Le journal de Robinson

13 août 2011,

par Robinson

Sixième épisode

Vendredi 29 janvier

J’ai repris le travail du mur de pierres sèches là où je l’avais laissé hier, absolument ravi de la bonne allure de ce mur qui semble parfaitement à sa place et assemblé très proprement sans aucune maçonnerie. Destiné à retenir la terre d’une restanque, il est construit avec du fruit, c’est-à-dire qu’il penche vers l’intérieur pour équilibrer en partie la poussée de la masse de terre qu’il soutient. J’ai, comme le prescrivent les bons auteurs, placé des pierres longues en chaînage transversal qui ancrent le mur dans la masse de terre. Tout cela travaille en pression avec la pesanteur pour ciment, qui fait qu’une pierre une fois couverte de deux autres rangées de pierres devient inamovible. Le travail, mais c’est plutôt un jeu passionnant, se pratique en plusieurs temps. D’abord ébouler le vieux mur avec la pioche, tirer les pierres réutilisables pour le gros œuvre, la terre végétale mise de côté sans être piétinée, les petites pierres de remplissage. Ensuite on appareille les maîtresses pierres qui forment l’architecture du mur. À l’œil et à la main, on décide de leur emplacement en fonction des pierres voisines et de leur propre forme. Un raffinement consiste à présenter à l’air la face qui s’y trouvait précédemment et qui est patinée par les mousses et les lichens ou marquée par le soleil. Puis on bourre avec de la caillasse entre les pierres de la façade, on tasse avec de la terre ; couche après couche, on arrive sans difficultés à un ou deux mètres de haut. En cours de construction, on peut redomicilier entre deux pierres des plantes qui ont été délogées lors de la démolition de l’ancien mur.

J’utilise ici une pierre universellement répandue, de schiste plus ou moins micacé. Curieuse pierre que l’humidité délite, qui change de couleur en séchant, passant du rouge beige au gris bleuté, et du brillant au terne. Mouillé, le schiste a une consistance grasse et est glissant. Mon rapport avec cette pierre est une retrouvaille des falaises de mon enfance sur lesquelles j’ai grimpé et robinsonné jusqu’à quinze ans. Elles étaient de schistes et couvertes de ravenelles. Nous avions nos caches dans les replis de la roche et connaissions par cœur la moindre aspérité qui déterminait tel ou tel itinéraire. Une longue pratique de ces falaises au-dessus de la mer ne m’a pas donné le goût de la montagne, mais plutôt celui de la mer. Trente-cinq ans plus tard, je retrouve le schiste pour jouer avec à nouveau. Je passerais volontiers mes journées entières à pelleter et piocher, ignorant la fatigue, heureux de voir le mur monter, s’intégrer dans le passage, prendre la courbe du chemin qu’il va soutenir. Toute autre activité me semble moins passionnante, y compris d’écrire.

Mais ce schiste mérite cet honneur. Ici la pierre affleure partout et jusque dans les sous-sols de la maison, laquelle en est en partie construite. C’est dans le schiste que nous allons forer pour trouver l’eau à soixante mètres de profondeur. Le schiste descend jusqu’à la mer qui, le long du rivage, le décape de ses veines les plus tendres et révèle les plissements tourmentés de roche métamorphique évacuée à chaud et sous pression des entrailles de la terre. Nous sommes ici sur un vieux socle cristallin. Bonsoir.

Samedi 30 janvier 1982

L’usure du temps sur l’homme se marque par un ralentissement. On marche moins vite, on monte moins vite les pentes. Tandis que l’on ralentit, il semble que l’on prenne une possession de plus en plus efficace du temps, que ce soit sous forme de jouissance ou de conscience. On sait que l’on est là, on mesure l’étendue de son être sur le vécu, ce qui n’apparaît que très fugitivement lorsque l’on est jeune. Ce sont deux pentes qui se croisent. Tandis que d’une part l’on étend son emprise, d’autre part les délais se raccourcissent avant la fin.

La conscience de la fin est effectivement apparue entre temps. On voit le terme inexplicable à la vie et la conscience philosophique de l’existence se développe. La perception consciente de l’état vivant s’accommoderait très bien d’une durée indéfinie, mais il ne semble pas dans sa nature de concevoir sa cessation.

La mort résulte d’un processus biologique qui ne semble pas avoir d’équivalent au niveau de la conscience. Il y a brutalité de l’un sur l’autre. C’est ainsi que très naturellement la conscience se propose une prolongation à sa mesure en inventant une vie éternelle au-delà du seuil de la mort.

Cette négociation avec la mort est le sujet d’une diplomatie infructueuse que l’espèce humaine alimente depuis les origines.

Dimanche 31 janvier

Je trouve aux puces de La Capte un lot d’outils anciens, petits sécateurs de toutes formes, robinet en bronze, gros sécateur muni d’une hachette et des mors pour chevaux adaptés à la rotation sur l’aire de battage.

Lundi 1er février

Robinson est comme un oiseau en cage. Il est seul, il tourne dans sa volière. Il tente désespérément de réaménager un espace pour y rendre sa vie possible. Il s’administre la preuve que l’homme peut vivre seul mais alors est amputé de sa dimension sociale qui lui est peut-être indispensable. Il ne constitue plus un chaînon dans une espèce, il devient original, unique, exemplaire. Il ne témoignera pas physiquement de sa survie en laissant une portée d’êtres semblables. Il compense son isolement grâce à sa conscience. Sa conscience peuple son environnement et le dote d’une postérité invisible.

Mardi 2 février

L’isolement oblige Robinson à réviser tout son apprentissage de survie. Il n’a plus ni à compter sur ni à craindre les autres hommes. Ce qui le laisse dans une situation béante. Comme amputé de ses membres ou des sens. L’espace restreint que lui concèdent les autres hommes pour son existence, à l’intérieur d’une famille, d’une profession, d’une classe sociale, d’une culture, d’une expérience du monde accumulée, devient souvient béant. Il quitte une ville où il côtoie des milliers de ses semblables qui lui mesurent l’espace, la nourriture, lui donnent la protection, la chaleur. Il se retrouve seul au désert. Sans aide ni contrainte autres que celles du milieu naturel. Les hommes soustraits, disparus. Son esprit vacille devant ce vide qu’aucun apprentissage ne l’aide à affronter.

Mercredi 3 février

Robinson observe le délabrement des tabous sociaux qui lui ont été inculqués, les manières de table ou d’hygiène. Il ne se sent plus observé ni ne risque d’être sanctionné. Il peut ne pas se laver pendant des jours jusqu’à ce que le dégoût de lui-même l’incite à respecter une normalité dont les règles sont restées derrière lui.

Il recherche un nouvel équilibre en observant les exigences de son corps dont il attend qu’il lui impose une nouvelle loi. De son corps, il attend aussi le réconfort.

Pour remplacer la société humaine il compte sur son environnement naturel, sur les animaux domestiques presque humains qui l’entourent et dont il va tenter d’exacerber l’humanisation. Il compte sur son propre corps, il compte sur lui-même pour être l’autre et les autres. Lui-même devra jouer pour lui-même le rôle de l’humanité entière. Il engage un nouveau commerce avec son corps. Il l’observe à la dérobée, il lui concède et cède de nouveaux privilèges, de nouvelles libertés. Il se prémunit contre les excès et la dictature qui pourrait en résulter.

Son corps lui apporte la chaleur qui lui a été enlevée. Il compte sur lui pour ne pas mourir. Son corps l’a déjà sauvé. Son corps sait certaines choses qu’il ne sait pas. Son corps sait des remèdes qu’il ignore. Son corps sait l’endormir, le materner, lui faire passer des caps. Il a une bibliothèque avec lui, c’est son corps. Il la consulte sans cesse.

Allant chier dans la nature, il observe cette étrange fonction qui consiste à rejeter ce qui n’a pas été retenu pour la formation de sa personne. Les excréments lui échappent, ils sortent de son corps mais ne sont pas son corps. Il les regarde et s’interroge sur leur nature.

Jeudi 4 février

Il s’accroupit après la collation matinale pour vider ses intestins. Il choisit des vues surplombantes. Il erre longtemps avant de trouver l’emplacement idéal qui doit aussi être rencogné de telle sorte qu’il ne puisse être victime d’une attaque surprise sur ses arrières tandis qu’il se trouve en état d’infériorité. Il affectionne particulièrement une position élevée d’où il voit quatre caps successifs qui s’avancent en mer.

Les hommes ont-ils à d’autres époques colonisé l’île ? Robinson recherche activement des traces d’objets manufacturés, clous, bois taillés, terrasses de cultures, murets limitant des champs ou retenant des animaux captifs. Il visite tous les sites susceptibles d’avoir abrité des campements humains. Les surplombs de roche en particulier, au pied desquels il fouille pour trouver des cendres.

Vendredi 5 février

Robinson regarde les espèces végétales et tente de découvrir celles qui auraient pu être importées d’Occident. Il recense ses souvenirs de jardinage pour voir si des arbres auraient été taillés ou greffés, mais il ne découvre aucun signe.

Samedi 6 février

Promenade autour d’Escampo Barriou.

Robinson dresse des cartes de son île. Son île ressemble à la maîtresse île de Chausey, à la Presqu’île de Giens, à une île polynésienne et à quelques autres îles des Caraïbes ou des Perles. Son île ressemble aussi aux cartes d’îles que dessinait ma tante Simone Ernouf. Son île ressemble à une excroissance personnelle. Il lui ajoute plages, récifs, cavernes, vallons, crêtes selon que le besoin s’en fait sentir. Elle mesure l’espace proche et lointain dont il a besoin pour extérioriser ses projets.

Robinson n’accepte pas le monde tel qu’il est, en cela semblable à nous. Il veut construire un monde compatible avec l’image qu’il conçoit. Redoutable entreprise pour, au bout d’efforts vertigineux, jouir fugitivement de l’organisation que l’on a souhaitée tandis que nous sommes déjà engagés dans de nouvelles entreprises qui nous empêchent de jouir des précédentes. Boucle interminable.

Ne rien faire, ne rien entreprendre, ne rien réaliser, jouir du temps qui passe avec des aménagements minimum. Mais c’est tout l’inverse de ce que notre culture nous enseigne et notre climat nous impose.

Dimanche 7 février

J’ai laissé le journal quelques minutes, et quatre jours ont passé dont on ne sait mesurer l’amplitude lorsqu’on se retourne. Avant d’être vécus ils semblent devoir embrasser des superbes empans de temps, on pourrait y loger à l’aise un demi-temps de vie avec tous ses arias et ses projets. Puis, à l’usage, et lorsqu’on se retourne, ils ont rétréci, se sont repliés comme des éventails et semblent s’éloigner vers un horizon flou qui les absorbe. Plus question de se souvenir de tous les instants que ces jours ont contenu. Pour retrouver le contenu de ce dimanche disparu depuis trois jours à peine, il faut trouver un point d’appui à partir duquel j’explorerai cette jungle obscure.

La première sensation est celle du vide absolu.

Dimanche ? Quel dimanche de l’éternité de mes jours passés ? Dimanche dernier ? Oui, les puces de la Capte. J’ai acheté une masse, un traité de jardinage du XIXe siècle, un jerrycan de la dernière guerre, du modèle recherché, paraît-il, par les collectionneurs. Ainsi, on collectionne les jerrycans. Le marchand, un barbu sympathique qui vend toujours de vieux outils avec sa femme et ses trois enfants qui l’accompagnent sur son stand. Antoine a acheté L’Empire des Sables, un grand volume illustré de Jean d’Agrèves. Si je tire sur le fil rouge de la mémoire, je trouve ensuite le marché de légumes sur le port, et le marchand qui donne un treizième œuf pour la douzaine. Il faisait chaud, vous avons découvert la voiture. Là, le fil se perd.

Qu’avez-vous mangé à midi ? De mauvaises pizzas fabriquées par un étudiant en sociologie qui devrait continuer ses études et laisser la pizza aux Italiens. Et le reste de la journée fut occupé d’actes répétés de jour en jour, ce qui les rend non identifiables à première vue. Allumer le feu, manger, lire au coin du feu, faire fonctionner le groupe électrogène et finalement se coucher en regardant les étoiles.

La lampe rapprochée obscurcit la nuit.

Je me lève au milieu de la nuit. Merveilleux silence, merveilleux espace, merveilleuse vue sur la mer. Grandes taches de lune se déplaçant sur l’eau lorsqu’une trouée se produit entre les nuages. Des feux très indistincts que les jumelles précisent à peine.

La nuit, dormir, rêver, être éveillé, dormir éveillé, voir dans l’obscurité, rêver éveiller, écouter le silence.

Les âmes défilent au fond de l’horizon au bout de la mer. Elles vont loin, viennent de loin, elles passent, on les voit à peine. Des flottes avec le peuple des équipages, mais si loin dans un silence si total. On les attendait, on ne les attendait plus. Les voilà, on n’y croit plus.

Lundi 8 février

S’agripper à la muraille du temps comme l’alpiniste à sa paroi, ne pas dévisser. Respirer l’odeur de la pierre pour retrouver la force de tenir contre la pesanteur qui vous pousse dans le vide. Comprendre comment on tient encore avec le bout des doigts pour mieux tenir les toutes petites choses de la vie qui font la vie. Les mots pour le dire. Les mots simples comme des crampons dans la paroi. Pourquoi utilise-t-on toujours tel mot ou telle tournure de phrase plutôt qu’une autre ?

Pourquoi un style s’impose ? D’où le secrète-t-on ? Selon quelle logique ? De la même manière que l’on pose sa voix à une certaine hauteur. Pourquoi ? Pourquoi des voix graves et des voix hautes. Quel en est le sens ?

N’attendez pas la réponse. Elle ne se trouve pas à proximité de la question. Faites suivre, la caméra tourne. On ne peut pas s’arrêter.

La lampe cache l’aurore qui monte. J’éteins la lampe et le jour est là soudain. Froid et gris après le confort de la nuit.

Il n’y a de thébaïde que la nuit.

Mardi 9 février

Il y a quelque similitude entre la plongée et l’écriture. Pour plonger on retient son souffle pour atteindre une certaine profondeur sous l’eau où l’on va pour voir ou rechercher quelque chose. Écrire, de la même manière, c’est plonger sous le papier, derrière sa tête, derrière le moment vécu pour voir ou comprendre davantage. On plonge avec une réserve d’oxygène dans les poumons. On a juste le temps de faire l’aller et retour. Aura-t-on assez d’air pour remonter à la surface ? Avec l’écriture, au aurait l’impression de disposer de plus de temps, mais le rappel de la surface est aussi impérieux. La surface, c’est la vie, la vie du corps, la perception du présent. Écrire, c’est nager sous la surface de la vie, sous la peau du présent.

Mercredi 10 février

J’utilise sans cesse un mètre. Un mètre en bois jaune pliant. Je mesure des hauteurs, des largeurs, des profondeurs.

La hauteur d’un arbre qui, planté ici, lorsqu’il aura poussé, obstruera la vue. La hauteur d’un mur, d’une rambarde par-dessus laquelle on risquerait de tomber, la profondeur de la terre arable, la largeur d’une fenêtre, le diamètre d’un tuyau qui débitera tant à l’heure, par jour, par semaine. Le mètre ne quitte pas ma poche. Je préfigure l’avenir avec. La largeur d’une porte qui déterminera le passage ou non de tel, de tel ou tel objet. Le mètre a un regard froid sur les choses. Il n’a rien de commun avec elles. C’est une mesure abstraite de l’esprit. La soi-disant 40 millionième partie du diamètre terrestre qui s’est révélée être fausse aux dernières mesures. Aucune commune mesure ni avec la main ni avec le bras ni avec la marche. Un univers entier de mise en forme se développe à partir du mètre, cet extraterrestre qui ne vient de nulle part.

Jeudi 11 février

Robinson là bas sur son île en l’an 1659, et moi sur ma presqu’île en 1982, séparés par 327 ans, trois siècles un quart, naviguons de conserve dans la nuit, loin des phares. Nous nous donnons la main. Nous utilisons les mêmes outils, nous regardons avec les mêmes yeux, pensons avec la même tête, écrivons avec la même plume. Rien n’a changé pour l’essentiel en 327 ans. Les questions que tu te posais restent presque toutes sans réponse. Ce sont les moins intéressantes auxquelles on a répondu. 327 ans plus tard, on respire encore, on dort, on mange, il y a encore des gouvernements et des armées, la nuit et le jour. Il y a encore des hommes qui vivent sur la terre. Il y en a davantage et moins d’animaux probablement avec lesquels on ne sait toujours pas communiquer. Les hommes vieillissent et meurent, et on ne sait toujours pas les retenir sur cette pente dont on ignore la nature.

L’écriture n’a pas fait de progrès, et les relations entre les hommes sont toujours aussi difficiles, allant de la haine à l’amour. Les hommes se serrent toujours ensemble pour résister au froid, à la nuit, à la peur et se dévorent toujours entre eux. L’anthropophagie n’a pas disparu. Elle se pratique de manière généralisée. Les riches mangent toujours le pain des pauvres, même lorsque ce sont les nations riches qui mangent le pain des nations pauvres.

Ce qui change, le nombre d’îles désertes diminue. Il faut inventer de nouvelles îles où l’on puisse être perdu et d’où l’on puisse désirer à nouveau retrouver les autres hommes.

Profitons de la nuit qui finit. Viens allons marcher le long de la plage. Je vais t’expliquer.

Vendredi 12 février

La mer est étale, sans vent, sous un ciel de même couleur. Sans couleur. De la couleur du ciel et de la mer lorsqu’ils se renvoient leur couleur à égalité. Gris bleu. Une lame de couteau ne trouverait pas à se glisser entre eux, fermés comme les valves d’une huître, soudés par le silence.

Journée étrange. Étrange la température presque basse, étrange le ciel qui hésite avec les nuages et le soleil, étrange rapport avec ses pieds froids et un monde qui semble attendre. J’écris le dos tourné à la mer. Attendre quoi ?

Lorsque aujourd’hui j’ai signé l’acte d’achat définitif de la maison, la réaction n’a pas été l’exultation mais un doute, un sentiment de solitude extrême. Les jours, les heures tournent et l’humeur avec.

18h20. La nuit tombe et je rallume la lanterne tempête avec laquelle j’écrivais ce matin et que j’ai éteinte à 8h. Soit dix heures trente de jour, et que de gestes, de décisions dans un jour.

Pour mesurer le jour et le vivre, faut-il en vivre l’aurore et le crépuscule et les nuits qui l’enserrent ?

L’absence d’hommes ressemble à la nuit. Robinson dit : « Il fait jour, mais ma solitude le rend obscur. Comme la nuit, la solitude m’arrache l’âme. »

Samedi 13 février

Il y a quarante-quatre jours que je suis ici. Je ne suis pas mort, je n’ai perdu ni le souffle, ni la tête. Je tourne comme une toupie, ivre dans le vide. J’entends des voix derrière les arbres lorsque je me promène, dans mon sommeil ; dans l’obscurité du soir lorsque je prépare mon repas j’entends ma mère me dire : « Robinson, as-tu pensé à fermer la porte ? » Quelqu’un me suit sans cesse qui me dit « Robinson, fais attention derrière toi, le danger te surprendra sur tes arrières, tu n’as pas assez d’yeux autour de la tête, tu rêves en marchant. La réalité ne permet pas qu’on cesse de l’observer un instant.

Ma tête est pleine d’interlocuteurs avec lesquels j’entretiens des conversations sans issue. Ils prétendent tous que je suis menacé et en particulier celui que je me figure s’appeler Raoul et être rouquin d’après le son de sa voix. C’est un pessimiste. Il prétend que je ne m’en sortirai jamais. Il me déconseille de m’établir ici et me presse de prendre la mer. Il ressemble à Georges, un compagnon de bord dont j’ai retrouvé la chaussure. Les voyages en mer n’ont pas réussi à Georges.

Pour l’instant je ne me sens pas prêt à partir seul en mer. Ce serait sans doute possible. Cette possibilité m’aide à vivre, même si je ne la pratique pas, elle me laisse un recours. Je peux donc trouver l’énergie de m’établir ici puisqu’en cas d’échec il me reste la possibilité de fuir.

J’apprécie le risque de rester comme moindre que celui de fuir. Je ne suis pas enfermé ici à double tour. Je ne suis pas prisonnier de l’île. Je suis volontaire pour rester. Volontaire pour tenter de vivre seul, volontaire pour savoir qui je suis, pour tenter une aventure plus extraordinaire que celle qui consisterait à retourner vivre parmi mes semblables.

Dimanche 14 février

J’ai passé la matinée à brûler des épineux et des herbes et des lianes arrachées lors du défrichage de mon potager. Il avait plu toute la nuit, ce qui excluait la possibilité que le feu se communique à la brousse environnante ou aux arbres. J’ai eu beaucoup de mal à mettre le feu aux herbes humides, puis tout s’est embrasé comme une poudrière. Les essences volatiles contenues dans les feuilles et le bois giclaient en flammes en tous sens. La chaleur était insupportable à plusieurs toises du brasier où je jetais avec rage ces pelotons d’herbes épineuses qui m’avaient si bien griffé et lacéré les jours précédents. Avec le feu, j’avais trouvé un allié tout puissant, mais la plupart du temps difficile à manœuvrer. Quelquefois, je reculais terrifié devant les jets de flammes. J’ai cru pendant un moment que malgré la pluie qui était tombée en abondance, le feu allait se communiquer aux buissons environnants. Je voyais mon île en feu, et moi assistant au désastre depuis la mer.

Il n’y a que la foudre qui puisse déclencher un incendie à part moi, et la foudre s’accompagne toujours de pluies énormes.

Le feu me tient compagnie chaque soir. J’observe la réduction de tous ces branchages à une masse de cendres dérisoires. À tel point que je n’ai pas encore vidé mon foyer depuis que je suis arrivé ici, et chaque soir le feu me restitue la lumière et la clarté du soleil. Je reste devant lui, calme et heureux, sans crainte. Je pousse les braises à la rencontre les unes des autres pour entretenir la combustion, je m’amuse à faire des flammes de couleurs différentes avec des essences différentes. Sans feu, j’aurais été cent fois plus misérable que je ne le suis.

Peut-être que je veux rester seul pour agrandir le monde. Un monde que je trouvais trop petit.

J’ai avec le feu des relations aussi intimes qu’avec mon chien. Chaleur, confort, intimité, songerie, aboutissement de grandes aventures. Je n’ai jamais fini de le comprendre, et même lorsque je m’efforce pendant des heures à regarder mon chien dans les yeux et à lui parler, ou bien à observer les flammes, je sais que je ne suis pas allé jusqu’au bout. Je n’ai même pas commencé à les comprendre. La difficulté est de se rapprocher du monde, de devenir transparent, de porter sa conscience hors de soi-même, de confondre sa conscience avec celle du monde.

J’ai brûlé un morceau de papier sur lequel j’avais noté à la volée des idées pour les reporter ensuite dans mon journal. Le papier a brûlé avec force et plus de flamme qu’un papier ordinaire. Comme si, m’a-t-il semblé, les idées avaient brûlé aussi.

Mais la nuit tombe déjà alors que je n’ai fait que du feu aujourd’hui. Feu dehors pour profiter de la pluie qui circonscrit l’incendie comme un escadron de pompiers, et feu dedans pour dissiper l’humidité. Ensuite j’ai mangé (mal) et écrit. J’ai aussi relié un cahier noir avec un beau papier de couleur à impression d’ailes de papillon. La reliure n’est pas encore sèche et déjà je voudrais écrire dedans, lorsqu’il était noir il ne m’intéressait pas.

Les très petits événements de la vie ont autant d’intérêt que les grandes idées, mais on les aborde avec des préjugés différents. Désinvolture et oubli pour les premiers, plume à la main et extase pour les seconds. Les seconds qui ne peuvent, si l’on remonte à leur source, que résulter des premiers. Sans vie, il n’y a pas d’idées.

Le soleil ne s’est pas montré de la journée. Cela semble être une injustice absolue et l’univers semble être tombé dans une trappe. Comment les hommes ont-ils pu migrer vers le nord, vers les latitudes dites tempérées, abandonnant le soleil derrière eux ?  Comme s’ils abandonnaient la vie. N’est-ce pas cela qu’ils ont fait et que leur culture dite occidentale exprime ? C’est un peu trop simple pour être vrai, mais il y a quelque raison là-dessous.

La mer a tourné en rond toute la journée avec une houle résiduelle d’est qui allait s’affaiblissant et des taches brillantes et sombres que l’on peut attribuer à des courants de surface ou à des courants d’air. L’horizon était comateux, plein de lait et de mucus. Pas un bateau ne s’est montré, sinon très tôt ce matin, un paquebot blanc qui livrait le lait en mer silencieusement. La nuit va bientôt l’effacer enfin, et demain j’aurai oublié ce cauchemar.

L’histoire des hommes et leurs histoires c’est l’histoire de leurs relations entre eux. Ils ne s’intéressent à leur propre histoire que pour autant qu’elle les éclaire sur leurs relations avec les autres. Alors mon histoire qu’est-ce ?

Il ne se passe rien aujourd’hui, un jour qui progresse par à-coups vers sa fin, qui a prétendu s’arrêter en son plein milieu, qui est reparti en catimini (un peu comme une vie), mais je sais moi qu’il va se terminer. Je l’ai accompagné la plume à la main, et lorsque je posais ma plume je le guettais en faisant mon feu. J’avais réglé mon pas sur lui. Je n’avais pas l’intention de me laisser distancer.

Et je m’aperçois que je me suis laissé égarer. Ce jour n’a pas pu ne pas charrier l’énorme habituelle substance des jours, et cette substance m’a échappé, il ne me reste presque rien.

Ce qui s’est passé pendant un jour sous mes yeux pourrait remplir sept volumes. Les feuilles de l’olivier de Bohème qui commencent à poindre au sommet de l’arbre, vert gris très tendre. Mais aurais-je écrit chaque minute. Je ne retiens que des bribes. La journée est un monstre qui est passé au large et dont j’ai arraché seulement quelques poils (laborieusement). Il s’est passé quelque chose, quelque chose s’est passé mais quoi ? Qui laisse l’impression que l’essentiel était ailleurs que ce que la plume a délimité précairement.

À cela on pourrait répliquer qu’il faudrait affûter sa plume-cerveau comme un sabre de samouraï, mais tel exemple d’écriture de samouraï désole par sa naïveté prétentieuse à vouloir tout trancher (n’est-ce-pas ?), tandis que les instruments grinçants et ébréchés s’adaptent fort bien à la captation des cacophonies ambiantes.

Pendant que j’écris trois phrases à propos du crépuscule, il a rangé tout son attirail cosmique, et lorsque je regarde par la fenêtre pour observer un dernier progrès du changement, il fait noir comme dans une tombe.

Le projet va et vient de construire un four. Non pas avec l’intention précise d’y cuire le pain ou la pintade, mais pour la grâce du seul four avec les briques blondes joliment arc-boutées les unes aux autres, et la lueur rouge qu’elles rendent après que l’on y a entretenu un feu pendant quelque temps.

Une maison où l’on ne pourrait pas allumer un feu et l’utiliser pourrait-elle s’appeler un foyer ?

Il pleut dehors, il feu dedans.

Préparer et allumer le feu donne une sensation de grand savoir et de grande puissance. Il s’agit de ressusciter un fragment du soleil entre ses mains, et ça marche.

Peut-être demain ce jour paraîtra-t-il original, exceptionnel, plein d’un relief rare, jamais vu pour ce qui en restera dans l’écriture, mais aujourd’hui son gris cotonneux et humide colmate toute possibilité de reculer pour lui trouver une qualité particulière.

Et la   pluie se remet à tomber dans le noir et augmente la sensation du noir. Personne ne viendra ce soir. La maison est fermée, au bout du monde, on y entre seulement à travers le fil du téléphone. Cinq personnes aujourd’hui y sont ainsi entrées, et qui téléphonaient de fort loin. Aucune qui ait téléphoné du voisinage.

Hier, on m’a raconté trois histoires de trois personnes. L’une achète des livres sans arrêt et les poutres de sa maison commencent à craquer sous le poids. Il passe son temps à les acheter, n’a pas le temps de les lire. Un autre élève des tigres dans son jardin. Un couple. Lorsqu’ils étaient jeunes il pouvait les confier à sa mère lorsqu’il s’absentait. Maintenant qu’ils sont adultes, sa mère a peur, il ne peut plus quitter sa maison un seul jour. Il les nourrit avec de la viande de ragondin en provenance d’un élevage. On élève les ragondins pour leur fourrure, mais personne ne veut manger leur viande sinon des tigres. Elle se vend quatre francs le kilo. Heureusement que quelqu’un élève des tigres dans son jardin. Histoire de peau, de sang, de griffes, de crocs, de violence curieusement contorsionnée dans les tissus de la vie urbaine. Un autre élève des pumas, se promène avec eux, ne fréquente que des bars où l’on accepte des pumas. Cela se passe tout près d’ici, mais ne se voit pas. On voit seulement la vie des gens qui n’élèvent ni tigres ni pumas, de même qu’on ne voit jamais les enlèvements, les grilles de bijouteries arrachées avec un tracteur. Tout cela ce sont des histoires que l’on vous raconte ou que l’on lit dans les journaux.

Robinson qui n’avait pas de journaux les remplaçait par quoi ? Il n’était donc pas entretenu d’aucune inquiétude sur l’état de la balance des comptes de la Grande-Bretagne ni sur les ambassades turcomanes si sur le retour des comètes. Observait-il un phénomène extraordinaire, il pouvait le confier à son journal et tenir en réserve l’ébahissement qui en résulterait pour la postérité. Il fut ainsi tenté, à l’exemple d’autres hommes, de profiter de l’absence de témoins pour consigner des prodiges. Il y renonça. Aurait-il prétendu avoir ramassé parmi les œufs de ses poules un œuf couvert de hiéroglyphes qu’on aurait dû le croire. Il ne relate que la menue monnaie des jours dont la substance l’étonne suffisamment.

Ce sont ceux qui vivent en société qui ont besoin de grands prodiges, fussent-ils lointains ou imaginaires, pour se donner du goût à vivre.

Lundi 15 février

Je traite les matériaux dont je dispose : fer, bois et autres, avec une extrême sagesse. J’ai récupéré quelques briques que j’ai pu arracher au foyer du bord. Elles n’ont pas seulement la valeur que l’on y attache habituellement, pour moi ce sont les modèles de futures briques que je façonnerai lorsque j’aurai soupçonné la technique qui a permis d’aboutir au modèle que je tiens en main.

Je me souviens du peu de valeur que pouvait représenter une brique en terre, à terre. Des centaines de briques me sont passées par les mains du temps que je m’intéressais à la construction. Je ne les regardais pas. J’en ai cassé des centaines en démolissant des murs. C’était des briques avec une infinité de briques en réserve dans les factories, et maintenant c’est la brique à partir de laquelle je devrai éventuellement réinventer toutes les briques du nouveau monde que je fonde.

Ne suis pas comme Adam débarquant sur la Terre. Il ne me manque qu’Ève.

Mardi 16 février

Cette Ève absente détruit subrepticement ma vie.

Elle en érode chaque instant.

Cette absence absolue me donne parfois l’impression d’être plus présente que moi-même.

Son absence est tangiblement présente dans mes gestes.

Je me touche là où j’aimerais qu’elle me touche.

Dans mes paroles je lui parle comme si elle se trouvait à mes côtés.

Ma tête est emplie d’elle. Je ne souhaite en fait que la voir rentrer dans ma tête, prendre ma place. Je serais à la fois moi-même et cette femme dont l’absence menace la poursuite de ma propre vie.

Je la surprends souvent au cours de mes promenades. Elle s’enfuit nue le long d’un ruisseau. Je vois son corps courir entre les feuillages.

Quelquefois le soir, elle se rapproche de moi, elle est derrière moi dans la grotte tandis que je fais cuire des œufs brouillés. Elle me frôle lorsque je m’y attends le moins. Je renverse des verres et des bouteilles de frayeur et de stupeur. Elle entre dans mon lit au milieu de la nuit. Je me réveille et un corps chaud est serré contre mon dos. Je hurle et me retourne pour la saisir. Elle est déjà partie.

Mercredi 17 février

Je suis revenu à Paris pour quelques jours après deux pleins mois d’acclimatation à la solitude. Le retour à la ville et à son rythme est presque instantané − le téléphone, les amis, les repas au restaurant, les projets qui fusent au cours de rencontres.  La ville apparaît aussi comme une jungle épaisse où l’on serait invisible, à la fois en danger et en sécurité absolue, gelé de solitude et environné de chaleur.

Il ne résulte pas la même écriture du séjour ici et là, en ville et en solitude. Comme si ici, en ville, on fréquentait le sommet de sa tête, un mode de penser exalté, athlétique, brillant, sans cesse remodelé par les conversations et les rencontres, les enthousiasmes, les rages et les rognes. Tandis que là, en solitude, on fait une exploration au fond de sa tête, exploration lente en terrain inconnu où l’on finit par rencontrer soudain ce que l’on ne soupçonnait pas exister dans sa tête.

Jeudi 18 février

Paris la ville vous exporte hors de vous-même. Je ne suis plus moi-même, mais moi-même engagé dans la vie de la ville, de ses hommes, de ses spectacles, de sa publicité, de ses journaux. Il y a un rythme invisible, un temps qui vous saisit et qui résulte du nombre de voitures qui passent, des feux verts et rouges, des espaces de temps entre les métros, les bulletins d’information, les appels téléphoniques.

On pourrait concevoir un Robinson à Paris qui serait un martien parmi les mouches humaines. Il ne distinguerait ni drame ni comédie ni passion, mais seulement un bruit de fond, au mieux un bourdonnement de mouches. Les hommes rentreraient dans le paysage, ne constitueraient pas une compagnie de semblables fréquentables, seulement un paysage, une toile de fond d’île déserte, déserte de semblables.

La robinsonnade urbaine peut se pratiquer de manière très vraisemblable puisqu’il suffit de vivre en marge des autres, dans un état de dépendance minimum, de contacts restreints. Ainsi peut-on mourir en ville comme dans un désert et pourrir seul sans que les autres s’en aperçoivent.

Mon Robinson et sa solitude sont ainsi débarqués du train avec moi, gare de Lyon, la ville ne les a pas dissipés comme des ectoplasmes. Personne ne remarquait Robinson à mes côtés avec son parapluie en peau de chèvre ? Qui regarde qui en ville ? Tout le monde regarde tout le monde. Tout le monde souhaite passer incognito. Tout le monde ne distingue pas quelqu’un. Place de la Madeleine, pourquoi ne pas l’appeler place Marcel-Proust ? Ce ne serait pas convenable de donner le nom d’un homosexuel à une place dont une église occupe le centre. À Giens, la rue Saint-John-Perse, simple raccord de voirie, se jette sur le boulevard Edouard-Herriot. Ainsi, la poésie se trouve soumise à la politique. Place de la Madeleine, une femme jeune était assise par terre, peut-être aveugle, peut-être pas, à quelques pas de l’épicerie de luxe Fauchon. Elle tenait un écriteau sur lequel était écrit « J’ai faim ». Robinson des villes. Elle était à la hauteur des pare-chocs de voiture, des tuyaux d’échappement, des chiens et de leurs crottes, des chaussures et des pieds qui passaient. Si loin des regards.

Vendredi 19 février

Temps moyen, pas vraiment froid. Février n’est pas aussi hideux ici que je m’en souvenais. Je retrouve les sentiers de mon enfance, de mon adolescence dans ce quartier de Saint-Lazare où ma mère habite toujours. Avec les cinémas porno en plus, et des filles au lycée Condorcet, mais la brasserie Garnier est toujours là – elle refait ses peintures –, et sera encore là lorsque je serai mort. Dans ce quartier, nous avons au sortir du lycée circulé comme dans une forêt luxuriante. Salle des pas perdus à Saint-Lazare avec les copains qui prenaient le train pour Bois-Colombes. Nous ignorions le reste du monde, les milliers de gens que nous croisions, nous étions les rois d’un domaine imaginaire que nous secrétions autour de nous. De là, nous partions pour des explorations dans des champignonnières, pour les fortifications, pour les bords de Seine à la recherche d’une vieille coque de bateau admirable et ancienne, une chaloupe à clins qui nous aurait attendus pour partir. Parce qu’il importait surtout et toujours de partir. Partant peu en vacances, quelque fois une seule fois dans l’année, jamais en week-end, nous partions sur place, en train, en bateau, à pied, assez peu en avion, déjà inquiets d’arriver trop vite. Nous dessinions en classe d’histoire le chapeau des pharaons dont nous apprenions le nom de chaque partie. L’Égypte était si admirablement lointaine, et jusqu’à ce jour je n’y ai toujours pas été, peut-être pour la conserver lointaine. Je redoute ceux qui en reviennent et voudraient par leur récit la rapprocher. Que l’Égypte reste en Égypte, là où je savais qu’elle se trouvait, à la distance convenable où les pharaons l’avaient en connaissance de cause disposée et d’où l’époque moderne avec tous les moyens dont elle dispose ne réussit pas à l’extirper.

Erreur, j’ai vu l’Égypte au cours d’une escale en avion l’année dernière. Par la porte arrière ouverte, j’ai vu l’Égypte, un terrain vague à perte de vue, bâtiments ruinés comme par une guerre, carcasses de véhicules hors d’âge, déblais repoussés au hasard par un bulldozer épuisé. Lorsque la Bible dit (est-ce bien elle qui le dit ?) « Tu retourneras en poussière », je pense à cette Égypte-là, où la terre semble être faite de vieille poussière recuite par le soleil. Je n’ai donc pas touché la terre d’Égypte, mais je suis descendu si bas que de la porte d’un avion immobilisé en bout de piste j’ai vu la poussière pendant un quart d’heure, tandis que des fellas, mes premiers Égyptiens que je comparais au scribe assis, nettoyaient les coursives de l’avion. Égypte, j’aimerais ne jamais te voir autrement que dans des miroirs, ceux de ma mémoire, de mes lectures et des ces innombrables images artistiques, filmées, télévisées, touristiques et publicitaires. Je sais, un jour, si j’ai le temps avant de mourir, j’irai en Égypte, bêtement en avion et un guide à la main, j’aurai oublié ce serment.

Je crois vraiment à la vie comme si la mort n’existait pas. La mort est une histoire comme l’Égypte. On ne peut affirmer qu’elle existe vraiment avant d’y avoir été. Certes, les autres meurent, mais les autres ne sont pas nous. Qui sait ? Peut-être ne meurt-on pas soi-même, on disparaît pour les autres, mais on reste avec soi-même, et l’on en rejoint d’autres. Et c’est ainsi que naît le sentiment de la survie possible, et la conscience a cette force prodigieuse de nier sa propre disparition et d’inventer sa continuation pérenne.

Samedi 20 février

Vu La Guerre du feu où les humains d’il y a 80 000 ans apparaissent comme sales, crétins et maladroits, ce qui rassure certainement les spectateurs contemporains quant à leur supériorité. Faisant l’amour comme des bêtes, saisissant leurs femelles par derrière et se souciant peu de leur ménager leur orgasme. Tandis que nous autres contemporains nous unissons à nos femelles face à face et avec les raffinements que l’on sait. Vive le XXe siècle qui lave plus blanc.

Dimanche 21 février

Malgré la commodité de n’avoir pas à être responsable d’une maison, de la préparation des repas, le temps file en futilités ou en tentatives de créer des plages de temps. Tout le monde en ville se prétend débordé, mais tout le monde récupère en douce d’immenses espaces de flâneries, par exemple aller à pied d’un point à un autre, se tromper volontairement de direction dans le métro, s’asseoir à la terrasse d’un café et concevoir le scénario d’un film à partir des visages de ceux qui défilent sur le trottoir.

Lundi 22 février

En ville se trouve le cœur et la tête de cette étrange et énorme bête que l’on appelle la société humaine. Bête que l’on prétend ne pas exister, mais qui donne sans cesse des preuves de sa brutalité, de sa férocité, de sa haine de l’individu qu’elle prétend protéger et qui, il est vrai, ne pourrait survivre sans elle.

C’est dans les villes que la masse critique du nombre des humains engendre ces organes directeurs de la société que sont les administrations, les gouvernements, les musées et le bureau des hypothèques et le centre anti-poisons et l’agence de voyage, tout ce qui interconnecte les hommes dans leurs multiples activités.

Le monstre produit indiscutablement de la chaleur et de la fonction maternelle, ce qui permet aux individus de jouir de ces conforts. Entre les pattes de la bête, les sex-shops et le bureau de la sécurité sociale, toutes les assurances garanties, sauf contre la mort. Assurance décès ? Pas pour celui qui meurt, pour ceux qui vont ronger les os.

Mardi 23 février

Pas de saison en ville, pas d’hiver dans le métro où les clochards et les chômeurs se réfugient comme des loirs. Certains urbains oublient les saisons qui ne commencent à se manifester qu’au-delà du boulevard périphérique. Situation équivalente aux tropiques ?

Mercredi 24 février

Mon manque de discernement psychologique est total. Je l’apprends à mes dépens tout au long de ma vie. Je me trompe sur les autres, mais est-ce si simple, est-ce que je ne les trompe pas sur moi, et ne me rapportent-ils pas mon propre mensonge ?

Jeudi 25 février

Ce qui m’étonne, c’est la mémoire courte du corps. Je dis le corps parce que c’est le vieux corps qui souffre, gémit, s’effondre, perd le goût de vivre parce qu’il n’a pas sa ration de nourriture, de chaleur, de sexe, de plaisir. Alors il se réfugie dans la plainte qui se nourrit de nostalgie, de douleur diffuse, du mal-être. Et puis, une nuit parfois suffit pour qu’il se réveille joyeux, disponible, entreprenant.

Oublié le temps qui coule, la chair qui pleure, les succions dans la moelle des os. Un rire léger emporte tout, la joie monte des reins, le monde gris est devenu bleu, sans qu’un seul nuage ait changé de place. Prêt pour les grandes entreprises, les grandes aventures, les grandes effusions. Et parce qu’un bonheur ne vient jamais seul, le téléphone sonne et de vieux amis s’annoncent de retour du bout du monde. Ils racontent des perroquets, des feuilles, des plantes, des soirs, des feux, des musiques, des ivresses. Et le temps infiniment. Halleluya les collines.

Vendredi 26 février

J’ai traversé la France du nord au sud comme l’on va d’un campement à l’autre. La route fut gaie. Toujours gaie la route. On va où ? Sait-on ? Le plaisir est d’aller, de quitter, de recommencer, de changer de décor, d’infuser le thé dans la même théière sous un ciel différent.

Robinson voyage ainsi à l’intérieur de son île, d’une vallée à une autre, d’un campement caverneux à un campement humide ou aérien ou agricole. Il a autant de maisons que de désirs, autant de maisons qu’il peut en entretenir. Mais même si elles doivent être effondrées par le temps, il les dresse pour un instant, la maison du rire et la maison de la chair rôtie, la maison de la sieste et la maison du penser. Semblables à ces établissements cénolithiques faits de quelques branches ou de quelques pierres ou d’un creux dans le rocher où l’homme, seul à la recherche de Dieu, campe. Il ne devrait y avoir de maison que provisoire. Est-ce possible ? Ne faut-il pas que la maison rassure, réchauffe. Mais les bateaux sur la mer sont des maisons précaires sur l’abîme. L’humanité répète sans cesse les mêmes formules jusqu’à ses dernières inventions, la tranche de HLM et la capsule spatiale. Acheté un bananier au Gros Pin. Avait-il des bananes ?

Samedi 27 février

Robinson avait toutes chances d’être devenu un maniaque, sa trajectoire personnelle n’étant jamais corrigée par une quelconque influence humaine. Il dialoguait avec lui-même, très près de lui-même. Un tête à tête sans qu’une des deux têtes dispose d’autres informations que l’autre. Ce qui voudrait dire que pour être fortement individué, il faut se donner considérablement à la fréquentation d’autres têtes. Que l’on ne peut bâtir une tête qu’en empruntant énormément à d’autres, et que sa propre tête n’a pour rôle que de recombiner, digérer le flot.

Dimanche 28 février

Je pratique désormais, et de plus en plus, le mot alléluia. Je le connaissais si peu que je n’avais qu’une idée très vague de son orthographe. Ce mot signifie pour moi la reconnaissance de la joie et le merci de jouir de cette joie. Avant cela, est-ce que je ne savais ni la reconnaître, ni en jouir, ni le dire ? Un, deux, ou trois, ou les trois ? On tendrait à devenir plus habile avec sa tête en vieillissant à moins que l’on rentre de plus en plus dans sa tête comme un chien fatigué dans sa niche.

Lundi 1er mars

Dans le silence de la nuit, on entend les bruits du silence, des voix, des coups, des grincements dans la maison vide. J’éteins le groupe électrogène pour entendre le plastique claquer sur les fenêtres en attente de carreaux, et la mer qui souffle sans arrêt.

Dans l’obscurité de la nuit, on voit des lueurs, des animaux furtivement qui passent dans un parfait silence, ce sont peut-être des… Non, pas plus, vous avez certainement une idée de ce qu’ils peuvent être.

Dans l’isolement de la nuit, seul, j’attends quelqu’un, n’importe qui, qui viendrait pour me trouver là où je suis, que j’intéresserais ; il viendrait pour me rencontrer ou me voler ou me tuer, mais j’espère que j’aurais le temps de lui parler.

Et après tout cela, je dors sans ouvrir un œil ni une oreille pendant dix heures. Mais la nuit du sommeil, c’est autre chose.

Mardi 2 mars

Robinson tient un journal dont il est le sujet unique ou presque, et le destinataire unique à moins que… quelques millions d’hommes ne le lisent plus tard.

Grâce à son journal il donne une mémoire à ses jours,

il se projette sur la une en vedette,

il se voit exister,

il peut encore croire à son existence,

il étouffe ses vertiges de silence,

de non réciprocité,

il reste accroché à sa culture humaine,

tente de ne pas devenir un animal parmi d’autres.

Mercredi 3 mars

Moi, Robinson Crusoé, dois me cramponner à cette étrange pratique et qui semble inutile d’écrire pour survivre.

Si je n’écris pas un seul jour, je n’existe plus. Je me prouve mon existence par l’écriture de moi-même.

Je n’ai personne à qui parler, personne à qui dire, personne qui me réponde, personne qui m’approuve, personne qui me contredise, personne qui m’aide ou me haïsse. Le monde vit très bien sans moi. Je suis rayé du monde et je continue d’exister ailleurs que dans la vie et ailleurs que dans la mort. J’existe pour moi-même, et cela n’ayant de sens que pour moi n’a donc pour ainsi dire aucun sens.

Jeudi 4 mars

La problématique de Robinson est la suivante :

Survivre ou pas

Pour survivre il doit respecter des règles rigoureuses

Ne pas s’attendrir sur soi-même

Ne pas regarder la nuit en face

Ne pas attendre sans cesse l’arrivée d’autres hommes

Il doit au contraire :

Se contraindre à construire, à entreprendre, à jouir du présent et de ce qui l’entoure

Étrangler l’espoir qui l’entretiendrait dans une frustration permanente

Conjurer ses peurs une à une

Et lorsqu’il n’en peut plus de résister seul, il boit et il se trouve miraculeusement protégé, enveloppé, enfemminé in utero, retourné

Au moins le temps de trouver un nouveau souffle.

Vendredi 5 mars

Lorsque je ou lui. Lui comme moi, mais peut-être est-ce différent, peut-être sa capacité consciente, sa capacité d’être conscient est différente lorsque je m’observe vivant. Comment en moi se manifeste la vie ? Qu’est-ce qui se manifeste en moi ? Qu’est-ce qui bouge, chauffe et produit la question qui suis-je ? Quelle manifestation de quoi suis-je ? Le mot forme le mot vivant.

Cache le mystère et lui attribue des natures arbitraires.

Comment se prouver son existence, comment se définir sa nature autrement qu’en se désignant comme « homme vivant » ? Qui suis-je ? De quels phénomènes suis-je siège ?

Je peux dire que je suis. J’ai un cerveau suffisamment délié pour le ressentir et le dire, mais le même cerveau est incapable de répondre au pourquoi. De même que je ne peux répondre à deux questions : venu d’où ? et allant où ?

Ma science me permet de répondre émergeant de l’indifférencié cellulaire et y retournerais un temps d’existence relativement court ou long, selon, mais ce je n’est pas toujours homogène puisqu’en ce moment même une partie de ce moi me pèse sur les paupières et prétend m’emporter dans le sommeil.
Je vous quitte, à demain.

Samedi 6 mars

Il y a des gens célèbres qui se torchent le cul tous les jours.

Dimanche 7 mars

Avant de mourir, je veux hurler que j’ai vécu, que j’ai aimé vivre, follement, que j’aimerai même la mort parce qu’elle appartient à la vie.

`Je me coucherai avec délices dans son repos, je glisserai rêveusement dans ses bras.

Parisiens qui vivez à Paris savez-vous où Valery Larbaud a passé les vingt dernières années de sa vie immobile, n’écrivant plus, assommé d’une congestion cérébrale attendant la mort ?

Lundi 8 mars

John Irving dit : « Un conte de fées est une version symbolique et impressionniste de ce que nous craignons le plus et de ce que nous aimons le mieux. » Pourquoi pas.

Mardi 9 mars

Dans ce lieu où plus rien ne se passe, ou rien ne peut plus se passer, il reste un sentiment d’urgence. Est-ce celui de la vie qui se précipite comme un torrent cherche sa voie entre les rochers parce qu’il est dans sa nature d’aller vite vers ailleurs, vers sa fin ?

Dans ce lieu où plus rien ne se passe, ou rien ne peut plus se passer, un calme parfait répartit l’ordre des choses ; ici et là, dessus et dessous prennent un sens non équivoque. Moi-même, Robinson, suis devenu le pivot immobile de l’univers. Le soleil se lève dans ma main gauche, culmine sur mon front, se couche dans ma main droite. J’organise la dérive des étoiles comme une voile peinte que je tire lentement sur le ciel noir.

Savais-tu que le ricin s’appelle Palma Christi parce que sa feuille ressemblerait à la paume du Christ ? Un ricin pousse au bord de la route à la Madrague.

Mercredi 10 mars

Saint-John Perse dans sa tombe ne parle plus. Lorsque je vais le voir, c’est le calme, silence bruyant des arbres et du vent.

Bien sûr, on le fait parler, de même que les hommes aiment faire parler certains morts, de même qu’ils organisent une production de paroles dans un coin du silence, et ils l’appellent Dieu.

Jeudi 11 mars

Je tente de mesurer la fidélité au propos original en relisant les premières pages de ce journal. Je dois admettre que j’ai dérivé, ne tenant d’abord d’un seul journal au lieu de deux.

Ensuite, entremêlant dans ce journal domestique et contemporain des éléments d’un journal robinsonesque de l’île du désespoir.

Enfin je n’ai pas été fidèle à ce journal domestique dans la durée car j’ai sauté de nombreux jours et ai camouflé mes rattrapages en tenant des propos d’ordre général ou décalés.

Les mensonges sur le temps viennent complexifier peut-être pour l’enrichir, le récit.

Si je n’ai pas encore entamé le journal de Robinson, c’est que je bute sur la séquence initiale. Le naufrage. Est-ce parce que je n’ai jamais vécu de naufrage ? Mais le naufrage a toujours été présent dans mes fantasmes lorsque je naviguais ou lorsque je vivais sur un bateau, et j’en rêve très souvent. Pendant certaines périodes, toutes les nuits, et plus précisément d’échouages.

Vendredi 12 mars

Mon corps m’a échappé. Je voudrais le reconquérir. La reconquête de moi-même passe, j’en suis sûr, par là.

Samedi 13 mars

Si le temps se retournait, que je me trouve entraîné dans son involution, je retournerais vers le sexe et vers le ventre d’où je suis sorti. C’est très clair pour moi, je préfèrerais en trouver un autre. Je me suis forgé au long de ma vie une esthétique des ventres très précise (erronée peut-être). Alléluia pour certains ventres.

Dimanche 14 mars

Au galop pour rattraper le retard de ce journal. Je suis en fait bien au-delà du 14 mars avec un retard dont l’aveu discréditerait le genre littéraire auquel je prétends m’astreindre.

Qu’importe si je mens sur la date, je dis vrai pour ce que j’écris. Je prétends que la date importe peu. Qui viendra vérifier ici sur mon île ? Quel inspecteur du quotidien passera regarder par-dessus mon épaule ma relation du jour. Vous prétendez être Robinson. Pouvez-vous le prouver ? Avez-vous des papiers ? Des témoins ? Usurpation d’identité. Robinson à mi-temps. Habitant d’une presqu’île semi-déserte, pratiquant la semi-solitude, jouant sur les deux tableaux. Désormais, pour la bonne forme, Robinson devra pointer et faire ses 39 heures.

Mon chien ronfle comme s’il râlait. Va-t-il mourir jeune ? A-t-il mangé des herbes empoisonnées. Il a vomi ce soir après que nous avons passé la journée sur une île (ne pas oublier que cette relation ne concerne pas le 14 mars). Le 14 mars est mort et enterré ailleurs. Pour l’exhumer, je devrais compulser mon agenda si j’ai noté quoique ce soit.

15 mars

Ce qui donne de l’épaisseur au temps c’est l’ennui. Quelqu’un a dû déjà noter cette évidence, mais chacun doit redécouvrir les évidences pour son propre compte et les redécouvrir sans cesse, mais l’ennui ne se raconte habituellement pas. On raconte plutôt l’inverse, l’événement intéressant, or l’événement sommet de la sensation s’inscrit très peu dans la durée.

Tandis que les uns, dont je suis, se plaisent à tenter de fixer quelque chose à partir du temps et de ses plages apparemment mortes, d’autres s’attachent aux événements dont on s’aperçoit à l’usage qu’ils ont tendance à se répéter avec une certaine monotonie : guerres, meurtres, famines, tortures, anniversaires, naissances et morts, et amour bien sûr, j’allais oublier.

Revenant en bateau, la traversée dure une heure et demie, bercé par le moteur, je réfléchissais à la nature de l’amour pour me convaincre avec délices que l’amour n’existe pas.

Il existe des attraits, des illusions, des éblouissements, des faims, des tendresses (à propos de faim, cette formule « je te dévorerais » qui ne pense rien devoir au cannibalisme).

16 mars

On attend beaucoup dans la vie. On attend de naître, on attend d’être grand, on attend que le beau temps se rétablisse, on attend la marée haute, la marée basse, on attend l’heure d’ouverture des écluses pour que le bateau parte, que le bateau arrive, on attend l’heure du repas et l’heure de se lever, on attend de trouver celle qui…

En attendant de mourir, mais je n’attends rien au-delà, j’attends d’y être moi pour voir s’il y a quelque chose à attendre.

Il ne se passe rien dans la société humaine qui ne nécessite attente. Dans la société moderne, on se flatte de réduire les temps d’attente. Tout devrait se produire vite, être rapidement accessible, mais si l’attente disparaît ici elle réapparaît ailleurs intacte et s’appelle espoir car tout reste toujours à espérer.

17 mars

Poursuivant la soi-disant relation de ces jours enfouis dans la vase grise du passé (il n’y a pas de vase visible en Méditerranée, et pour cause), mais toujours soumis à la règle robinsonesque : isolement, silence, travail manuel, mer, compagnie d’un chien. Il se porte mieux, merci.

La solitude n’est jamais étale, c’est une pente et l’on se trouve toujours au pied. La solitude d’un jour à venir est identique à celle d’un mois ou d’un an à venir. On la ressent de la même manière, au creux de l’estomac comme une peur et une faim mélangées.

18 mars

Moi Robinson, Alexandre. Je suis Alexandre le Grand sur mon île, c’est-à-dire le maître incontesté. J’ai gagné sur tous les autres. Je suis le maître d’un rivage à l’autre de cette terre. Je me nomme empereur urbi et orbi. Je suis parvenu à régner sans violence, sans guerre, sans faire périr mes semblables, sans les opprimer. À l’égal d’Alexandre, j’ai la satisfaction de me dire je règne, or je n’éprouve aucune satisfaction. La satisfaction tiendrait-elle au fait d’écraser ses semblables par le fer et le feu ?

19 mars

Ma journée fut pleine. J’écrivais, je cuisinais, je pelletais. J’ai creusé des trou avec un marteau piqueur. J’ai dédicacé un livre, écrit deux lettres et décidé du programme d’une séance de travail. J’ai répondu à quatre appels téléphoniques de Paris et peint sur le mur une citation d’Archibald Mac Leish. J’ai pris des mesures avec le menuisier pour placer la cuisinière. J’ai allumé ce soir un grand feu de bois et ai cuit deux cuisses de poulet dessus et rôti une tranche de pain. J’ai regardé les informations à la télévision et un film comique. J’ai aussi rédigé quatre jours de ce journal et l’essentiel était sans doute ailleurs. Je ne suis pas sorti de chez moi, et j’ai aussi brossé mon chien et lui ai parlé.

20 mars

Il est plus difficile d’établir un empire sur soi-même que d’établir un empire sur les autres j’ai dit.

21 mars

J’aime sentir des couches de duretés différentes sous mes reins selon les campements où je dors.

22 mars

Je passe des heures avec mon chien au bord de l’eau à lui lancer des pierres. À chaque pierre qui tombe avec une gerbe, il se précipite, peu importe que la pierre coule, il espère toujours qu’elle flottera et qu’il pourra la rapporter. Mais en fait, ce n’est ni la pierre éventuellement à rapporter ni son impact qui l’intéresse, c’est le prétexte à partir avec enthousiasme et bravades vers le large. La satisfaction est dans le départ et le mouvement, la résolution importe peu. Il y a davantage de galets sur la plage que je ne pourrai jamais lui en lancer. Et chaque galet représente pour lui une joie en réserve. Le plaisir de les lancer s’estompe plus vite pour moi que pour lui de les ramasser. Et tandis que j’écris, le maniaque attend en gémissant la pierre suivante.

23 mars

Malgré notre capacité à nous créer de l’excitation, de l’étonnement, de la ferveur, de la passion, de la tendresse, de la peur, de la douleur, la plupart des instants de notre vie sont blancs, neutres, incolores, pas même marqués par l’ennui. L’ennui est encore une manière de participer, et fortement, un manque qui se manifeste avec intensité tandis que le rien, le non-exister résulte de la montée au premier rang de nos facultés négatives. Siestes éveillées de la digestion, de la fatigue, de la rêvasserie, de l’effort physique.

Et soudain, les pièces s’éclairent, le feu d’artifice commence. Nous vivons, nous sommes éveillés à la vie. Que la vie commence. Viva la vie, et encore viva la vie.

24 mars

Le jour, la vie est coupante avec des attaques qui viennent de partout, de la lumière trop forte, des coups, des pièges, la faim, les douleurs, les angoisses du lendemain, les autres qui sont en chasse et nous le gibier. Tandis que la nuit, oh Seigneur, que le sommeil est doux et calme et heureux tandis que l’on roule dans les vagues de coton gris et bleu. Mon lit m’est tendre, j’aime l’odeur de ma couverture — très ancienne et faible odeur de bête — et la nuit qui nous enferme dans sa douceur d’allaitement, et le silence impérial de l’immobilité. Rien de ce qui pressait ne peut plus m’atteindre. Je vole, je glisse, je suis bientôt mort, je suis déjà mort, et toi que je cherchais partout tu m’accompagnes et indéfiniment. Que ce sera doux de mourir.

25 mars

Les règlements de sécurité l’imposent, la prudence l’avait découvert avant. Il faut sur un bateau disposer des bouées de sauvetage très visibles, facilement utilisables en cas de nécessité. Il devrait en être ainsi avec l’écriture. En cas de noyade créative, prendre au vol les remèdes disposés à l’avance, un livre parallèle à son sujet (telle étude savante sur les tropiques), ou bien se reporter à une liste de sujets déjà déterminés mais non encore traités. Se reporter à la méthode d’écriture que l’on s’est fixé et à laquelle on obéit comme à un maître.

26 mars

Il y a une femme qui tourne dans ma tête, qui n’est aucune femme que je connais mais qui emprunte à plusieurs d’entre elles. Qui est-ce ? Est-elle importante ? C’est son sexe qui l’identifie plus que sa personne. Elle parle très bien à mes glandes qui s’affolent. A-t-elle autre chose à dire ? Périodiquement elle supplante toutes les femmes que je connais puis s’évanouit comme une fumée. Est-elle première et essentielle ? Elle seule me tient vraiment compagnie lorsque je suis seul. Elle accompagne ma force.

27 mars

Même en m’exerçant, je ne pourrai voir mieux cette pointe demain. Ce cap ne se rapprochera jamais de moi, pointe de Porquerolles dont le nom m’échappe toujours, que je vois de ma table à trois milles. Avec mes dix ou neuf ou huit dixièmes de vue, j’ai pour toujours arrêté la distance par rapport à cette pointe. Ainsi Robinson son continent qu’il imaginait peuplé d’anthropophages. Il s’était arrêté dans ce choix : être seul ou mangé.

28 mars

Chaque jour je plante des arbres. C’est comme si j’avais commencé de vivre de nouvelles vies parallèles. Je plante pour dans dix, pour dans cent ans, pour dans cinq cents ans, au cas où tout ne serait pas grillé par une bombe thermonucléaire.

Un médecin prétend qu’on ne peut s’astreindre seul à faire trois heures de gymnastique par jour, mais on s’astreint bien à écrire trois heures et plus par jour. Faudrait-il que le rapport que l’on établit avec son corps devienne le même que celui que l’on entretient avec son esprit. Notre vrai compagnon gâté est notre esprit, pas notre corps que l’on maltraite sans cesse.

29 mars

J’exige que mon corps obéisse, qu’il exécute, qu’il en fasse davantage qu’il ne voudrait, qu’il ne vieillisse pas, qu’il sente bon et sente bon de partout. Je méprise son vieillissement et ses mauvaises odeurs. Je trouve normal qu’il soit beau, fort, infatigable. Je lui consacre un minimum de temps pour le laver, l’aérer, le muscler, le reposer. Et pourtant je le protège, je le mets à l’abri des coups et de la peur. Et je lui donne ces jours-ci du chocolat.

30 mars

Avec mon esprit j’ai moins d’esprit critique. Je l’admire volontiers et je lui donne souvent raison. Je lui laisse les rênes longues et la liberté de divaguer où bon lui semble. Il peut me raconter des obscénités, je les écoute volontiers et je l’encourage même. Jamais il ne me semble être assez libre. Je lui reproche plutôt de ne pas savoir user de sa liberté ou bien de craindre je ne sais quelles limites qu’il croit lui être imposées. Il n’affronte de limites que les siennes propres. Celles de sa paresse. Il en va sans doute de même de mon corps.

31 mars

Je vous conjure d’écrire tous. Je vous conjure de prendre la peine d’écrire chaque jour. À tout âge. Non, ce ne serait pas une occupation d’artiste complaisant ou d’adolescent au cœur trop tendre. Ce serait un moment de grâce, de prière, de méditation. Ce serait une pratique quotidienne du savoir-vivre. Ce serait une manière de vivre autrement. Différente certainement de celle dans laquelle nous sommes engagés et qui est assez médiocre.

1er avril

Parce qu’actuellement la société humaine fonctionne globalement comme une entreprise qui se suicide, la faim et la guerre sont au bout de tout ce qu’elle entreprend. Cette société fonctionne comme la nature qu’elle prétend tromper, elle tue.

À aucun moment, ou très rarement, elle tente de trouver une autre issue. Bien sûr, ce n’est pas simple. Alors il faudrait s’en préoccuper peut-être. Y consacrer une énergie considérable. Si l’humanité prétend progresser, chacun de ceux qui la composent devrait y penser. Une plume à la main, ça aide.

Robinson

à suivre dans une semaine