principe au-delà de tout dogme, idéologie ou religion. La décennie soixante-dix a été une période introspective de prise de conscience. L’homme occidental voyant lui échapper les sources d’une énergie explosive s’il en est, menacé dans sa survie — même par ses propres raffinements techniques —, s’est rendu compte de sa fragilité et de son extrême dépendance vis-à-vis des autres espèces. En 1980, plus que jamais, s’impose l’idée d’une « co-évolution », c’est-à-dire d’une transformation subtile des valeurs, de concert avec les autres espèces. Outre une prise de conscience, c’est la volonté de simplifier les institutions sociales, politiques et économiques, les rapports entre les êtres qui donne une unité aux manifestations extrêmement diverses de l’évolution.

En 1977, dans un rapport présenté à la U.S. National Science Foundation, Duane Elgin attribue le déclin d’une institution à son degré excessif de complexité. Plus un système devient complexe, moins il est efficace, et plus le climat social et politique est explosif. Selon son analyse, la croissance d’une institution se mesurerait en quatre phases : la phase ascendante ou l’ère de la confiance : on croit aux valeurs qui fondent le système ; la phase de rendement maximal, l’ère du rationalisme : il ne suffit plus de croire, il faut justifier la rationalité du système ; dans une troisième phase, l’ère du scepticisme, les institutions sont frappées par ce que Duane Elgin appelle des « graves diséconomies » : elles sont devenues des « super-systèmes » qui se gèrent difficilement et dont le public ne comprend plus le fonctionnement. Aux yeux des victimes de ces systèmes, ces entités ne sont plus contrôlables ni crédibles. Enfin, dans une phase de désespoir, le système s’effondre. C’est une période de chaos absolu et d’extrême vulnérabilité. Selon l’auteur, les institutions américaines seraient aujourd’hui entre la troisième et la quatrième phase de leur croissance. De cette crise peuvent jaillir les scénarios suivants : dans la confusion, le système parvient à survivre ; il se désintègre ; il retrouve ordre et discipline sous l’autorité d’un leader despotique ; ou il se transforme adoptant une structure à la fois plus efficace et plus simple.

C’est évidemment dans l’espoir que la quatrième alternative s’impose que les adeptes de la « Simplicité Volontaire » travaillent à leur propre scénario. Ils sont confiants, même s’ils sont encore peu nombreux à mettre en pratique, dans leur vie quotidienne, les nouvelles valeurs qui se profilent, en particulier dans la société californienne, et qui permettent d’identifier un « mouvement » plus cohérent qu’on ne veut parfois l’admettre. Selon les sondages des sociologues de Stanford, ils seraient cinq millions, soit 3 % de la population américaine, à pratiquer la « Simplicité Volontaire » absolue. Mais huit à dix millions d’autres Américains la pratiqueraient partiellement.

HOMMAGE À LA TERRE

La troisième catégorie inclut les « compagnons de route » ou, selon l’expression consacrée, les « sympathisants », les « amis » de la « Simplicité Volontaire ». Ceux-ci, le tiers de la population américaine si on consulte les sondages plus généraux de Louis Harris par exemple, sympathisent avec l’éthique du mouvement, sans pour autant l’appliquer dans leur vie quotidienne.

Ils célèbrent la vie, organisent des fêtes en hommage à la terre, au soleil, à l’espace, à la naissance ou à la mort. Ils installent eux-mêmes un chauffage solaire dans leur maison. Ils ne veulent pas de cadeaux d’anniversaire. Mais ils demandent à l’ami généreux de verser la somme d’un éventuel cadeau au « Halt Hunger Fund » (Fonds pour mettre un terme à la faim dans le monde) afin que les 460 millions d’affamés aient demain un peu moins faim. Ils font leurs courses à bicyclette. Ils recyclent leurs journaux. Ils suivent des cours pour apprendre à raconter des histoires à leurs voisins, le soir, au lieu de s’isoler devant leur télévision. Ils échangent leur talent de menuisier contre les dons de mécanicien de leur collègue de bureau. Ils méditent dix minutes le matin. Deux fois par semaine, ils assistent aux leçons d’un médium qui leur communique ses visions, leur enseigne que le côté droit du cerveau est le siège de l’intuition et le côté gauche celui de la raison. Ils ont pour médecin un herboriste, un acupuncteur ou un guérisseur. Ils manifestent contre la conscription militaire et contre l’ouverture d’une nouvelle centrale nucléaire. Ils s’isolent dans des caissons d’eau tiède, les « Samadhi Tank », et expérimentent des perceptions extra-sensorielles. Ils travaillent à la coopérative de leur quartier un minimum de huit heures par trimestre, et paient moins cher pour des produits plus sains. Ils travaillent à mi-temps. Ils gagnent 5 000 dollars par an (21 000 F) au lieu des 30 000 (126 000) qu’ils estimaient un jour nécessaires. Ils sont trois à partager le même emploi.

Ils ont en majorité entre 20 et 40 ans. Ils viennent de milieux bourgeois pour le moins et sont presque exclusivement de race blanche (de nombreux Noirs américains pratiquent la simplicité, mais c’est une simplicité « involontaire »). Ils ont presque tous fait des études supérieures. 20 % d’entre eux ont un doctorat (PhD). Ils vivent en grande majorité dans des villes.

En filigrane de ces comportements, aussi divers peut-être qu’il existe d’adeptes, les observateurs repèrent la trace d’une morale dont l’essentiel se résumerait à ces cinq valeurs : la simplicité matérielle, une préférence pour les institutions à échelle humaine, l’auto-détermination, une conscience écologique et le développement du potentiel humain de chacun.

À ce stade de son évolution, le mouvement est donc principalement une éthique et une myriade de comportements. Mais l’avant-garde, les cinq millions d’adeptes de la « Simplicité Volontaire » « absolue », bâtissent de-ci de-là, en Californie, les institutions alternatives qui devraient transformer le mouvement en un phénomène social d’envergure.

MOURIR LE PASSÉ

Dans un coin de Palo Alto, ville adjacente à Menlo Park, Ann, la très silencieuse compagne de Duane Elgin, m’a tracé pour cet après-midi un itinéraire à travers un mini-laboratoire de la « Simplicité Volontaire ». La Volvo toute coloriée d’arcs-en-ciel et de prières pour la paix, « Une planète, un Peuple, s’il vous plaît », s’est arrêtée devant une maison de bois brun. Nous avons gravi des marches craquantes et avons poussé une porte sur laquelle étaient inscrits ces mots : « Kara est la racine gothique du mot ‘care’ (se soucier de). Kara signifie tendre ses bras vers, partager la douleur d’un autre, prendre soin de, pleurer avec. »

Kara, fondé en 1976 sous le nom de Shanti Project pour la région de Palo Alto, est l’un des maillons dans la chaîne des « institutions de support sentimental », très importantes dans une société volontairement simple. Être doué de conscience écologique, c’est reconnaître non seulement le lien étroit entre les personnes et les ressources naturelles, mais aussi l’existence d’un lien intime entre toutes les personnes de la planète. De cette conscience émane un sentiment de compassion envers les autres êtres, en particulier envers les moins fortunés, les moins heureux. Ce mouvement vers les autres, ce sens du devoir humain justifie dans la nouvelle société l’existence d’institutions comme Kara.

Sur les trente-cinq membres bénévoles, trois seulement reçoivent un modeste salaire, offrent leur présence aux êtres qui la sollicitent. L’expérience de la mort est le point commun de ces êtres. Atteints d’une maladie fatale, en général le cancer, ils redoutent la mort et souhaitent communiquer leur frayeur à une autre personne. Certains ne sont pas eux-mêmes directement affectés. Un parent ou un ami va mourir. Un parent ou un ami est décédé. Ils ont du mal à oublier. Ils se sentent terriblement seuls. Ils ont besoin peut-être seulement d’une oreille attentive qui les écoutera exorciser leur deuil, d’une compagnie quelques heures par jour.

Les médecins, les infirmières, les assistantes sociales ou les personnes douées d’une exceptionnelle compassion qui forment le personnel de Kara, offrent ces services bénévolement aux habitants en deuil de la région. Ils se rendent dans les hôpitaux, les hospices, les maisons particulières. Ils n’offrent pas aux victimes de thérapies, ni d’avis médical ou légal. Ils les écoutent, les comprennent, leur répondent. Ils leur fournissent une sorte de miroir d’eux-mêmes, leur confirment que cet être attentif à leur peine n’est qu’un autre lui-même. Ils les rappellent à la continuité de l’espèce humaine, à son unité.

Depuis 1976, les bénévoles ont passé plus de 30 000 heures à assister dans l’épreuve de la mort plus de 700 personnes. Le groupe est financé par des fondations privées et par des donations.

Sandra Savage, une dame blonde timide et douce d’une quarantaine d’années, a choisi il y a deux années de travailler pour Kara. « C’est le fruit, nous a-t-elle dit, d’une longue et douloureuse évolution personnelle. » Plusieurs fois, au cours des dix dernières années, elle a fait l’expérience de la mort. Des morts symboliques. Il lui semble qu’elle peut venir en aide aux autres en leur transmettant des bribes de son histoire. Très lentement, avec émotion, avec un mélange de puissante allégresse et de douleur, elle m’a fait le récit de son « voyage ».

IL Y A UNE TELLE URGENCE

Secrétaire dans une grande société dans l’État du Michigan puis à San Francisco, elle se laisse gagner il y a dix ans par une lassitude. Sa vie est vide, ses contacts humains médiocres. Pourtant, elle détient tous les ingrédients matériels d’une vie socialement « réussie ». Par hasard, elle se rend en Allemagne, apprend la langue et travaille comme jeune fille au pair. Par hasard, elle part sac à dos pour l’Inde avec une amie. Vivant au jour le jour, sans le moindre confort matériel, elle souffre d’abord énormément de ce dépouillement. Elle se raidit, puis progressivement se rend compte que sa peine vient de sa résistance. Cédant au cours des choses, elle laisse mourir son être passé et découvre une personne simplifiée soudain rapprochée des autres, de ces êtres dénués de tout d’Inde. De cette renaissance lui vient une joie décuplée. La joie de savoir écouter sans obstacle le bruissement de la chaîne humaine, de sa continuité. La joie d’être sensible à la simplicité, à l’immédiateté de l’existence. Sans doute aurait-il été plus facile de faire cette transition avec un support sentimental, avec l’aide d’une institution approbatrice. C’est pour fournir, aux voyageurs du même « voyage », ce tuteur, que Sandra Savage devient à son retour membre de Kara. Pour meubler son studio, qu’elle appelle sa « hutte californienne », elle glane chez des particuliers des objets d’occasion. Elle ne renouvelle pas ses cartes de crédit, ne prend pas d’assurance, cache sa télévision dans un placard, annule son abonnement au quotidien local, achète une bicyclette et une camionnette pour pouvoir aller camper, un de ses passe-temps favoris.

Un peu honteuse d’avoir tant parlé d’elle, elle s’excuse avec un énorme rire : « Je ne peux pas dire que j’étais vraiment malheureuse avant. Ou peut-être n’en avais-je pas conscience. Mais à présent, je suis tellement plus satisfaite. Il n’y a rien de plus simples que de tendre ses bras vers les gens, d’entendre les oiseaux chanter, de voir enfin les couleurs qu’on avait habillées de gris pendant tant d’années. » Si simple. C’est vrai.

Quelques jours après ma visite, j’ai reçu de Sandra Savage cette lettre : « Merci encore pour l’intérêt que vous avez porté aux activités de Kara. Merci d’avoir voulu écouter l’histoire de mon « voyage » vers de nouveaux choix de vivre, de nouvelles attitudes. Une vision clarifiée du monde, c’est ainsi qu’il faudrait peut-être décrire la destination que j’ai atteinte au bout de ce voyage. Ma camionnette est réparée à présent et je vais l’aménager pour pouvoir aller camper sur les contreforts de la Sierra — c’est une de mes nombreuses joies. Bien à vous et tous mes vœux de réussite dans votre travail. »

Kara, une institution du « bon cœur ». Ils dérangent d’abord un peu ces adeptes de la Simplicité Volontaire à vous offrir leur cœur sans préavis et à vous réclamer le vôtre, en réponse. Il serait ingrat de ne pas le leur donner. On recule un peu au début. Mais cela a l’air tellement urgent, tellement impérieux. Comme si l’échéance était proche, que c’était aujourd’hui ou jamais. Ce cœur jeté comme une bouée à un monde en naufrage, on sourit. Comme s’il comprenait, Duane Elgin a courbé tout son corps. Il ne sert à rien de s’affronter aux sceptiques. Il vaut mieux fléchir le dos, tendre encore un peu plus ses yeux à la fois très sincères et très peinés puis donner en offrande l’avertissement de Gandhi : « À l’offre d’amour, les hommes répondront d’abord par l’indifférence. Puis par le ridicule et par l’injure. Enfin par la répression… »

REPRENDRE GOÛT AU TRAVAIL

Nous avons redescendu l’escalier de bois craquant. Au rez-de-chaussée, Michael Closson, le co-directeur, à la tignasse gaélique de New Ways to Work, a quant à lui des rêves moins sentimentaux. Par le biais de son agence pour l’emploi, une agence pas comme les autres, il espère semer quelques graines pour une « contre-économie », alternative à l’économie capitaliste traditionnelle. Il est en effet convaincu que les travailleurs peuvent et doivent contrôler les structures dans lesquelles ils travaillent. Pourtant, il le sait, il ne suffira pas de créer des institutions économiques alternatives pour transformer la nature de l’économie américaine. Il faut un débat politique. New Ways to Work représente en attendant un premier pas vers une démocratisation de l’économie. Offrant à ses membres une nouvelle éthique du travail, le groupe (« the collective ») sert de support moral aux chômeurs et aux personnes désirant se recycler. Il les dirige ensuite vers des structures de travail alternatives où l’on applique les règles de cette éthique.

Michael Closson, diplômé de sociologie, a beaucoup milité pendant les années soixante. En 1968, en plein cœur des émeutes raciales, il supervise un cours sur le racisme enseigné par ses propres étudiants.

Le premier but de New Ways to Work est d’éduquer ses clients, qui rémunèrent les conseillers de l’agence de 5 à 15 $ (21 à 63 F) selon leurs moyens. On apprend à ces gens, souvent aliénés par leur précédent emploi, à reprendre goût au travail. Victimes d’un système fondé sur le profit, ils apprennent ici que le travail est avant tout une manière de développer son développement humain, sa créativité. Ils participent à des groupes, des thérapies sur le thème du travail : « atelier pour réduire la tension due au travail » ; « atelier pour éliminer le dégoût né d’une profession avilissante ». En bref, le travail est un concept « positif ». À condition toutefois que les structures soient conçues à l’échelle humaine, qu’elles respectent la personne et qu’elles ne violentent pas les ressources naturelles de la planète.

Pour les personnes en quête d’une alternative professionnelle, New Ways to Work a sélectionné dans la Bay Area de San Francisco une centaine d’organisations respectant cette éthique. Extrêmement diverses, elles ont plusieurs points communs. Le bien-être des travailleurs, non pas le profit, est leur but essentiel. Elles comblent un vide dans la communauté où elles se sont installées. Elles ne créent pas de nouveaux besoins. Elles vendent ou fabriquent des produits socialement utiles, durables, beaux, et non dangereux pour l’environnement. Parce qu’elles sont de petite taille, ces « collectivités » de travail peuvent être contrôlées par chacun des participants. Les décisions quant à l’organisation, la nature et la rétribution du travail sont prises en commun. Il n’y a pas une seule manière de contrôler et de distribuer l’argent. Certaines collectivités établissent l’échelle des salaires selon les besoins propres de chaque individu : ainsi, une mère de famille gagne plus qu’une célibataire. D’autres paient un peu plus la personne faisant le travail le moins agréable. Certains groupes testent de nouvelles manières de distribuer ou d’utiliser l’excédent budgétaire. Ils le répartissent équitablement entre les travailleurs, choisissent d’en faire don à des organisations charitables ou des campagnes politiques, parfois ils financent partiellement des organisations semblables aux leurs.

À Berkeley, Toy-go-Round, fondé par deux amies, Joy et Andora, est un magasin qui redistribue des jouets, des jeux et des livres pour enfants. Adultes et enfants leur apportent des jouets d’occasion, elles les réparent s’il y a lieu et les mettent en vente. Au début du mois, le propriétaire reçoit un chèque représentant 50 % du prix de vente. Le reste revient au magasin. Certains jouets y reviennent plusieurs fois. Joy et Andora sont en quête de locaux plus vastes tant leur affaire marche…

Le People’s Food System, créé en 1973 dans un quartier peuplé surtout par des Mexicains-Américains, est un groupement de petites épiceries dans la région de San Francisco, contrôlées collectivement par les vendeurs et les consommateurs, fournissant des produits de qualité à des familles pauvres, organisant des débats politiques dans leurs arrière-boutiques. Pour ravitailler ces épiceries, des groupes de fournisseurs en gros, souscrivant à la même éthique de travail, se sont formés : « Merry Milk », « Yerba Buena », « Amazon Yogurt », « Left Wing Poultry », « People’s Trucking »…

Au cœur du quartier des finances à San Francisco, les femmes victimes de discrimination bancaire peuvent choisir d’ouvrir un compte à la Western Women’s Bank. 80 % des livrets nominatifs sont détenus par des femmes. Trois seulement des treize employés sont des hommes. La banque offre à ses clientes des cours d’éducation permanente. On leur enseigne les rudiments de la gestion financière. On leur donne des conseils en matière de crédit, d’impôts, d’investissement. On leur explique le pourquoi de la discrimination exercée contre elles par les banques traditionnelles. La Western Women’s Bank a de gros problèmes de… finances et de crédibilité mais cahin-caha, elle subsiste.

L’EXCLUSION DU CAFÉ

L’énergie solaire est un produit cher aux adeptes de la Simplicité Volontaire. Par nature, le soleil se prête à une gestion plus démocratique. Mais les risques d’un monopole de l’énergie solaire menacent. À San Francisco, le Solar Center fondé en 1976 par Peter Barnes, journaliste spécialiste de l’écologie au magazine The New Republic et par John Geesman, « lobbyst » de l’association Californians for Nuclear Safeguards (comité des Californiens pour la sécurité nucléaire), veille à la démocratisation du marché solaire. Solar Center est la seule compagnie à San Francisco qui offre un grand choix de services : on y trouve un équipement solaire extrêmement diversifié, des panneaux et des chauffe-eau solaires à assembler soi-même. On peut y suivre des cours d’initiation aux énergies douces, et s’informer sur les avantages financiers que l’État de Californie offre aux personnes désireuses de se convertir à l’énergie solaire. Le personnel de la compagnie est hautement qualifié : un architecte, spécialiste de la question, dessine et réalise une partie du matériel vendu par le Solar Center. L’un des premiers installateurs d’équipement solaire breveté par l’État travaille au centre. Un avocat spécialisé dans la défense de l’environnement conseille les clients quant à la législation solaire.

Le Solar Center a été lancé avec un capital de 10 000 $ (42 000 F). Chacun des fondateurs de la compagnie s’est engagé à acheter pour 5 000 $ d’actions (21 000 F) dès la première année. Contrairement aux sociétés traditionnelles, les actionnaires qui ne travaillent pas dans la compagnie n’ont pas de pouvoir de décision, réservé aux employés, mais reçoivent simplement un intérêt fixe. Des prêts ont fourni un capital supplémentaire de 30 000 $ (126 000 F) investis principalement dans le marketing. La moitié des bénéfices, modestes, servent à financer certaines activités culturelles ou politiques dans le quartier, et le reste est distribué entre les employés sous forme de « bonus ».

« The People’s Bakery », « The Massage Center », « Our Health Center », le magazine Mother Jones, le bar « Juice Bar Collective » et le restaurant « L’Hirondelle » dans la « Bay Area » sont autant de modèles fonctionnant selon les principes promis par Michael Crosson et ses partenaires.

Ce sont les principes de la « Simplicité Volontaire » appliqués dans le domaine d’une économie « alternative ». La « contre-économie » dont Michael Crosson rêve avec de grands espoirs saupoudrés de petits doutes est, dit-il, la « prolongation logique » d’un choix de vie simplifiée. « Plus votre vie est simple, moins vous avez besoin d’un gros salaire. Tenez, prenez mon cas par exemple, je gagne à peine 5 000 $ par an (21 000 F). » Il ajoute, avec un humour un peu mélancolique : « Mais j’ai de la chance : ma femme, elle, est directrice d’une école. Elle gagne 20 000 $ (84 000 F) et nous permet de joindre les deux bouts. »

En rentrant, nous sommes passées par la coopérative de Menlo Park, Briarpatch Cooperative Market où Ann devait faire ses courses. Cette coopérative approvisionne 525 familles dans la région de Palo Alto et de Menlo Park. Elle n’accepte pas davantage de membres pour des raisons d’espace, d’efficacité, mais surtout pour que puisse régner une ambiance familiale entre les rayons du magasin. Il n’est pas courant, dans les supermarchés d’Amérique, d’assister à de vivants débats sur la dernière manifestation anti-nucléaire devant des bouteilles de Catsup ! Ni de trouver, juché sur le tabouret de la caisse, un enfant qui dévore un des livres de la bibliothèque de la coopérative en attendant que son père termine ses emplettes. « Y a-t-il assez de candidats pour le yoghourt Yoplait ? », demande Peggy, l’une des membres, à l’un des trois co-managers de Briarpatch ? Peggy, une gourmande, a noté la semaine dernière sur la feuille des desiderata, épinglée devant la caisse, qu’elle aimerait bien trouver dans le réfrigérateur de la coopérative, l’onctueux produit français. Avant de passer commande pour le yoghourt, Craig, le co-manager, préférerait qu’au moins trois ou quatre membres soient preneurs.

Ann et ses camarades d’emplettes sont manifestement très fiers de leur coopérative. C’est l’une des institutions les plus réussies de la « Simplicité Volontaire ». Reprendre en mains le marché alimentaire est peut-être le premier souci de ses adeptes. L’inégale distribution des ressources alimentaires n’est-elle pas la principale cause d’instabilité politique et sociale à travers le monde ? Refuser une tasse de café ou ne manger de la viande qu’à trois repas sur cinq peut sembler une protestation mineure. Le café est classé par les adeptes de la « Simplicité Volontaire » dans la catégorie des « cash crops » (cultures de pur profit) par opposition aux « food crops » (cultures vivrières). La plupart des terres arables du tiers monde et de sa main d’œuvre sont monopolisées par ces « cash crops », dont les vertus nutritives sont nulles.

DE NOUVELLES CONSOMMATIONS

Ces terres pourraient être converties à la production de produits alimentaires capables de sauver au moins quelques-unes des victimes de la famine. Selon un article du New York Times, publié en 1974, si les Américains réduisaient de 10 % leur consommation annuelle de viande, douze millions de tonnes de grains pourraient servir à nourrir les êtres humains au lieu d’être consommés par les bêtes.

De telles informations paraissent dans le journal hebdomadaire Briar News que rédigent les membres de la coopérative. En y adhérant, les membres de Briarpatch s’engagent à acheter pour 100 $ (420 F) de parts sur une période de dix-huit mois. Ce capital sert à acheter le matériel nécessaire à la bonne marche du magasin, et est en partie réinvesti dans d’autres coopératives pour les aider à démarrer. La marge bénéficiaire par rapport au prix de gros est de 5 à 10 % alors qu’elle reste de 20 à 50 % dans les supermarchés et épiceries traditionnelles. Ces bénéfices couvrent les frais de loyer, d’assurance, d’eau et d’électricité, et permettent de payer un salaire de 825 $ par mois (3 465 F) aux trois co-managers du magasin. Ceux-ci ont également droit à trois semaines de congés payés. On estime que les membres de Briarpatch économisent de 15 à 25 % sur leur budget alimentaire. Ils ont pour obligation de travailler un minimum de huit heures par trimestre.

Nous avons fait un détour pour reprendre Duane qui veillait sur ses trois enfants, issus d’un premier mariage. Son ancienne femme, une amie, nous avait retrouvées à la coopérative. Elle aussi pratique avec discipline la « Simplicité Volontaire ». Duane, travaillant à la correction du manuscrit de son livre, les Chemins vers la simplicité volontaire, a le regard plus intense que jamais. Il est avide de savoir comment s’est passée notre après-midi, de sonder mes réactions. Que vais-je écrire. « Il est tellement important de parler de notre choix de vivre, à travers le monde. De raconter qu’il est possible de le pratiquer si seulement on exerce sur soi un minimum de discipline. D’expliquer que la simplicité volontaire n’est pas synonyme d’austérité — fourbe propagande — mais pratique de joie. De rassurer les partisans de la libre entreprise : les adeptes de la « Simplicité Volontaire » constituent un important marché pour des compagnies comme General Motors Trucks, AMC Jeep and Eagle, J and B Rare Scotch, Time-Life Books. En quête de produits de qualité, de produits durables, d’automobiles faciles à réparer, de bicyclettes, de chaînes stéréo, ils devraient représenter pour certaines compagnies un espoir plutôt qu’un danger, à condition que celles-ci veulent bien s’adapter à leur demande qualitativement différente. Selon les travaux des sociologues, si environ un tiers de la population américaine adopte une vie simplifié d’ici l’an 2000, les revenus procurés par les consommateurs de produits simples passeront de 35 milliards de dollars aujourd’hui à plus de 300 milliards en l’an 2000. »

« Nous sommes responsables en tant qu’espèce consciente de l’avenir du monde. Nous pouvons le rattraper au bond ou le laisser s’effondrer. Nous avons le choix. Jamais le problème n’a été aussi urgent. Jamais. » Duane secoue la tête. Sur ses épaules qu’il a courbées, une vision : le poids de tous ces choix non faits, de tous les autres, les indécis. Touchant mélange de ferveur et de pesanteur.

Duane a répété. « Oui, nous avons le choix. » Ann l’a redit, en écho.

Sylvie Crossman est l’éditrice d’Indigènes. Elle vient de publier “Indignez vous”.