Le jardin biologique

13 août 2011,

Reprint Le Sauvage, n° 71, été 1980

Nous reprenons ce texte classique de Claude Aubert un des inventeurs des méthodes de jardinage biologique.

Pour cultiver son jardin biologiquement, il ne suffit pas d’éliminer désherbants, pesticides et engrais chimiques. Il faut aussi faire revivre le sol, planter des haies, protéger les insectes et oiseaux utiles, vivre en harmonie avec des milliers d’espèces vivantes.

par Claude Aubert

Cultiver son jardin biologiquement, c’est, bien entendu, éliminer les engrais chimiques, les désherbants et les pesticides. On y parvient sans peine, avec un peu de savoir-faire, sans que ce soit au détriment du rendement ni de la beauté des produits du jardin. Mais un jardin « biologique » n’est pas seulement un endroit où on ne pollue pas. C’est aussi un lieu où l’on cherche à vivre en bonne intelligence avec des milliers d’espèces vivantes, des bactéries aux arbres en passant par les vers de terre, les insectes, les plantes cultivées, les mauvaises herbes. Rendre un sol vivant, associer certaines plantes pour qu’elles s’entraident, en cultiver d’autres pour qu’elles améliorent le sol ou éloignent les parasites, protéger les insectes utiles, attirer les oiseaux insectivores, planter des haies adaptées au milieu, tout cela fait partie du jardin biologique. Cultiver son jardin, c’est une manière de rester ou de redevenir un peu paysan. Le jardinage est souvent considéré comme une activité mineure, un hobby pour citadins nostalgiques de la nature, ou encore un vestige d’une civilisation rurale en voie de disparition. En réalité, cultiver son jardin, lorsqu’on ne se limite pas aux fleurs et au gazon, est une des rares choses vraiment utiles que puisse faire l’homme moderne. Parmi toutes les activités, pour la plupart inutiles, auxquelles nous consacrons notre temps, une au moins a un sens : produire notre nourriture. Certes, si nous ne la produisons pas nous-mêmes, d’autres le feront pour nous. Mais une civilisation dans laquelle la majorité des hommes cesse de produire sa nourriture pour laisser cette activité à une petite minorité d’agriculteurs et à des machines (ou à des esclaves, comme dans l’Empire romain) est proche de sa fin. Il reste les jardiniers – ils sont près de dix millions en France – qui n’ont pas tout à fait perdu le contact avec la terre, ou qui l’ont retrouvé. Le jardinage nous sauvera peut-être de la décadence et de la pénurie le jour où les choses iront vraiment mal. En attendant il sauve ceux qui le pratiquent de bien des maux de la vie moderne : de l’ennui, car le jardinage est une activité passionnante, de la malfaisante nourriture industrielle, car les produits du jardin sont frais, nutritifs et non pollués ; de la sédentarité car le jardinage fait travailler le corps de manière naturelle et harmonieuse, à son rythme propre. À la condition de ne pas devenir esclave des machines et des produits chimiques.

Pourquoi le jardinage biologique ?

Le jardinage n’a pas échappé à l’invasion des machines et de la chimie. L’industrie inonde le marché de produits miracle qui permettent, paraît-il, d’avoir des légumes plus gros, plus beaux, qui poussent plus vite et avec moins de peine. Engrais complets adaptés à chaque culture, désherbants totaux ou sélectifs, pesticides capables de détruire tous les parasites : tout l’arsenal de l’agriculture moderne est à la disposition de l’amateur qui ne se prive pas de l’utiliser. Avec toutefois une différence essentielle : les agriculteurs savent ce que leur coûtent les produits chimiques et sont, en général, à peu près informés des dangers qu’ils courent en manipulant certains d’entre eux. Aussi sont-ils peu enclins à dépasser les doses prescrites. Le jardinier amateur, lui, ne voit souvent qu’une chose : avoir de beaux légumes le plus vite possible et se débarrasser des parasites avec le minimum de peine. C’est pourquoi les fabricants ont mis au point pour eux des antiparasitaires « totaux » qui détruisent en une seule application tous les parasites possibles. La plupart des amateurs ne font guère attention aux doses d’emploi, ni à la composition, ni aux délais avant récolte. On saupoudre ou on arrose généreusement pour être sûr qu’aucun insecte n’échappera. Or, de nombreux produits destinés aux amateurs renferment des matières actives très rémanentes, comme le lindane, ou d’autres, peu toxiques, mais pouvant être cancérigènes, comme le manèbe[1]. Le résultat, c’est que les légumes produits par les amateurs utilisant les méthodes modernes ont de fortes chances d’être plus pollués que ceux que l’on trouve sur les marchés. Le jardinage biologique n’est donc pas une mode lancée par des nostalgiques du naturel ; c’est une nécessité pour tous ceux qui sont soucieux de leur santé.

Le secret de la réussite en jardinage biologique ? Un sol vivant et équilibré. Un sol fertile est un milieu grouillant de vie. Un gramme de terre peut contenir plusieurs milliards de bactéries, des millions de champignons microscopiques, d’actérromycètres et d’algues. Dans un mètre carré d’un sol fertile vivent des centaines de milliers de protozoaires, de nématodes, d’enchytréides, de tardigrades, d’acariens, de collemboles. On y trouve également un grand nombre d’espèces d’arthropodes, d’arachmides, de myriapodes et toutes sortes d’insectes. Quant aux vers de terre, ces laboureurs gratuits et infatigables, on en dénombre plus de cent dans chaque mètre carré d’une bonne terre de jardin. Tout ce petit monde, indispensable à la fertilité du sol, ne peut vivre que s’il dispose d’eau, d’air et de nourriture. La plupart des êtres vivants du sol se nourrissent de matière organique : résidus de récolte, fumier, compost, engrais verts, et toutes les matières organiques que le jardinier voudra bien leur donner en pâture. C’est pourquoi un sol est d’autant plus fertile qu’il reçoit une fumure organique plus abondante. Mais la quantité ne suffit pas : il faut aussi la qualité. Tout l’art du jardinier consiste à fournir aux êtres vivants du sol le type de matière organique qui leur convient, en quantité suffisante et au bon moment.

Le compost d’abord

Le compost est la base de fertilisation du jardinier biologique. C’est la nourriture des êtres vivants du sol et, par leur intermédiaire, des plantes. De sa qualité dépendent la santé et la vigueur des plantes cultivées. Faire du compost, c’est mettre des matières organiques en tas pour qu’elles fermentent avant d’être apportées au sol. Mais il ne s’agit pas de faire n’importe quel tas, avec n’importe quelle matière organique. Le tas doit être de faibles dimensions (environ 1 m à 1,20 m de largeur à la base, 0,80 à 1 m de hauteur) et de section triangulaire, pour que l’on puisse y pénétrer aisément. Si l’air vient à manquer au centre du tas, une fermentation anaérobie se développe, qui conduit à des produits de décomposition en grande partie inutilisables par les plantes, voire toxiques, et favorisant le parasitisme. Au contraire, la décomposition aérobie est le processus normal de la transformation des matières organiques en humus et en nourriture pour les plantes. C’est ainsi que se décomposent les feuilles dans une forêt. Il faut également veiller à mélanger des matériaux riches en carbone (paille, végétaux âgés, sciure, écorces, broussailles, feuilles) et des matériaux riches en azote (déjections animales, déchets d’abattoirs, herbe jeune, guano, etc.) de manière à obtenir un rapport carbone/azote compris entre 20 et 40. Enfin, il faut que le tas soit suffisamment humide pour que les micro-organismes y trouvent l’eau nécessaire à leur développement, sans être gorgé d’eau, ce qui créerait des conditions anaérobies. Faire du bon compost est à la portée de tout le monde, mais seule la pratique permet d’acquérir le tour de main nécessaire pour le réussir à coup sûr. Les micro-organismes qui se multiplient dans le compost et dans le sol sont, pour utiliser une image peu scientifique mais très parlante, des milliards de petits cuisiniers invisibles qui préparent les « petits plats » préférés des plantes. L’expérience prouve que les micro-organismes, lorsque l’on sait prendre soin d’eux, sont pour les plantes de bien meilleurs cuisiniers et diététiciens que nous. La nourriture qu’ils leur préparent est beaucoup plus équilibrée que celle que les chimistes fabriquent dans les usines d’engrais. Cette supériorité ne se traduit pas par des rendements plus élevés – car sur ce plan, les chimistes sont très forts -, mais par une qualité et une résistance au parasitisme bien supérieures. Se débarrasser des parasites sans les tuer n’est nullement un objectif utopique. Lorsqu’un champignon parasite s’attaque à vos légumes, vous avez le choix entre deux attitudes : soit ne rien faire et attendre l’issue du combat dont le parasite a de bonnes chances de sortir victorieux (à moins qu’une armée de coccinelles ou de syrphes, si les attaquants sont des pucerons, ne vienne au secours des plantes menacées), soit empoigner le pulvérisateur, y mettre le produit ad hoc, et en asperger copieusement les légumes. Le jardinier biologiste ne possède pas de solution miracle, bien que ses légumes, plus vigoureux, soient mieux armés pour résister aux attaquants. Si une intervention est indispensable, il choisira des produits peu toxiques et non rémanents, par exemple de la roténone ou du pyrèthre, insecticides extraits de plantes. Il en va des maladies des plantes comme de celles de l’homme : on peut choisir, pour les soigner, entre des méthodes plus ou moins brutales. Mais l’objectif premier devrait être d’empêcher la maladie de se manifester et non pas de la combattre une fois déclarée. Mais peut-on empêcher les parasites de passer à l’attaque ? Oui, dans de nombreux cas, comme l’ont mis en évidence les travaux du Pr Chaboussou et de quelques autres chercheurs d’avant-garde.

Une histoire de doryphores

De nombreux jardiniers et agriculteurs biologiques ont constaté que les doryphores faisaient rarement des dégâts chez eux alors que chez leurs voisins en culture classique, ils dévoraient allègrement le pied des pommes de terre. On a même pu observer un phénomène sur des pommes de terre de la même variété, plantées le même jour, sur des parcelles mitoyennes : les doryphores dévoraient les unes fertilisées avec des engrais chimiques et dédaignaient les autres, situées à quelques mètres des premières, mais fertilisées en biologique. Pour avoir, il y a quelques années, affirmé un choix apparemment aussi incongru, je me suis fait traiter d’âne, ou plutôt les doryphores, mais c’est moi qui était visé, par un agronome qui ironisait ainsi : « Ainsi donc, des doryphores qui ont le choix entre deux plats : d’une part, des pommes de terre dangereusement empoisonnées et, d’autre part, des plantes en culture biologique, savoureuses, saines, gages de bonne santé, vont s’alimenter sur les premières, se contentant de faire une promenade de digestion sur les secondes. Décidément, le doryphore est plus bête qu’un âne. » Âne ou pas, c’est ainsi qu’agit, bien souvent, le doryphore, et le Pr Chaboussou en a donné l’explication, d’ailleurs très simple. De nombreux parasites (champignons et insectes), y compris les doryphores, se nourrissent principalement des substances solubles (surtout azote non protéique), contenues dans la sève. Plus le feuillage est riche en azote soluble (principalement constitué d’acides aminés libres) plus les doryphores en sont friands.

Pas trop d’azote

Les matières azotées solubles sont en quelque sorte les matériaux de combustion des protéines. Les plantes absorbent la plus grande partie de l’azote dont elles ont besoin sous forme de nitrates, qui servent à l’élaboration des acides aminés, puis des protéines. Ce processus constitue la protéosynthèse. Si tout fonctionne normalement, elle s’effectue sans à-coups au fur et à mesure de l’absorption des nitrates par les racines, et ces substances transitoires que sont les nitrates et les acides aminés libres ne sont présents dans la plante qu’en très petites quantités. Mais il peut arriver que la plante devienne incapable de suivre, dans la fabrication de ses protéines, le rythme de l’absorption de l’azote qui s’accumule alors sous forme de nitrates et d’acides aminés libres. Les doryphores et autres parasites n’attendent que ce moment pour satisfaire leur appétit et se multiplier à un rythme accéléré. Ce déséquilibre entre l’absorption de l’azote et la synthèse des protéines peut avoir deux causes :

1° Soit le sol contient des quantités surabondantes d’azote sous forme nitrique, c’est-à-dire dire directement assimilable par les plantes qui en absorbent davantage que leur besoin réel. C’est ce qui arrive lorsqu’on fait un apport excessif d’azote chimique. En jardinage biologique, cela risque fort peu d’arriver car on apporte de l’azote organique qui ne passe que progressivement sous forme assimilable, et les quantités apportées sont modérées. Certes, un apport excessif d’un engrais organique riche en azote peut aussi conduire à des excès de nitrates, mais les jardiniers biologiques savent que ces engrais doivent être utilisés avec prudence, la base de la fertilisation devant rester le compost qui ne libère son azote que très progressivement.

2° Soit la synthèse des protéines se trouve ralentie ou inhibée. La protéosynthèse est sous la dépendance de nombreux facteurs. Elle peut être perturbée par :

— des conditions climatiques défavorables : température ou éclairement insuffisants, sécheresse excessives ;

— des traitements herbicides, insecticides ou fongicides : en particulier de nombreux désherbants sélectifs ralentissent le développement de la végétation, donc de la protéosynthèse ;

— des apports organiques insuffisants : la matière organique régularise la nutrition des plantes par son action stimulante sur la vie du sol, par l’apport d’oligo-éléments, par la synthèse de substances de croissance et autres molécules organiques complexes indispensables aux plantes ;

— une aération du sol insuffisante : une déficience en oxygène au niveau des racines augmente la teneur des plantes en acides aminés libres.

La prévention du parasitisme n’est donc pas une vue de l’esprit : c’est le résultat d’un ensemble de pratique – compostage, correction des carences, travail du sol, adaptation des plantes au climat, suppression des traitements chimiques, etc. Le compostage à lui seul réduit considérablement la fréquence et la quantité des attaques parasitaires. Certes, nul n’est à l’abri d’accidents climatiques qui peuvent favoriser le développement de certains parasites et rendre un traitement nécessaire si l’on veut sauver la récolte. Dans ce cas, on utilisera un des produits peu toxiques admis en agriculture biologique (insecticides à base de plantes, soufre, sel de cuivre).

Mélanger les espèces et les variétés

Jadis, les agriculteurs et les jardiniers cultivaient beaucoup de plantes en mélange. Les nécessités de la mécanisation et notre mentalité cartésienne ont imposé la culture pure qui est un non-sens écologique. Judicieusement associées, les plantes sont capables de s’entraider et d’utiliser au mieux les possibilités  du sol. L’association la plus universelle, que l’on retrouve sous toutes les latitudes, est celle des céréales et des légumineuses. Sa principale application au jardin est la culture associée du maïs et des haricots, auxquels on peut adjoindre une troisième plante : le potiron. Ces trois plantes ont été cultivées en mélange pendant des millénaires par les Indiens d’Amérique, dont elles constituaient la nourriture de base. Le maïs sert de tuteur aux haricots grimpants, et le potiron, tout en couvrant le sol, profite du léger ombrage que lui procure le maïs. Les légumineuses (haricots, pois, fèves, soja) peuvent être associées avec de nombreuses autres plantes (choux, carottes, salades, poireaux, concombres, navets, radis). On peut également associer poireaux et carottes, tomates et asperges, choux et betteraves, laitues et radis, etc. Mais il reste, dans ce domaine, beaucoup à découvrir. On peut aussi mélanger les variétés. Dans un kilo de la récolte de haricots d’un paysan africain, un botaniste dénombre trente variétés différentes : elles étaient toujours cultivées en mélange et donnaient constamment naissance, au hasard des fécondations, à de nouvelles variétés. Chacune d’entre elles ayant ses caractéristiques et ses exigences propres, on parvenait à une utilisation optimale du milieu, les variétés les mieux adaptées aux conditions climatiques du moment prenant, cette année-là, le dessus sur les autres. Quant au potentiel génétique, il était d’une richesse que nous avons perdue depuis longtemps. Le mélange des espèces et des variétés permet de créer un jardin véritablement écologique, dont la monotonie est exclue.

Le jardinage biologique est une aventure passionnante. Non pas une aventure parce que ses résultats seraient incertains – c’est au contraire le moyen le plus sûr d’avoir des récoltes saines et abondantes –, mais parce qu’il permet de faire chaque jour des découvertes dans l’univers infiniment varié qu’est un jardin.

Claude Aubert

Mots-clés : azote, compost, jardinage biologique


[1] Les fongicides de la famille des dithiocrabonates (manèbe, zinèbe, manéozèbe), très largement utilisés en agriculture et en jardinage, peuvent se transformer en un produit cancérigène, l’éthylène thiourée.