Il faut sauver l’homme sauvage

8 mai 2011,

Reprint : Le Sauvage, n° 19, janvier 1975

Il nous paraît opportun aujourd’hui de réfléchir sur les traces de notre ami Serge Moscovici, l’auteur de Hommes domestiques et hommes sauvages lorsqu’il plaide la cause des sociétés ensauvagées.On n’oubliera pas en le lisant qu’il est le père du Moscovici qui joue aujourd’hui un rôle déterminant dans la trajectoire du parti socialiste. Tel père, tel fils? On peut se poser la question

Un entretien de Serge Moscovici avec Catherine David

CD. Imaginez qu’une revue trimestrielle spécialisée dans les questions écologiques telle Le Sauvage, vous offre une dizaine de ses pages. Quel type de malentendus souhaiteriez-vous d’abord dissiper ?

Serge Moscovici. — Dissiper des malentendus ? Qui le peut ? Autant vouloir vider la mer avec une passoire. Je souhaiterais plutôt faire connaissance avec les malentendants pour mieux leur faire entendre le bruit du monde. Je voudrais surtout les inciter à faire pression sur ladite revue pour qu’elle soit l’écho de leurs préoccupations immédiates, pour qu’elle s’engage avec eux dans la création de nouvelles formes de vie, de création et de pensée. Je les engagerais à se départir de leur attitude passive de lecteurs, de spectateurs, de consommateurs de mots. Mon premier souci serait d’instaurer un débat d’idées, car là où il n’y a pas de débat, il n’y a pas d’idées. Le débat est la meilleure manière de rendre l’ouïe aux malentendants. Malheureusement, jusqu’ici, la plupart des revues écologiques ont toujours été molles et douces, comme les technologies du même nom. Pour moi, l’écologie ne concerne pas uniquement la pollution, les catastrophes énergétiques, l’agriculture biologique, la destruction des sites… Son domaine d’action, c’est aussi le mode de vie, la sélection et la reproduction des groupes sociaux, les rapports entre hommes et femmes, entre travail manuel et intellectuel, entre ville et campagne, entre monde de l’Est et monde de l’Ouest. L’écologie, c’est aussi une contestation politique créatrice, annonciatrice de l’émergence de nouvelles énergies sociales. Contestation et création qui ne doivent pas être réactives, cantonnées dans une contre-culture, mais bien au contraire se situer à l’avant-culture et à l’avant-science. Il ne s’agit pas de mettre en question mais de poser la question : quelle culture ? Quelle science ? Et de trouver une réponse neuve d’avenir. Il ne suffit pas de dire non à la mort, il faut dire oui à la vie. Il n’y a pas de catastrophes, il y a des morts, des naissances et des renaissances, car la science, la société et la culture n’ont, comme la vie, ni commencement, ni fin : elles continuent. Il s’agit de chercher une réponse dans le sens de l’autonomie, de la démocratie et de la plénitude.

Qu’entendez-vous par là, concrètement ?

— Prenons un exemple. Supposons que cette revue soit « de gauche ». Il est bon qu’elle propage les thèmes de l’environnement parmi les hommes de gauche. Mais elle pourrait élargir son action, s’engager davantage, faire des expériences. Les plates-formes politiques parlent de nationalisations, de l’âge de la retraite, etc. Cela est bien. Mais qu’en est-il de la socialisation des moyens de reproduction, du milieu concret de vie ? Les mouvements écologiques — et la revue en question — devraient poser le problème de la liberté communale, communautaire. Sans cette liberté, le contrôle de l’État ne peut pas aller dans le sens de l’autonomie, ni de la plénitude.  Proposez des mesures concrètes. Aujourd’hui, des millions de gens sont soumis au régime de l’épargne forcée, de l’endettement. Les banlieues sont non seulement des cités-dortoirs, mais aussi des cités-en-dette. Pourquoi le désendettement ne serait-il pas un mot d’ordre politique ? La démocratie grecque a commencé par là. Il serait mille fois plus mobilisateur que d’autres, destinés à une minorité de cols blancs et de blouses bleues. L’épargne, quant à elle, au lieu d’être orientée vers des buts abstraits, pourrait servir à des réalisations locales,  à l’initiative et sous l’œil de chacun. De même, pour la retraite. Derrière elle se profile l’image vieillie du rentier et on sait qu’elle pose pas mal de problèmes, dans la mesure où elle est, qu’on le veuille ou non, une sorte de mort sociale. Ne pourrait-on imaginer, pour remplacer ce terme final, que chacun ait, tous les quatre ou cinq ans, une année fériée, chômée — et payée — qui lui permettrait de réapprendre à vivre ? À mon sens, ces suggestions simples pourraient contribuer à de profonds bouleversements. Et, dans ce contexte, les thèmes de l’écologie apparaîtront évidents à tout le monde. L’esprit d’écologie n’est en aucun cas un esprit de conservation, de catastrophe ou de « survie ». C’est une recherche du changement, de la renaissance, de la vie. Le monde change, ayons le courage d’expériences mentales et pratiques originales. Ainsi, nous serons entendus par les mal-entendants.

Dans le paysage des sciences humaines en France, vous représentez, en jouant sur le mot, l’u-topie. Vous rêvez, et vous n’êtes nulle part.

— Je vais commencer par ce que vous appelez le fait d’être nulle part. Vous touchez juste, un point auquel je suis très sensible. Si je suis « nulle part », il en est de même pour des milliers de gens, privés des moyens de penser et d’exprimer des réalités qui changent autour d’eux, fatigués d’entendre répéter les formules d’un langage domestiqué. Je suis peut-être nulle part, mais je n’y suis pas seul et j’espère qu’un jour, grâce à mon travail et à celui d’autres, ce « nulle part » se transformera en « quelque part ». Vous me direz que je n’ai pas en réalité répondu à votre question et vous aurez raison. Être nulle part, pour moi, cela veut dire deux choses. D’abord, poursuivre ma voie, essayer de voir clair en moi-même et dans le monde. Cela vient de mon incapacité à vivre dans ce milieu intellectuel où l’on déterre, chaque saison, un auteur d’il y a trente ou quarante ans, Adorno, Gramsci ou un autre, pour l’enterrer à la saison suivante parce qu’il n’a pas, finalement, les vertus qu’on lui attribuait ; mais surtout parce qu’on s’ennuie et qu’il faut changer d’idole et de vocabulaire pour se donner, à soi, l’impression d’exister, et aux autres, l’impression que l’on pense. Être nulle part, c’est aussi une certaine ligne de conduite. J’ai une vision des choses, une certaine manière de l’exposer et j’essaie de la suivre jusqu’au bout. J’aurais été catastrophé si cette vision des choses avait rencontré d’emblée l’adhésion. Cela aurait voulu dire que je ne suis pas de mon temps. Car on est de son temps quand on est en avant, à part, ou contre son temps. J’espère ne jamais voir le jour où je serai devenu une tarte à la crème. Vous avez lancé un grand mot : l’utopie. Il n’y a plus d’utopistes ou d’utopies. Ce mot sert à refouler toute initiative pratique et toute imagination intellectuelle. C’est la flèche au curare d’une civilisation de bavards. Soyons concrets. On appelle aujourd’hui utopie toute spéculation qui ne part ni du sens commun ni des principes d’une théorie reconnue, lue et approuvée par tous. Mais que des sociologues déraillent sur la société de consommation ou des loisirs, que des économistes bâtissent les châteaux en Espagne d’une croissance infinie à partir de quelques équations chétives, que les futurologues simulent à l’ordinateur d’aimables fantaisies, et vous parlez de science, de prévision scientifique. Que les utopistes se trompent, et on dit qu’ils étaient dans la lune, que les scientifiques se trompent, et on avance de doctes arguments pour montrer que leurs modèles n’étaient pas encore au point. Tout cela n’est pas très sérieux. En fait, ce que je fais, ce n’est pas de l’utopie, c’est de la science, tout simplement. Seulement, il y a, dans la science, deux types d’activités : la découverte et la preuve. J’essaie de me placer du côté de la découverte en proposant des modèles, des hypothèses générales — ce qu’on appelle, à tort, des utopies. Je les démontre en partie et j’espère que d’autres le feront mieux que moi. Hélas, en matière de découverte, les facteurs décisifs, au départ, sont l’intuition, la conviction intime. Niels Bohr appelait ça le flair. Claude Bernard parlait du « sentiment ». Je me méfie, comme les scientifiques, de toutes les hypothèses qui ne sont pas assez folles. Je rêve ? Bien entendu. Mais cette sorte de rêve permet de s’arracher au répétitif, à l’habituel, au superficiel. Einstein disait que l’esprit ne peut avancer que sur la base de ce qu’il connaît et est capable de prouver. Parfois, l’esprit arrive à un plan supérieur de connaissance, mais reste incapable de prouver comment il l’a atteint. C’est le plan du rêve et du risquer d’aller, et d’être, nulle part. Mais alors, je rêvais, quand j’affirmais, bien avant Mai-68 et la vague hippie et écologique, que la question fondamentale de la fin du XXe siècle serait la question naturelle… Malgré ces rêveries, j’ai fait beaucoup plus de terrain, de laboratoire et même de travaux d’érudition que tous les commentateurs, démonstrateurs et autres gens-de-quelque-part qui fleurissent le paysage des sciences humaines, en France. Je n’ai aucun mérite particulier : invention oblige. Après tout, c’est une division du travail comme une autre qui fixe la place où je suis.

Vous divisez l’humanité en deux camps. D’un côté, ceux qui tentent de tracer une frontière infranchissable entre l’homme et l’animal, entre la société et la nature. En face, ceux qui refusent l’arbitraire de cette distinction. Vous êtes dans le second camp. Faites le portrait de ceux qui sont avec vous. Quelle peur, ou quels désirs travaillent leur obstination ? Quelles idéologies balisent leur territoire ?

— Non. Pourquoi ? Je ne devise pas. Je constate seulement qu’on voit se développer dans nos civilisations deux courants radicalement opposés : le culturalisme et le naturalisme. Ils s’opposent sur les trois grandes divisions : le masculin et le féminin, l’urbain et le rural, l’intellectuel et le manuel. Le culturalisme cherche à justifier ces divisions, le naturalisme à les éliminer. Vous faire le portrait de « ceux d’en face » n’est pas chose facile. Disons que le désir qui les travaille est celui de l’affirmation de l’unité de l’individu, de l’autonomie du corps social. Le désir de retrouver les racines profondes de ce qui existe. À leurs yeux, le monde est riche, exubérant, plein de possibilités « miraculeuses » où chacun peut se réaliser sans pour autant l’exploiter ou le blesser. Tout doit être fait pour et rien contre la nature. L’excès ou la démesure ne sont pas à éviter puisque dans le cycle vital, à la longue, tout se régénère et retrouve l’équilibre. Quant aux prohibitions, elles sont inutiles et dangereuses. Les techniques ne servent pas à forcer les portes du monde, à contrarier le cours des phénomènes, mais à accompagner et à transformer. Ceux d’en face ont toujours choisi les techniques de la biologie et de la chimie de préférence à celles de la mécanique. Ils refusent la notion de péché originel, d’imperfection de l’homme, de faiblesse de la nature et les philosophies de l’histoire qui n’ont d’yeux que pour la scène finale de l’humanité. Pour eux, l’histoire a pour mission de rétablir une origine forte, de régénérer les hommes et les sociétés racornis par des siècles de manque, et de divisions. Leurs deux principes d’action immédiate sont la fringale du présent et la volonté de réaliser ici et maintenant les idéaux d’autonomie, de liberté et d’égalité. Et puis, il y a la valorisation du corps et des sens, sur cette Terre qui est un jardin de rêves et non une vallée de larmes. Et puis, il y a la connaissance, qui appartient à tous et est l’œuvre de tous, qui n’est complète qu’avec sa dimension corporelle, manuelle. Les taoïstes y ont insisté, les matérialistes de la Renaissance ont chanté la gloire du corps et de la main. Il n’y a pas de distance infranchissable entre le savant et l’ignorant, entre l’écriture et la parole, entre le connaissant et le connu. Il n’y a pas non plu d’objet plus digne à connaître qu’un autre : tous, du plus humble au plus élevé, requièrent notre attention et notre respect. Jacob Boehme, le créateur de la dialectique, était cordonnier. Leur idéologie ? Elle peut se résumer en un emblème : le feu vital. Et par trois mots : enthousiasme, radicalité et communauté. Leur territoire ? L’ensemble de la Terre. Si vous disiez qu’ils sont les hommes de la fête, ils ne trouveraient rien à redire.

Pourquoi dites-vous, dans Hommes domestiques et hommes sauvages[1], du naturalisme, qu’il est le « passager clandestin de notre histoire » ?

— Que voulez-vous, c’est un fait. Tous les historiens peuvent témoigner de la destruction des traces qu’il a laissées. Nous ne connaissons les naturalistes qu’à travers les témoignages de leurs exterminateurs et inquisiteurs. Lisez du reste ces mêmes historiens et vous verrez le mépris qui jaillit sous leur plume, l’ignorance qu’ils cherchent à entretenir et leurs fadaises sur le primitivisme, l’immoralité, l’incohérence, la propension à la débauche du naturalisme. Voilà un courant de pensée qui a grandement œuvré dans l’histoire, auquel on doit des pensées sublimes, les premières communes, qui a mené un combat continu contre la domestication du genre humain, et dont on vous parle à peine. Combien d’étudiants savent que le triomphe de la philosophie cartésienne a été moins une victoire contre la scolastique que contre le naturalisme de la Renaissance ? Connaissez-vous une analyse sérieuse sur les fanatiques de l’Apocalypse ? Sur les révoltes menées pour une autre forme de société dès l’apparition du christianisme ? Oui, on en parle comme de sectes, alors qu’il s’agit de mouvements sociaux puissamment structurés. Et cela s’explique : les historiens ont coutume d’étudier des mouvements de type culturaliste, qui sont spécialisés et divisés. Au contraire, les mouvements naturalistes sont en général des mouvements totaux. Ainsi, le pythagorisme grec, le taoïsme chinois, le messianisme juif. Et puis, ce qui reste de leurs textes n’est pas, comme on dit, à mettre entre toutes les mains. Imaginez un mélange du Contrat Social, de Justine et du Manifeste communiste écrits en langage populaire et portés ensemble à une température de fusion. Vous voyez ce que cela pourrait donner dans de jeunes esprits tels qu’on les veut…

Vous retrouvez la trace du naturalisme chez les adeptes de Dionysos, de Diogène, de l’orphisme, chez les pythagoriciens, les hippies, les écologistes, parmi les sectes adamites du Moyen Âge… Est-ce à dire que tous ceux qui sont dans le camp du naturalisme ont en commun une certaine méfiance à l’endroit de ce qu’on pourrait appeler la pensée rationaliste ?

— Soyons un peu sérieux. Le naturalisme s’est toujours rebellé contre l’appropriation du savoir par les « docteurs enrubannés » comme les appelle Jacob Boehme. Pour les naturalistes, ce que vous appelez la pensée rationaliste est une pensée où la langue tue la parole, où la règle tue la créativité, où le rite de l’enseignant tue l’initiative de l’enseigné. Contre la conscience réfléchie, détachée du monde des sens, ils essaient de développer une conscience illuminée. Ils parlent le langage des scientifiques créateurs et des artistes. Rien de plus, rien de moins. Tout ce qu’on a dit de leur antirationalisme, de leur mysticisme n’est vrai que pour les formes dégradées du naturalisme. Mais en général, cela ne tient pas debout, si on regarde de près. Il faut regarder à deux fois avant de jeter les grands anathèmes à des gens qui ont développé une grande partie de la science chinoise, de la science grecque et occidentale — je pense au taoïsme, au pythagorisme, à Paracelse, Bruno, Cardan, etc. Autant l’astronomie et la mécanique leur sont, il est vrai, relativement étrangères, autant toutes les sciences du feu, chimie, biologie, électricité et magnétisme sont, pour l’essentiel, leur œuvre, jusqu’à une époque fort récente.

Vous souhaitez l’avènement d’une société ensauvagée. Pouvez-vous décrire plus concrètement que Marx la société communiste qu’il appelait de ses vœux ? Est-ce la même ?

— Entendons-nous bien. Il n’y a pas de société ensauvagée. Personne ne peut décrire un tel type de société. Mais à l’arrière-plan des mouvements dont je parle, il y a la quête non pas d’une société mais d’une grande communauté fondée sur l’autonomie des partis, le partage des biens et des savoirs, la rotation des pouvoirs, sur le refus des rites et des bureaucraties. Cette grande communauté associerait enfin les groupes masculin et féminin, permettrait une libre respiration des catégories sociales dans une organisation mobile et profane. La révolution est toujours présente, elle est interminable. C’est le retour constant vers les racines de la société, c’est la fête, c’est le roulement cyclique des individus, des dignités et des groupes. Et si cela ressemble à la société communiste, c’est qu’en fait, ce sont les hommes sauvages qui l’ont pour ainsi dire inventée, et c’est parce qu’ils ont essayé de la réaliser qu’on les a qualifiés de barbares et de sauvages. Mais ces mouvements accordent une importance extrême à ce que vous pourriez rejeter comme des détails : le rythme de la journée, les contacts personnels, la participation aux décisions de la cité, la connaissance du corps, à tout ce qui est généralement du ressort des spécialistes. Pour être encore plus concret : dans certains pays socialistes, il y a une propriété collective, une classe ouvrière au pouvoir et un parti qui dirige l’ensemble. Mais le reste — la science, l’enseignement, les rapports quotidiens, les relations de travail, la famille —, s’il a changé de contexte, n’a pas changé de nature. Disons que le naturalisme se préoccupe d’abord de ce « reste ». Son souci n’est pas la collectivisation mais la collectivité, pas la production des biens mais la reproduction des hommes, pas la maîtrise de la nature mais sa réanimation. À mon avis, le ça au fond de la société communiste dont parle Marx, c’est la grande communauté profane dont rêvent les hommes sauvages et qu’ils ont parfois réalisée.

Pensez-vous que le naturalisme puisse changer la vie ? Qu’il puisse prendre le pouvoir ? Concrètement, cela passe par quel type de combat ?

— Au fond oui. Mais sur toutes ces questions, je ne voudrais pas vous répondre comme ça, tout à trac : vous auriez raison alors de me traiter d’utopiste. Nous sommes aujourd’hui dans une situation compliquée. Nos deux types de société, capitaliste et socialiste, sont tous deux en expansion, le premier surtout. Mais je puis vous dire ma certitude d’un retour en force du naturalisme quand les alternatives politiques et culturelles actuelles se relâcheront. Il faut se débarrasser d’un préjugé : les mouvements naturalistes ont toujours été la création d’hommes d’avenir, il n’ont rien à faire avec un quelconque archaïsme. Nous sommes à une époque où de nouvelles couches sociales apparaissent, et des hommes nouveaux. Du point de vue de Sirius, qu’observe-t-on ? Dans une première phase, il y a une quinzaine d’années, éclate un courant de retour à la nature. Au-delà du droit, de la règle, il célèbre la réalité de l’amour, au-delà des calculs du possible, il affirme l’intuition de l’impossible, au-delà de la soumission au réel, à l’utile, il proclame la souveraineté de l’idéal et de la beauté. Il commence à faire courir dans les chantiers éventrés, les gratte-ciel invivables, les déchets des villes-bidons, une parole de refus, propagée par une foule de jeunes des cités, des écoles, comme le sang d’un corps blessé à mort. C’est la phase du naturalisme réactif ou poétique, et même si certains le couchent sur le papier en langage marxiste, c’est toujours un papier bon à faire des « joints ». Les corps sociaux se devaient de réagir. Mais une brèche s’était ouverte. La fête était finie, les enfants renvoyés à leurs études. Tout rentrait dans l’ordre des choses sérieuses, des hommes posés et raisonnables. Les armées de journalistes et de spécialistes, un instant désorientés par ce déferlement d’idées neuves, se sont placés en rangs serrés, avec leur porte-documents bourrés de papiers remplaçant les fleurs et les chansons, en direction des bureaux, salles de conférence et autres niches technologiques, pour concocter de volumineux projets de recherche et faire carrière dans quelque spécialité, une « logie » ou « nomie » de plus. Un autre naturalisme prenait naissance, un néo-naturalisme technique défendu par des experts qui prescrivaient des mesures scientifiques et techniques pour avancer prudemment sur la voie des réformes. Cette deuxième phase commence à glisser dans notre passé, laissant derrière elle beaucoup de paperasses, certaines connaissances sûres et des instruments de travail. Certains, jouant les chouettes, annoncent la tombée du jour. Je crois au contraire que le véritable jour se lève. Des hommes, des groupes, s’éveillent, agissent. Les mouvements du passé récent, un instant affaiblis, laissant voir à marée basse les bas-fonds, renaissent, reprennent du poil de la bête. Et tout ce qui était séparé va se mettre à converger, féminisme, régionalisme, écologisme, etc. Déjà se profilent à nouveau les prodromes de la création et de la mobilisation. Après la phase du retour à la nature et de la réforme écologique, voici celle d’un naturalisme actif qui prend la question naturelle à sa racine, politique, et dans sa vraie dimension, historique. Prendra-t-il le pouvoir ? La question n’a pas grand sens, dans cette perspective. Corrigera-t-il le jeu de la société ? Certainement, il l’a déjà fait, et il le fera davantage en retrouvant son identité et sa dynamique. Par quel type de combat ? Celui de la création d’un corps communautaire. Les communautés taborites, pythagoriciennes, taoïstes, sont des expériences qui donnent à penser. Combat politique ordinaire, oui, mais aussi combat pour un autre savoir, une autre technique et des rapports humains autonomes, libérés des divisions millénaires. Combat pour la nature, en somme. C’est là, si vous voulez, l’ombre de l’utopie, la griffe du rêve. Après tout, pourquoi cette « utopie » d’une humanité réconciliée à la nature resterait-elle pour toujours une âme sans corps flottant autour de la maison de notre histoire sans jamais y pénétrer ? Pour l’instant, nous n’y sommes pas. La seule chose qui me paraît certaine, c’est l’entrée du naturalisme dans une troisième phase, la phase de sa spécificité et de sa maturité. Cela se verra bientôt et j’espère que les revues jusqu’ici écologiques seront en mesure d’y contribuer.

Vous semblez, dans Hommes domestiques et hommes sauvages, renvoyer dos à dos les thèses des marxistes humanistes et des marxistes scientistes. Pourtant, à vous lire, il semble évident que vous choisissez le jeune Marx contre le Marx de la maturité.

— Mais non ! Pourquoi voulez-vous que je les renvoie dos à dos ? Je les mets plutôt face à face pour montrer que, malgré leurs différences, ni les uns ni les autres, en jouant au jeune Marx et au vieux Marx, n’ont compris grand-chose au rapport du marxisme et du socialisme au naturalisme. Je crois que les uns et les autres ont essayé de l’intégrer à la philosophie dominante pour le rendre acceptable ou respectable, soit du point de vue humaniste, soit du point de vue scientiste, les uns insistant sur la naissance de l’homme authentique, et les autres sur la mort de l’homme. Comme il était normal, ils ont essayé d’abord d’associer le marxisme et le socialisme à une tradition et ensuite de montrer comment ils la dépassent. À ceci près qu’ils se sont trompés de tradition puisqu’ils ont choisi d’ignorer, comme tout le monde, un pan de l’histoire, et de continuer la tradition culturaliste de l’homme domestique. Cette nouvelle Sainte Famille avec ses controverses et ses préciosités doit bien faire rigoler Marx et les autres barbus et barbichus là où ils se trouvent ! D’ailleurs, si vous parcourez les éléments de la savante Autocritique du philosophe Althusser, vous verrez qu’il reconnaît s’être trompé en considérant la science marxiste comme une science quelconque et avoir été « théoriciste », c’est-à-dire scientiste. À l’expression près, c’est ce que j’ai écrit. Lui, explique sa déviation par une lecture marxiste de Spinoza. Moi, j’explique sa tendance par un désir excessif  de réconcilier Marx et la science. Il y a des raisons sociologiques à cela qu’il serait trop long de rappeler. Mais le principal, à mes yeux, c’est le lien historique et intellectuel entre le naturalisme d’un côté, et le marxisme et le socialisme de l’autre. Ce lien produit ses effets non seulement chez le jeune Marx, mais également chez le vieil Engels, et, à des degrés divers, chez tous les penseurs marxistes révolutionnaires. Penser qu’il a été dépassé, liquidé, avec la jeunesse, voilà une idée puérile, rationalisée par un évolutionnisme de pacotille. La question naturelle est encore une question pour le marxisme et le socialisme, et elle se pose à eux avec beaucoup plus d’acuité que par le passé. On n’y échappe pas en récitant des formules sur le progrès, la domination de l’homme sur la nature, etc. Je vais être plus net. Le naturalisme est, pour employer une image psychanalytique, la part du refoulé des deux courants dont nous parlons. Or il y a toujours un retour du refoulé. Mon propos dans ce livre était d’attirer l’attention sur le fait que nous assistons et assisterons à ce retour, sous des formes nouvelles, du naturalisme, ici et dans les pays socialistes. Là aussi se fait sentir le besoin d’une rénovation du langage et de l’action, d’une existence et d’une pensée au niveau communal, personnel et intersocial, l’exigence d’un communisme maintenant. En somme, la quête de la vie, d’une cohérence entre principes et réalités, d’un recommencement pour réaliser les promesses du commencement. Ce doit vous paraître fou, ce que je vous dis là. De toute manière, l’avenir nous le dira, à l’un ou à l’autre. C’est du retour du naturalisme que je parle, c’est lui que je prévois et choisis. Je ne choisis pas entre le jeune Marx et le vieux Marx, mais entre la méconnaissance et la reconnaissance du lien qui me tient tant à cœur.

Venons-en, si vous le voulez bien, à une domaine plus spécifique : l’éthologie. Plus précisément, dans quelle mesure les conclusions des éthologues relatives à l’organisation des sociétés animales ont-elles influencé vos recherches ?

— Les éthologues ont démoli comme un château de cartes les idées que j’avais du monde animal et fait passer un courant d’air acide dans mon esprit. C’est à la suite des discussions que j’ai eues avec eux au cours d’un séjour en Californie, notamment avec John Crook, que j’ai écrit la Société contre nature. Ils m’ont fait réfléchir au phénomène social comme à un phénomène général, commun à tous les êtres vivants, comprendre que l’état naturel d’une espèce comprend toujours son état social. Non pas que l’un puisse être réduit à l’autre, je refuse le zoomorphisme encore plus que l’anthropomorphisme, mais l’un rentre dans la définition et la dynamique de l’autre. Et puis, quelle détente intellectuelle de pouvoir se décentrer un peu, de voir et penser des sociétés vraiment différentes. Mais si je m’y suis intéressé, c’est bien parce sur j’y étais préparé, parce que ce qu’ils ont découvert permet d’enraciner dans un passé déterminé, celui des primates, ce que j’ai appelé l’histoire humaine de la nature. L’éthologie prépare un renouveau de l’épistémologie des sciences humaines. Le soleil, la beauté des lieux où nous nous promenions, en parlant, m’avait rendu très sensible à leurs arguments et très influençable. Ça été le temps d’une conversion heureuse.

Souvent, les éthologues prêtent aux sociétés humaines les structures de comportement (agressivité, hiérarchisation, etc.) qu’ils observent dans les sociétés animales. Comment réagissez-vous devant ce type de généralisations ?

— Dites plutôt l’inverse : les éthologues prêtent aux sociétés animales certaines structures de comportement qu’ils croient observer dans les sociétés humaines. Il n’y a pas de mal à cela. Pourquoi cela vous scandalise-t-il plus que d’attribuer au cerveau certaines fonctions de l’ordinateur et à l’ordinateur certaines fonctions de cerveau, au langage certaines structures de l’inconscient et à l’inconscient certaines structures du langage ? C’est une stratégie normale de recherche : pour découvrir l’inconnu, il est indispensable de partir du connu et de l’y projeter. À l’exception de nos chastes et lourds épistémologues en chambre, tout le monde profite des légèretés de l’analogie. C’est que les uns produisent des discours sur ce que doit être la science et que les autres font des enfants à la science. Ce moralisme mis à part, il faut reconnaître le manque affligeant de formation sociologique des éthologues : à mon avis, avant d’aller regarder les animaux, ils devraient s’imprégner des notions de dynamique de groupe et d’influence sociale qui semblent s’appliquer à l’étude des sociétés animales. L’anthropologie a aussi quelque chose à leur apprendre. Je me méfie des généralisations dont vous parlez… J’ai même protesté, avec d’autres, contre les thèses d’Ardrey sur la territorialité. On peut dire des choses similaires du livre de Konrad Lorenz[2]. La spécificité de la société humaine échappe à l’éthologiste. Il se cantonne souvent dans un discours quasi religieux qui risque de gâter les dents, tant il est sirupeux. Que voulez-vous, à un moment ou à un autre, le prêtre caché dans le savant montre le bout de son nez. « Si les hommes étaient raisonnables, voilà ce qu’ils devraient faire, voilà ce qu’ils ne devraient pas faire. Si les choses ne marchent pas, c’est parce qu’ils ne sont pas raisonnables. Voilà leur péché. » Hélas, ce sirop vous l’entendrez un peu partout et à propos de n’importe quoi : de la pollution, de la science, du tiers monde, de la guerre… Mais on peut tirer des études éthologiques des conclusions bien différentes, je ne m’en suis d’ailleurs pas privé. Et puis, refuser toutes les généralisations, c’est une hypocrite prudence qui ne sied à personne, ce serait comme refuser de respirer. L’excès de prudence nuit toujours, en science comme ailleurs.

Au dix-septième et au dix-huitième siècles, tous les théoriciens politiques, de Hobbes à Rousseau, etc., fondaient leurs analyses sur la fiction d’un état de nature. Dans quelle mesure vos travaux entendent-ils réactualiser cette fiction ?

— Je le voudrais bien ! Car la plupart des analystes sociologiques et politiques, Alain Touraine mis à part, ne sont guère convaincants. Et puis, s’il y avait de la théorie politique ou sociologique, on l’entendrait, elle ferait du bruit, il y aurait controverse, polémique, bagarre. Or il n’y en a pas. Tout le monde est excessivement poli, même dans la critique des livres, des films, des journaux. Alors on a une pensée polie. Ou pas de pensée du tout, puisqu’on ne pense que pour ou contre. Alors, oui, bien entendu, je veux réactualiser ces fictions d’abord pour renvoyer à la réalité, ensuite pour montrer qu’il est trop commode de les traiter comme des fictions. Comment dire, simplement, de quoi il s’agit ? Surtout si je veux éviter de fausser à la fois votre question et ma réponse. Disons qu’aux yeux de ces théoriciens, l’état de nature représente à la fois la racine toujours présente de toute société et la négation de l’état de société du moment. Cependant, à un niveau plus subtil et plus concret, il renvoie à l’état de révolution, à la grande communauté des hommes. Pour Hobbes, il s’agissait de dépasser cet état dangereux — la révolution était autour de lui — pour Rousseau, il s’agissait de le retrouver — la révolution qui s’annonçait devant lui. C’est pourquoi le peuple parisien et les dirigeants révolutionnaires se sont reconnus plutôt en Rousseau qu’en Voltaire. C’est au problème des rapports entre l’état de révolution et l’état d’ordre que mes travaux renvoient dans le regain de cette fiction et aussi à une question plus profonde : pourquoi la révolution a-t-elle partie liée avec le retour de la nature dans la pensée et la sensibilité politique des peuples ? Ceci, je viens de me rendre compte à l’instant, éclaire tout autrement votre question : qui je veux réactualiser ? Ceux qui se réclament de l’état de nature y voient toujours un levier de renversement de l’ordre social. Partout, que ce soit en Chine le taoïsme, en Europe les mouvements hétérodoxes et socialistes, la revendication première, c’est de rétablir le rapport à la racine de l’homme, et donc à la nature. Hobbes a pu le constater en Angleterre chez les adversaires de la monarchie. La pensée politique qui prend position par rapport à ces fictions, aujourd’hui comme hier, prend également position par rapport à des mouvements bien concrets. Et puis, le champ du politique s’est élargi. Il ne suffit pas d’appointer des ministères, fût-ce de l’environnement, de la condition féminine ou de la qualité de la vie pour réfléchir différemment, changer de politique et pour qu’apparaissent de nouveaux types d’action et de mouvements sociaux. Sur ce chapitre, voyez cependant le rayon Morin et Touraine. Que veux dire réactualiser ? Certainement pas inactualiser, commenter ces Hobbes ou Rousseau comme certains commentent l’Ecole de Francfort ou Gramsci, en prétendant détenir la clé mystérieuse des portes qu’on n’a pas ouvertes à l’aide d’autres auteurs. Réactualiser veut dire surtout réfléchir avec eux, mais à partir de notre situation, dans notre cadre mental et historique. De cet héritage, beaucoup d’éléments sont à transformer. D’autres me semblent inutilisables, notamment le paradoxe de Rousseau pris à la lettre. L’important pour nous n’est pas tant de savoir comment, l’égalité étant donnée, l’inégalité est possible, que de savoir pourquoi, l’inégalité étant donnée, l’égalité, cette chose si improbable, est possible. Les problèmes fondamentaux restent cependant les mêmes : le passage de l’état de révolution à l’état d’ordre et vice-versa. Quelle est la cause de la pérennité des révolutions ? Pourquoi commencent-elles par des chansons et finissent-elles par des prisons ? Nous renouerons avec leurs fictions uniquement quand nous serons en mesure de les regarder d’un œil entièrement neuf. De faire l’histoire plutôt que de l’écrire.

Que pensez-vous de la célèbre distinction entre sociétés « avec histoire » et sociétés « sans histoire », entre sociétés chaudes et sociétés froides ? Y voyez-vous une variante de l’européo-centrisme ? Les sociétés ensauvagées seront-elles froides ou chaudes ?

— J’y vois surtout une méthode de la civilisation européenne pour se masquer sa propre dualité, pour séparer la partie d’elle-même à laquelle elle reconnaît une histoire et la partie à laquelle elle la dénie. Votre question est insidieuse et j’ai l’impression que vous voulez me mettre mal avec beaucoup de monde. Mais il n’y a pas de raison de ne pas y répondre. Il n’y a que deux possibilités : ou c’est moi qui suis dans l’erreur ou ce sont eux. Supposons que c’est moi. Le refus de cette séparation est un des fils conducteurs de mon travail. François Furet a écrit dans le Nouvel Observateur que mes livres sont des faire-part d’enterrement de l’histoire. Je ne le voudrais pas, surtout en ce moment de crise où l’histoire fait récolte. D’ailleurs, trois volumes récents ne m’ont pas convaincu que de tels faire-part s’imposaient. Non, nous lui voulons tous du bien. Mais il faut régénérer l’histoire, y faire entrer ce qui en a été exclu : la nature, les groupes sans histoire, les hommes sauvages, les femmes, les prétendus primitifs, et tout ce qui sort de l’aire du sédentaire. Permettez-moi de vous plagier : toute société a des sources chaudes et des sources froides, autrement elle ne marche pas. C’est une autre manière de dire que la polarité de la contradiction est au centre. Donc, aucune société ne peut être ou chaude ou froide, elle est nécessairement chaude et froide, sinon soit elle explose, soit elle meurt. Vous voyez pourquoi cette distinction attire tant : c’est parce que, à travers les trous béants de ces catégories, on met côte à côte des sociétés vivantes et des sociétés, les autres bien sûr, mortes, et, on met les unes à la droite du Seigneur et les autres à sa gauche. Heureusement, les sociétés n’en ont cure, elles vivent, meurent et surtout naissent et renaissent, se dépensent sans compter dans le tourbillon permanent de leur histoire. Les sociétés que vous qualifiez d’ensauvagées aussi. Je ne sais pas si ma réponse peut vous satisfaire. Mais comment aurait-elle pu être autre ? Le monde ensauvagé est un monde en « et », le monde domestiqué est un monde en « ou ». J’ai répondu du point de vue du premier monde à une question née du point de vue du second.

Soit, je vais essayer de vous poser une question du point de vue du « premier monde ». Dans les sociétés ensauvagées, quelle est la part du rêve, je veux dire qu’en est-il de l’art et des artistes ?

— Je crois qu’il faut aller vers les artistes et leur dire que les collectivités attendent leur initiative et leur imagination. Que les architectes viennent proposer un espace habitable qui change la vie, que les sculpteurs animent des formes et des matériaux qui changent le regard, que les peintres multiplient couleurs et dessins qui amorcent la fête des sens, que les musiciens fassent chanter le bruit du monde. Leur place est dans la mouvance naturaliste. Car, c’est un fait : à travers la recherche d’une vie ensauvagée court le fil rouge et vert — couleurs de l’hétérodoxie et de la régénération — de l’art. Non pas comme un domaine à part, comme une spécialité, mais comme une force essentielle de l’humanité. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de fête sans art, parce que c’est lui qui rend au moindre caillou, au moindre mot, au moindre geste, le pouvoir de participer au flux cosmique et de transformer le réel. Les chefs-d’œuvre issus du naturalisme sont innombrables, dans le monde européen, chinois et musulman. Ils attendent une renaissance et leur historien. Il n’y a pas un art et une science bourgeois opposés à un art et une science prolétariens. Mais il y a, en revanche, un art et une science domestiques, culturalistes, auxquels s’opposent un art et une science sauvages, naturalistes. On les reconnaît partout à leur intérêt pour le concret, pour les matériaux les plus simples, à leur expression directe et métaphorique, à leur volonté de faire pénétrer le fantastique dans le quotidien, et le merveilleux dans la nature. Et surtout au fait qu’ils se branchent immédiatement sur une créativité collective et en sont nourris. D’où le grand nombre d’artisans, d’hommes sans lettres, de non-spécialistes qui ont donné à ce courant des chefs-d’œuvre. L’art pour reverdir et nous reverdir doit aujourd’hui encore s’ensauvager.

Une dernière question, plus directe. Vous venez de dire où vous allez, votre espoir, le sens de votre œuvre. Pouvez-vous nous dire d’où vous venez ? Quel est votre itinéraire intellectuel ? Où vous a mené votre voyage encyclopédique ? Quelles ont été vos lectures ? En somme, j’aimerais vous entendre parler un peu de vous.

— Parler de moi, c’est long et compliqué. Quand je pense à ma vie, elle me fait immanquablement penser aux montagnes russes que j’adorais dans mon enfance. Et puis, je pourrais vous la conter de plusieurs manières. À l’aventureuse : les voyages, la traversée de l’Europe sans papiers, l’arrivée à Paris, etc. À la dure : l’usine, les métiers, les mois où je n’ai pas vu le soleil. À la mélancolique : les péniches tirées par des chevaux que j’aimais regarder à longueur de journée, les immenses champs de blé traversés en char à bœufs, la musique des clochettes des traîneaux tirés à grande vitesse et laissant des traces sur la neige blanche. À la dramatique : l’enfant en guerre, l’arrivée à Paris dans un asile de vieillards de la rue Lamarck, etc., et bien d’autres choses moins avouables, et tout ça serait encore et toujours ma vie. Qui, du reste, me surprend toujours, parce qu’elle dure quand logiquement elle aurait dû s’arrêter au moins deux fois. Malheureusement, je n’ai pas d’itinéraire, j’ai des chemins, quelques idées fixes et une sorte de radar assez rudimentaire qui me fait sentir avant d’autres les pulsations du monde autour de moi, et un certain flair en matière de recherche. Oui, j’ai beaucoup lu parce que j’en ai pris l’habitude à un très jeune âge quand je ne pouvais faire que ça et balayer les rues sous la surveillance d’un sergent. Beaucoup de littérature surtout, parce que j’étais voisin — et ami — d’Isidore Isou qui avait des livres. J’ai fait des études irrégulières et je me suis surtout présenté aux examens sans suivre les cours. Le seul séminaire que j’ai suivi — nous étions cinq ou six — pendant de longues années, est celui d’Alexandre Koyré. Un des grands regrets de ma vie est de ne pas avoir vécu une vie normale de lycéen et d’étudiant, ne pas avoir été assis pendant longtemps sur les bancs du lycée et de l’Université. Tous les ans, je me promets de réaliser ce désir et d’aller, en auditeur libre, au séminaire d’un de mes collègues. De Dumont une année, de Touraine une autre année, de Leroy-Ladurie une troisième année, et ainsi de suite. Mais je ne l’ai jamais fait. Mes études : un peu de mathématiques et surtout de la psychologie. Rien dans mon passé ne m’orientait vers le monde intellectuel. À une période de grande incertitude, deux hommes, à des titres divers, m’ont lancé sur des rails universitaires : Daniel Lagache et Alexandre Koyré. Comme toute personne qui vient du dehors, j’avais beaucoup d’admiration pour le monde universitaire, parce que j’avais beaucoup de respect pour la culture, respect qui m’a été inculqué très tôt par des gens très simples. Entre-temps, j’ai beaucoup voyagé, j’ai enseigné dans plusieurs pays. J’ai découvert que le milieu universitaire et beaucoup d’universitaires sont étriqués et ont, malgré les apparences, peu de respect pour la culture. J’ai souvent pensé que c’était parce qu’ils ne s’intéressaient pas à la vie ou parce que la vie ne les oblige pas à s’intéresser à elle, ou encore que, en en faisant partie de naissance, ils sont aussi blasés devant la culture que les riches de naissance devant l’argent. Bon nombre d’entre eux sont aussi de nouveaux pauvres, c’est-à-dire qu’ils essaient de ralentir la chute de leur classe et de leur fortune sur le toboggan universitaire, sans appétit ni envie de renouvellement et d’ascension intellectuelle ou sociale. Mais je me suis fait à eux, comme ils se sont faits à moi. Et l’École des Hautes Études était, j’espère qu’elle continuera à l’être, un endroit à part. Je ne suis ascète sur aucun plan. Et puis, je suis resté toujours un peu naïf. Si je n’enseignais pas, si je n’étais pas enseigné, j’aurais tendance à me prendre pour un Douanier Rousseau dans le domaine où je travaille. Mais j’ai aussi la ténacité et la ruse des naïfs. Tout ceci pour vous dire que je découvre toujours des choses qui m’étonnent, m’émerveillent ou m’attristent profondément. Je suis amoureux de l’Italie. Si je me suicidais, je le ferais tout bêtement en automne à Venise. Cette année, je suis allé à Florence, c’était comme si j’avais quitté le vingtième siècle, adieu pollution, en voiture Brunelleschi, pour me retrouver en pleine Renaissance. Depuis un certain nombre d’années, à travers un ami, j’ai découvert l’architecture, art de la matière. Il y a cinq ans, ça a été la Californie : la couleur, l’océan Pacifique, et surtout le tourbillon des idées et des gens. Il y a aussi la découverte de la ville, à New York. À travers ces découvertes, j’ai changé, mais tout en poursuivant avec ténacité et ruse mes idées fixes. C’est comme la lecture. Je lis pour me distraire et pour découvrir, avoir des idées, jamais pour m’instruire. Connaître en soi me déprime autant que de parler en soi ou écrire en soi, juste pour s’écouter ou écouter parler, juste pour se faire imprimer et lire. Pourquoi vous donner des noms, les uns ne sont pas originaux, et si je vous disais que j’ai lu Galilée ou Kepler comme ça, pour le plaisir, pour les connaître personnellement, ça paraitrait prétentieux. Si je vous disais que quatre livres sur cinq imprimés à Paris aujourd’hui pourraient être composés par un ordinateur où l’on a mis une mémoire Freud, une mémoire Marx et un programme stylistique heideggerien, ou que trois auteurs sur cinq parlent de ce qu’ils ne connaissent ni ne comprennent — Bachelard, par exemple, est une de leurs principales victimes, heureusement qu’il est mort —, et que tous ces discours sur le discours m’ennuient prodigieusement et sont d’une ânerie sans nom et si je vous disais qui, vous me diriez à juste titre que je suis soit prétentieux soit méchant. Je dois vous dire qu’ils sont parfois arrivés à me dégoûter de la lecture. Depuis un an, cependant, c’est la rupture et le voyage. J’ai découvert l’univers des écrivains naturalistes, Novalis, Blake, Pascal, Davy, Bruno, Powys, Boehm, Lacarrière… Et je vous assure, c’est somptueux, frais, riche, un vrai régal. Dès l’instant où on est prêt à les comprendre de l’intérieur, dans leur contexte propre, on méprise les balivernes sur leur « mystique », leur « obscurantisme », leur « orientalisme ». On est littéralement ébloui par leur clairvoyance, leur pénétration. Ils ont toujours été des hommes de l’avenir, ils ont découvert un autre mode de pensée et de sensibilité, les dimensions profondes de la réalité et de l’histoire. Après les avoir lus, relisez par-ci par-là un peu de Marx, un peu de Freud et vous m’en direz des nouvelles. Ces hommes sont des « enthousiastes ». C’est du reste ce qu’on leur a reproché en tant qu’écrivains, c’est pourquoi on les a chassés en tant que penseurs et inquiétés en tant que citoyens, eux et ceux qui étaient comme eux. Je m’arrête ici, sinon je pourrais continuer pendant des heures et je trouve un peu indécent de trop parler de soi.

Serge Moscovici


[1] Éditions 10/18

[2] Les Sept Péchés capitaux de la civilisation, Flammarion