Reprint N° 2, mai-juin 1973
par Herbert Marcuse
Le capitalisme veut institutionnaliser la contre-révolution. Sclérosés ou complices (involontaires), les partis d’opposition sont impuissants. Reste donc la révolte. Telle Contre-révoltion et révolte (Éditions du Seuil), dont nous publions ce passage. Nourrie par l’art et l’amour, la révolte doit aboutir à la libération de l’homme — qui ne fait qu’un avec la libération de la nature. D’où la mission politique que Marcuse assigne à l’écologie.
Marcuse était venu à Paris invité par le Nouvel Observateur et le Sauvage. Le vieil homme posait comme un héros de la contre culture mais nous eûmes l’impression que son discours manquait de fraicheur. Il est intéressant d’en apprécier la qualité quarante ans plus tard.
La transformation radicale de la nature devient partie intégrante de la transformation radicale de la société. Loin d’être un pur phénomène « psychologique » chez certains groupes ou individus, la nouvelle sensibilité est le canal par lequel le changement social devient un besoin individuel, le relais entre le « changer-le-monde » comme pratique politique et l’énergie déployée pour la libération personnelle.
Ce qui nous arrive, c’est que nous découvrons — ou plutôt redécouvrons — en la nature une alliée dans notre lutte contre les sociétés d’exploitation où la violation de la nature aggrave encore celle de l’homme. La découverte des forces libératrices de la nature et de leur rôle vital dans la construction d’une société libre devient un nouveau facteur du changement social.
Qu’implique la libération de la nature en tant que véhicule de la libération de l’homme ?
Cette notion recouvre : premièrement, la nature humaine — les pulsions premières et les sens de l’homme en tant que fondement de sa rationalité et son expérience — et deuxièmement, la nature extérieure, l’environnement existentiel de l’homme, le « combat avec la nature » dans lequel il constitue sa société. Il faut souligner dès le départ que dans l’une et l’autre de ces manifestions, la nature est une entité historique : l’homme est confronté à la nature telle qu’elle est transformée par la société soumise à une rationalité spécifique, qui est devenue, dans une mesure toujours croissante, une rationalité technologique, instrumentaliste, pliée aux exigences du capitalisme. Et cette rationalité a aussi pesé sur la propre nature de l’homme, sur ses pulsions primaires. Rappelons seulement deux formes contemporaines caractéristiques de l’adaptation de pulsions primaires aux besoins du système établi : la manipulation sociale de l’agressivité, qui a transféré l’acte agressif sur des instruments techniques, ce qui atténue le sentiment de culpabilité ; et la manipulation de la sexualité par le biais d’une désublimation contrôlée, l’industrie de la beauté plastique, qui diminue également le sentiment de culpabilité et promet de la sorte une satisfaction « légitime ».
La nature fait partie de l’histoire, c’est un objet de l’histoire ; en conséquence, la « libération de la nature » ne peut signifier un retour à un stade prétechnologique, mais consiste au contraire à employer toujours davantage les succès de la civilisation technologique pour libérer l’homme et la nature des abus destructeurs de la science et de la technologie au service de l’exploitation. Et c’est ainsi que telles qualités perdues de l’artisanat peuvent très bien réapparaître sur une nouvelle base technologique.
Dans la société établie, la nature elle-même, de plus en plus efficacement maîtrisée, est devenue à son tour une nouvelle dimension de l’autorité exercée sur l’homme : le bras droit, le prolongement de la société et de son pouvoir. La nature commercialisée, la nature polluée, la nature militarisée ont rogné l’environnement vital de l’homme, en un sens non seulement écologique, mais vraiment existentiel. Ceci bloque la cathexie — et transformation — érotique de notre environnement, le prive de ses retrouvailles avec la nature, par-delà et en deçà de l’aliénation ; ceci l’empêche aussi de reconnaître en la nature un sujet autonome, un sujet avec lequel vivre en commun dans un univers humain. L’ouverture de la nature au divertissement et au rapprochement de masse, qu’ils soient spontanés ou organisés, ne fait pas échec à cette privation, ce n’est qu’une soupape de sûreté de la frustration et qui ne fait qu’ajouter au viol de la nature.
Libérer la nature, c’est recouvrer en elle les forces exaltatrices de vie, ces qualités esthétiques sensuelles qui sont étrangères à une vie gâchée par la chaîne sans fin des activités que dicte le principe de rendement et de concurrence ; et ces qualités suggèrent les nouvelles qualités de la liberté. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que « l’esprit du capitalisme » refuse ou ridiculise l’idée d’une nature libérée, qu’il la relègue dans l’univers de l’imagination poétique. Si on ne la laisse à elle-même et ne la protège comme « réserve », on traite la nature d’une façon agressivement scientifique : comme si elle n’était là que pour être dominée ; comme de la matière, un matériau de valeur. Cette conception de la nature est un à priori historique, propre à une forme déterminée de société. Une société libre peut fort bien avoir un à priori différent, et un objet très différent ; l’évolution des conceptions scientifiques peut se fonder sur une expérience de la nature en tant que totalité de vie à protéger et à « cultiver », et la technologie appliquerait cette science à la reconstruction de l’environnement vivant.
Domination de l’homme à travers la domination de la nature : le lien concret entre la libération de l’homme et celle de la nature est mis aujourd’hui en évidence par le rôle que joue, chez la gauche radicale, la campagne pour l’écologie. La pollution de l’air, de l’eau, le bruit, l’empiètement de l’industrie et du commerce sur les grands espaces naturels pèsent physiquement sur les individus comme un esclavage, comme un emprisonnement. Les combattre, c’est une lutte politique, car on voit très bien comment inséparable de l’économie capitaliste est la violation de la nature. Certes, la fonction politique de l’écologie est facile à neutraliser, elle peut être tournée à la glorification du système ; et pourtant, il faut combattre ici, et maintenant, la pollution physique pratiquée par le système, tout comme sa pollution mentale. Pour amener l’écologie au point où elle n’est plus compatible avec les structures capitalistes, il faut d’abord développer la campagne écologique à l’intérieur de ces structures.