Le journal de Robinson

29 août 2011,

par Robinson

Huitième épisode et dernier et adieu cet été.

Lundi 17 mai

La chaleur solidifie ma vie comme le ferait la glace. Ce qui voudrait dire que ma vie résulte du mouvement et d’un mouvement relativement rapide. La chaleur me stupéfie à la fois par l’élévation de température et par l’action du rayonnement solaire qui semble ralentir directement mon cerveau. Stupéfaction heureuse, j’accède avec la chaleur à un autre mode d’exister.

Comment un corps s’adapte-t-il à des écarts de température de l’ordre de 40°, et à l’extrême de 60° ? Sans doute l’espèce est-elle conçue pour s’adapter à cette amplitude, mais l’économie du chaud et l’économie du froid sont pourtant très différentes pour ne pas dire contradictoires.

Moi qui suis né en pays tempéré humide froid, je n’apprécie pas particulièrement les agressions mordantes des basses températures, les inconforts du corps que je dois protéger en permanence de pelages supplémentaires et non prévus dans le design de mon corps. Pourquoi notre seule fourrure non empruntée se trouve-t-elle entre nos jambes et sous nos bras, au chaud, tandis que notre pelage est clairsemé sur notre dos ? Sans doute le pelage humain a-t-il d’autres fonctions que vestimentaire et thermométrique.

Le chaud m’exalte parce qu’il me renvoie à mon corps, il démode ma tête et donne à ma peau un sentiment d’importance. Elle cuit, elle rissole, elle transpire, elle jouit, elle et tous les muscles et viscères qui se trouvent dessous. Elle fume et finit par souffrir mais par erreur de dosage.

Je suis bien dans ma peau chaude. Vive les tropiques. Vive les espèces vivantes qui se sont développées sous les tropiques. Elles occupent l’espace avec une autre allure, plus souple, plus vaste, plus lente. Elles s’étalent, ignorent la constriction. Elles jouissent du contact avec l’air plutôt qu’elles ne s’en défendent.

Marchant sous le soleil, abrité par un chapeau ou une ombrelle, je me régale de la tiédeur de l’air. J’ajoute une satisfaction supplémentaire si je pense aux vents glacés qui soufflent encore en ce moment dans mon pays natal, où le printemps ressemble à un miracle, comme la période qui suit le fouet du quartier maître ressemble à une jouissance.

Marchant sous le couvert des cocotiers, l’air se respire de la même manière que l’on boirait une eau parfumée. Je coule à l’intérieur du corps. Je progresse dans l’air comme d’une nage lente. Les oiseaux m’interpellent ou bavardent à mon sujet. « Quelle est cette bête maladroite et bruyante qui rampe dans les ronciers ? » Mon chien me précède, reconnaît le chemin, choisit le meilleur passage et vient m’en rendre compte en souriant à pleines babines.

Le ciel est parsemé de petits nuages tels que les enfants les dessinent, joufflus par leur sommet et plats dessous, comme si la pluie allait en tomber soudain. Ce qui se produit parfois. Nous subissons alors une averse fraîche que les palmes retiennent puis déversent soudain comme des farces.

Si notre créateur a dessiné quelque part un paradis terrestre qu’il nous destine, il doit ressembler à cela. Je ne prétendrais pas que cette mollesse m’ennuie. Je constate plutôt que l’homme n’est pas fait pour le paradis mais pour un certain d’état d’insatisfaction qui va jusqu’à la souffrance et qui est notre état naturel.

Notre état naturel n’est ni la faim ni la satiété, mais une succession des deux.

Donc ici, je suis insatisfait parce qu’une fois résolus mes petits problèmes de survie, je me soumets immédiatement à une série de défis impossibles.

Comment rejoindre mes semblables pour lesquels je n’ai pas une estime particulière ? Comment faire taire une langue qui parle seule à l’intérieur de ma tête et me saoule de son bavardage de folle ? Comment jouir du jouir ?

Si je me souviens bien, les humains sont diversement doués pour cela, et certains y parviennent mieux que d’autres.

Mardi 18 mai

Les jours se peuplent d’eux-mêmes de travaux que je prévois et que j’exécute, et plus j’en fais, moins je m’en souviens. D’une journée, il ne reste quelquefois qu’un geste − un arbre que j’ai touché, la très curieuse sensation éprouvée sur le tronc, l’arbre à cire dont avec mes ongles j’ai gratté la cire après l’avoir éprouvée avec la pulpe des doigts. C’était une découverte. L’arbre semblait être unique, mais j’en ai finalement trouvé plusieurs exemplaires et depuis je m’éclaire avec la cire claire que je gratte sur son écorce.

Ou bien il me reste une humeur soudaine, une tristesse infinie qu’apporte le souvenir d’une femme. La tristesse résultant de l’absence.

Rencontre au moment de m’endormir dans l’obscurité avec la merveilleuse chaleur interne de mon corps. Mon sang est en fête.

Mercredi 19 mai

Dans le silence humain où je suis plongé, mes souvenirs font un bruit formidable. Dans l’oubli absolu de ce que peut être une femme, les femmes que j’ai connues me tiennent compagnie presque en permanence. Elles parlent : « Robinson, nettoie la poêle avant de t’en servir ». Elles me grondent comme des mères, me frôlent comme des adolescentes, me regardent d’un air pensif comme si elles avaient des intentions à mon égard. Un peuple de femmes. Je ne les reconnais pas toutes. Elles ne me quittent pas, me harcèlent. Elles rient dans mon dos : « Vous avez vu sa barbe, il pue. Il se néglige ce vieux salaud. Quelle femme voudrait de lui ? » Je leur réponds : « Foutez le camp », et je sanglote. Elles me torturent. Elles savent que je ne peux pas me passer d’elles, que je suis un cadavre sans elles. Une vient se baigner avec moi. Elle saute nue avec moi dans l’eau et me demande de lui frotter le dos. Lorsqu’elle sort de l’eau, elle s’assied sur un tronc d’arbre échoué sur la plage, replie les jambes contre ses seins, puis les écarte et elle me regarde. Je rentre à ma hutte l’âme détruite, en mille morceaux. Je me couche et, les yeux ouverts, cherche le calme longtemps dans le ciel noir.

Jeudi 20 mai

Robinson semble être à la source de tout individualisme et la négation de toute psychologie sociale. Les autres se trouvent enfin éliminés. Mais seul il ne peut plus ni se plaindre d’être étouffé ni exister aux yeux de personne. Son existence est liée à la persistance momentanée de sa conscience sociale comme on dit persistance lumineuse.

Robinson qui est seul sur son île sait déjà que la planète sera surpeuplée car il a déjà assisté à la croissance vertigineuse des populations. Déjà son île est un dernier point inhabité par l’homme, bien que des hommes y soient déjà passés, s’y soient peut-être établis et doivent y revenir bientôt.

Lampedusa faisait dire au Guépard : « Une maison dont on connaît toutes les pièces ne mérite pas d’être habitée. » Que dire d’une planète où tout a été touché ?

Heureusement, la plupart des hommes préfèrent s’agglomérer plutôt que de parcourir le monde ; ainsi les villes libèrent le territoire tout en l’asservissant à leur usage.

Vendredi 21 mai

Relation avec les positions du go. Saisir le monde et être saisi par lui. Être la pince ou être pincé. Être fait par le monde et faire le monde avant de disparaître.

Je me suis souvent demandé comment un homme peut-il changer le monde, y apporter ce qui y manque, une finition harmonique ? Ce désir anime les hommes politiques, les artistes, les économistes, les scientifiques.

Ils s’échinent et le monde ne change pas. Il gagne fugitivement en grâce, grâce à la main de l’artiste. Tous les jours je pense aux formes d’Alechinski qui donnent un sentiment de déjà vu. Puis il retombe dans la brutalité des lois biologiques qu’il a cru un instant pouvoir évincer.

L’humanité est condamnée à disparaître parce qu’elle abuse de l’emplacement qu’elle occupe. Elle gêne l’évolution des autres espèces, mais l’humanité ruse étonnamment pour différer l’issue tout en la préparant elle-même avec les moyens de destruction nucléaire entre autres.

La seule harmonie ne serait-elle pas celle du monde ? Et il suffirait de l’accepter pour y vivre en harmonie. Alors l’homme n’est plus l’homme mais un autre singe. L’homme n’existe que par son désir de briser l’ordre de l’univers pour y substituer le sien. Mais il n’a pas d’ordre qu’il puisse y substituer durablement.

Samedi 22 mai

Robinson a l’impression de vivre dans une éternité de temps, immobile, les jours se suivent de couleur identique, avec des passages de pluie, une chaleur égale, des saisons à peine marquées. Il connaît deux états du monde, la pluie et la non pluie comme le jour et la nuit, et des plantes qui ne s’engourdissent jamais.

Si ce n’était dans mon corps, je croirais à l’arrêt du temps, à la répétition des jours, à mon immortalité. À voir la mer, je vois l’éternité, mais mon corps s’use, il se fatigue, il se blesse à l’effort. Je m’effraie de la minceur de ma peau devant les épines.

Je passe mes journées à contourner des obstacles pour éviter à mon corps de périr, lacéré, broyé, disloqué. Fragile dehors, fragile dedans. Ma poitrine me fait mal. Ai-je attrapé froid pendant ce grand bain forcé de mon  naufrage ? Des humeurs lourdes stagnent qui me coupent le souffle, me laissent couvert de sueur froide.

Je vais sans doute mourir ici, seul, dans je ne sais combien de jours. Qu’importe. Personne ne m’attend plus. Je suis fatigué et je ne détesterais pas me reposer définitivement, retourner là d’où je viens.

Puis je me surprends à choisir mes aliments en fonction d’un traitement. Ma mémoire redécouvre soudain une plante béchique qui, malheureusement, semble absente sous ces latitudes. Je voudrais disperser cette noyade de mes poumons, respirer à fond, vivre encore.

Dimanche 23 mai

Je me soigne sans résultat, je tousse le soir en me couchant, le matin au réveil ; une force étrangère s’est installée en moi, qui me tire vers l’intérieur, qui refuse que je respire clairement. Quelquefois, j’ai l’impression que cela se dissipe. Comme un pêcheur surveille son bouchon. Quelquefois il bouge et va s’enfoncer. Non, il reste là, ballotté par les rides de l’eau. Ainsi mon désir de vivre ou de mourir.

Je ne sais plus pourquoi je suis en vie ici sur l’île. Le monde m’a oublié. Maintenant mes parents vont faire graver mon nom sur une pierre tombale. Ils ont renoncé à l’espoir de me revoir. Je suis comme tous les hommes qui ne meurent pas, dont on ne retrouve jamais le corps. Disparus en mer, disparus en terre. Le vent s’est saisi de nos os et les a dispersés comme neige.

Et pendant ce temps-là, mon corps qui veut mourir veut aussi rester vivant. Je me lève lourdement chaque matin, mes yeux s’ouvrent et voient les arbres et la mer derrière. Le soleil chauffe l’air qui entre presque dans mon lit et réchauffe mon futur cadavre.

J’allume le feu, les doigts paralysés, la cervelle racornie, le vendre dur, les jambes incapables du moindre service, et puis, petit à petit, avec les premières gorgées de mon « thé » chaud, je me surprends à des gestes de jeune homme. Je tousse encore une fois et c’est fini jusqu’à ce soir. Je vais monter et croître comme le soleil dans le ciel. Je vais ronfler comme un orque, m’agiter comme une volière. Ce soir, je manquerai à nouveau de mourir.

Lundi 24 mai

J’ai parfois le soupçon qu’abrité des autres hommes je deviens différent, complètement différent. Je ne subis plus ces pressions minuscules qui nous tiennent debout. Je vais bientôt me rapprocher de la terre. Je redeviens sauvage. Est-ce cela ou bien est-ce que ce n’est pas ma nature d’homme elle-même qui se dilue ?

Mardi 25 mai

Je ne serais pas étonné un de ces jours de ne plus savoir lire ni écrire. J’écrirais et je lirais de moins en moins et soudain je ne pourrais plus faire ni l’un ni l’autre. Je serais parti à la dérive vers une autre forme vivante, moins humaine. Parce qu’il est bien évident que chaque jour nous changeons. Nous sommes différents de la veille. Alors, à quel moment devenons-nous si différents, sommes-nous devenus autre chose ? Et si nos semblables nous rencontraient, ils ne nous reconnaîtraient pas.

Mercredi 26 mai

J’ai relié le cahier sur lequel j’écris avec des plumes d’oiseaux colibris collées, ce qui le rend somptueux et intransportable. Qu’importe, j’ai davantage besoin de somptueux que de transportable. J’ai fabriqué une sorte de lutrin où je peux écrire debout. J’ouvre avec précautions ce livre de mes heures où ma vie s’entasse comme des feuilles de papier de soie. Mes jours qui n’appartiennent plus qu’à moi et à personne d’autre. Je l’ouvre comme un livre sacré où j’écris la recette de la vie telle que je l’éprouve et la découvre chaque jour, et je me raconte par quel miracle je continue à menuiser, à rêver, à coudre, à planter.

De toutes ces activités, celle que je préfère est bien sûr celle des plantes. Je passe des heures dans mon jardin où je suis souvent surpris par la nuit. Là, j’ai la paix. Là mes gestes ne tournent jamais à l’impatience ou à la fureur. Là je joue avec les plantes, et elles m’apprennent à comprendre à quelle vitesse elles vivent. Tellement plus lentes que moi, et si rapides lorsque j’oublie de passer les voir pendant quelques jours.

Jeudi 27 mai

Je me suis habitué à ma maladie. Ou bien elle va me tuer très lentement, ou bien elle va sortir de moi sans que je m’en aperçoive, comme pousse une plante. Comme si l’intérieur de moi-même était une plante dont je puisse seulement observer les très lents mouvements. Pour guérir (s’il y a nécessité de guérir), je devrais donc seulement essayer de comprendre la lenteur intérieure de mon corps, à moins que ce ne soit ma lenteur générale que j’ai jusqu’à aujourd’hui ignorée.

Tous nous observons les mêmes mouvements du soleil et son partage du temps en jours et nuits, mais nous l’apprécions différemment. Pour les pierres, ces jours et nuits sont à peine des battements de seconde, pour une mouche ce sont des années de vie.

Si je comprenais le temps des pierres et des mouches peut-être vivrais-je mieux. Je veux dire que je serai débarrassé de cette douleur qui accompagne ma vie.

Vendredi 28 mai

Ainsi en vieillissant on vit plus lentement. Comme si l’on voulait se cramponner à la vie, ou bien la savourer, ou bien en épouser tous les méandres. Les jours ne passent pas, ils fuient disons-nous parce que chaque jour est si plein et nous en retenons si peu. De certains jours il ne reste même rien. Une idée fugitive, une douleur, une blessure, une recette de cuisine, une constipation.

Et tous ces jours filent vers le passé, de plus en plus grisés, incolores. Ils ont été et ne seront plus. La mémoire pêche sur cette eau grise comme le pêcheur. Elle lance sa ligne, parfois ne rapporte rien et parfois un poisson brillant.

Samedi 29 mai

J’ai réussi avec de la teinture extraite de baies pressées d’un arbuste dont j’ignore le nom, et au pied duquel je m’étais taché comme tachent les mûres dans mon pays, à fabriquer une encre pâle. Je l’ai ensuite concentrée au soleil jusqu’à en extraire une pâte que je dilue selon mes besoins avec de l’eau de pluie.

Ainsi j’écris bleu-noir, mais aussi je dessine. Je dessine des formes que je croyais spontanées, mais qui se trouvent inspirées à demi par des plantes que j’observe et des images de ma mémoire. J’ai d’abord jeté les feuillets gribouillés puis j’ai découvert que je pouvais y fixer mes obsessions majeures, celles que ma cervelle m’impose obstinément. Des formes dont je fus vaguement familier mais qui ici me font totalement défaut.

Grâce au dessin, je force la barrière des objets visibles et j’accède à une nomenclature invisible. Je quitte l’île et je passe ailleurs.

J’en suis arrivé presque involontairement à me constituer un sanctuaire où je vais contempler ces idoles.

Elles représentent pour moi un interdit absolu, mais elles me fascinent. Lorsque j’éprouve le besoin urgent d’aller les contempler je sais que je vais osciller entre une sorte de terreur et une sorte d’adoration, l’une et l’autre de nature religieuse bien que je ne sois nullement enclin ni aux dévotions ni à croire en des images divines.

J’ai disposé ce sanctuaire dans une petite grotte séparée de mon domicile principal. Je vais m’y recueillir dans la pénombre. Je regarde mes images jusqu’à l’ivresse. Ne sachant plus ce que je regarde ni ce qui se passe dans ma tête, mon corps entier souffre et jouit à la fois. Bientôt je peux fermer les yeux tandis que les images persistent et s’amplifient dans ma tête. Une rêverie furieuse s’empare de moi et je m’endors parfois à moins que je perde conscience et que je pousse un cri terrifiant.

Ensuite je m’écroule sur moi-même et je reste longtemps languissant. Lorsque je sors de la grotte, je suis étrangement calme. Je ne puis pour le moment être plus explicite mais je sais que là se trouve une des portes de sortie de ma prison. Si je ne peux encore la franchir, c’est que je ne suis pas encore prêt.

Dimanche 30 mai

S’il suffisait de pleurer pour connaître sa douleur ou sa joie. Le monde est obstinément ouvert à ce que je lui demande. Je m’obstine à poser d’autres questions que celles dont les réponses sont si évidentes. Quel intérêt en effet à poser les questions auxquelles une réponse s’accole immédiatement ?

Je demande : pourquoi le temps m’importe-t-il ?

Je demande : qu’est-ce que le temps ?

Je demande : le temps existe-t-il ?

Je demande : pourquoi je désire autre chose ? Pourquoi je désire ?

Je demande : qu’est-ce que le désir ?

Je demande : de quoi serait faite ma vie si ce n’était qu’une succession de désirs ?

Et je sens qu’un jour je serai lassé comme les autres l’ont été de poser ces questions, et tout naturellement je souhaiterai ne plus pouvoir les poser. Je désirerai me retirer de cette douleur de vouloir savoir, de vouloir atteindre le reste. J’aurai alors l’impression que le reste doit se trouver au-delà de la mort. Et je mourrai de paresse de vivre ici et je souhaiterai aller ailleurs.

Lundi 31 mai

À la suite des jours précédents. J’avais donc décidé de parler de ce qui s’est passé ou m’est arrivé ce jour, en commençant par ces mots « à la suite de », comme on saisit un outil dans un tiroir, un couteau peut-être, même si l’ouvrage requiert des pinces, sachant que l’on pourra adapter l’outil inapproprié et l’utiliser contre sa nature et peut-être lui découvrir de nouveaux usages.

À la suite des jours précédents je poursuivais ma vie, conscient de ma capacité d’exister par simple répétition (ce qui ne veut pas dire ennui), ce qui signifie que ma continuité et l’accumulation des répétitions me tient lieu d’identité, y compris pour moi-même. Je suis parce que je continue d’être. Je n’ai pas à me réinventer chaque matin malgré la coupure du sommeil et le tournoiement des rêves, je me réveille moi-même à peu près entier n’ayant perdu de ma vie que ce que ma mémoire a décidé de cacher. Ma vigilance, mon désir de continuer d’exister sont intacts, d’intensité variable selon les jours.

Donc, les mots clé de l’existence sont « à la suite… » parce que la suite institue mon identité par répétition.

Donc chaque matin, mon goût pour une certaine sorte de thé est intact, de même que mon goût pour la douche chaude et une certaine manière de redécouvrir l’horizon maritime vide, et l’addition de ces mouvements, c’est moi.

Mardi 1er juin

Donc je suis là, seul sur l’île, pensant à moi, me pensant exister, doté d’une conscience d’être qui ne communique plus avec aucun de mes semblables. Je suis Robinson donc je suis, me dis-je chaque jour, mais est-ce que je me trompe ou bien le son de ma voix ne baisse-t-il pas de jour en jour ? Je m’entends dire… Robinson… Je suis de plus en plus faiblement.

Ma conscience de moi n’existerait-elle qu’alimentée par d’autres, ressuscitée en permanence par la présence et le choc avec les autres. Je me le demande.

Ma conscience de moi-même ressemble à un miroir qui n’aurait plus d’objet à refléter et lentement en perdrait sa qualité de miroir.

Sa qualité de miroir n’est pas intrinsèque, elle ne résulte que de ce qu’elle reflète. Le miroir dit je suis miroir parce que je reflète une image.

Il ne peut pas dire je suis miroir parce que je suis réfléchissant.

Donc je suis parce que les autres sont.

Donc sans autres je ne suis plus

Les autres ne me désignent plus, ne me blessent plus, ne me font plus jouir. J’inexiste.

Mercredi 2 juin

À s’éveiller chaque jour, on devrait se lasser de se répéter avec une telle monotonie. Mais au contraire, il sourd de nos profondeurs un appétit à être à nouveau là dans des circonstances proches de celles de la veille.

Ma vie n’est ni neutre, ni donnée, elle se crée et se récrie en permanence. Je suis chaque jour moi-même avec une force presque égale. Comme j’ai l’appétit de manger ou de jouir, j’ai l’appétit d’exister. Je ne suis pas indifféremment. Je suis parce que (même déguisé) je libère suffisamment de désir d’exister pour être moi-même.

Comme sur un feu, il suffit que je souffle sur les braises de ce désir et je déclare un véritable incendie. Je suis ivre d’exister, ivre de découvrir, comme si je venais de le découvrir, que j’existe. Et cela se passe le matin lorsque je me réveille et que d’un œil maussade j’explore la grisaille du ciel et que mon humeur me rend inabordable même par moi-même.

Dans cette déréliction matinale d’où tout espoir semble absent, l’énergie d’exister est présente intacte.

Jeudi 3 juin

Je dois sans cesse vérifier le détail anatomique dont je suis privé : le sexe de la femme. J’ai la sensation de perdre le souvenir de ses contours dès que je ne le vois plus. J’éprouve toujours le même étonnement à le redécouvrir. Je suis rassuré de savoir qu’il est bien comme ça. Il m’est plus facile de vérifier la nature et le contour de mon sexe. Je l’éprouve du dedans et, si nécessaire, du dehors en y portant la main. Je l’éprouve avec force, il ne participe pas pour peu à ma sensation d’être. Mais je ne m’habitue jamais à ce signe de différence absolue qui est cette terminaison anatomique différente.

Car cette femme est humaine comme moi, mais d’une manière que je ne connaîtrai jamais ni par le contour, ni par l’usage, ni par la sensation d’en être doté, ni d’être ainsi fait.

Je suis fait autrement.

Elles sont faites autrement, et je ne regarde presque jamais une femme sans y penser. À la manière dont elle…

Ainsi, elles me semblent dotées d’une qualité qui les rend, en principe et pour beaucoup d’entre elles, supérieures à l’homme.

Car elles portent leur sexe différemment. Certaines le portent effacé, inexistant, et même totalement inintéressant, tandis que d’autres le portent comme une bannière de procession.

Et cela n’a rien à voir avec leur manière de se farder ou de s’habiller. C’est lié à la totalité de leur chair. Comme la beauté, mais cela ne va pas nécessairement avec.

Ainsi on peut dire que certaines femmes ont du sexe et d’autres pas. Cela peut varier aussi avec l’âge, avec les saisons, avec les jours. Ce sont souvent les femmes jeunes qui ont le plus de sexe, mais pas nécessairement.

Et ce n’est même pas lié avec la fougue avec laquelle elles s’en servent. Certaines femmes peuvent s’en servir avec beaucoup d’adresse et d’enthousiasme. Tandis que parmi celles qui ont le plus de sexe, certaines sont parfaitement froides et désintéressées.

Vendredi 4 juin

Si je m’inquiète de la différence de la femme, c’est que j’en ressens cruellement le manque. Je me souviens des femmes au printemps dans mon pays, et de cette manière qu’elles ont soudain de naître comme si elles n’avaient pas existé pendant la saison précédente. Elles sont là avec des signes affolants de leur sexe, les seins libres sous les blouses, le sexe nu sous une étoffe mince. Je me souviens alors de manière précise comment certaines fois je les ai vus nus. Et il est inutile de tenter de préciser mon souvenir. Il est parfaitement clair, il me serre la gorge, mais il bute sur l’imprécision de la représentation.

Regardez les graffitis qui représentent le sexe mâle, ils sont exacts au moins par le profil. Le sexe de la femme ne se dessine pas. C’est une… C’est le début de quelque chose, c’est un pli de chair insignifiant et qui signifie pour nous un attrait absolu et ce n’est rien moins expressif que le dessous d’un bras ou le dessin des lèvres.

C’est comme une invitation discrète à entrer et puis… Ça nous est destiné. C’est destiné à provoquer de manière absolue notre désir. Pour ce désir, des hommes meurent et veulent mourir, des guerres ont tué des milliers d’hommes et vraiment c’est presque rien.

Samedi 5 juin

L’œil et la mémoire ne sont pas tout. Soit. Il y a les odeurs et l’art de cacher, de révéler à demi et Dieu sait quels souvenirs de naissance. D’être passé par là à grand peine dans l’autre sens. Est-ce pour cela que l’on veut frénétiquement rentrer, revenir en arrière. Je n’en sais rien.

Je ne voudrais pas être une femme. Ignorer la formidable capacité de désir que l’on peut entretenir.

Je voudrais être une femme pour me sentir femme avec cet organe-là et tout le reste avec. Être une tour ronde et fermée comme le sont les femmes, tendues sur toute leur périphérie. Bien. Elles se sentent bien, pleines d’elles, même dans leur intérieur, sans désir d’en sortir.

Pas comme nous, toujours en alerte pour trouver l’issue par où l’on rentrerait, suivant la paroi en aveugle jusqu’à ce qu’on trouve la fente où l’on sera à l’abri.

Je me souviens encore de l’instant précis où j’entrais. Cette paix absolue, non pas le sentiment d’avoir gagné, le sentiment d’être arrivé, de n’avoir plus d’efforts à fournir, d’être là où je devrais être, de ne vouloir être à ce moment, et pour aucune raison majeure, ailleurs.

Quelques instants au centre du monde. Quelques instants. L’éternité, ce ne doit pas être autrement.

Dimanche 6 juin 1982

Minuit. La lune est pleine et brille sur la mer comme sur une immense rivière. Un bateau est mouillé sous la maison, je vois ses feux. La chaîne d’ancre a glissé dans l’écubier à nuit tombante. Je me souviens de nuits de pleine lune à moins que ce ne soit de plein ciel, passées couché sur le pont.

À ceux qui ne croient pas en Dieu. Il y a deux manières de ne pas croire en Dieu. L’une est de prétendre qu’il n’existe pas parce qu’on ne sait quel rôle lui attribuer, l’autre est de refuser les images habituelles que l’on présente de Dieu bien apprivoisé par les religions qui l’utilisent à leur profit.

Dieu est ailleurs et certainement jamais là où on prétend l’arrêter. Dieu est au-delà des mots, juste au-delà. Dieu commence partout ou nous nous arrêtons. Il est partout. Il est partout hors d’atteinte. Nous le repoussons en avançant.

Les femmes ont Dieu entre les jambes.

« Je remplace pour ceux qui me voient nue et sans voiles

La lune, le soleil, le ciel et les étoiles. » Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Les Métamorphoses du Vampire.

Parce que d’entre leurs jambes nous sommes sortis, de là où nous ne pouvons plus attendre.

Heureux ceux qui meurent en faisant l’amour à une femme.

Je suis descendu sur la plage et ai cherché la plus parfaite cyprea, le coquillage qui représente Vénus. Et je sais désormais qu’il ne se passera rien dans ma vie que de tenter de me mettre en accord avec moi-même et précédemment, il ne s’est rien passé d’autre.

Jeudi 7 juin

Ou bien je me tais

Ou bien je bavarde

Ou bien je ne bouge plus

Ou bien je me démène

Je songe aux pères du désert dont on me conta la vie lors de mon éducation chrétienne. Sans l’avoir choisi je me trouve dans leur situation, seul, contraint à avoir pour seul interlocuteur celui qu’ils avaient choisi, Dieu.

Certains se sont figés dans une attitude adorante et n’en ont pas démordu pendant des années. Leur chair tombait en lambeaux, ils sentaient la charogne prétend-on. Mais qui a été les sentir de nos délicats nez contemporains ?

Cette nuée d’apprentis ascètes s’abat régulièrement sur les déserts. Les premiers dont on conserve le souvenir furent des juifs esséniens qui nichaient dans les grottes autour de la mer Morte. Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle les décrit comme des « gens solitaires et singuliers, comparés à tous les autres. Ils n’ont pas de femme. Ils ont renoncé à l’amour et vivent dans la compagnie des palmiers. Leur groupe se recrute grâce à l’arrivée de nouveaux adhérents. La foule est grande de ceux qui sont attirés chez eux par le dégoût de la vie ou les aléas de la fortune. Ainsi, chose incroyable, depuis des milliers de siècles (figure de style), dure une nation éternelle dans laquelle ne se produit aucune naissance mais dont l’accroissement est dû à la pénitence. »

Ainsi passe à la postérité la gens Socia palmarum dont je ne suis qu’un humble descendant, mais où sont les déserts ?

Mardi 8 juin

Je ne veux rien noter de ce qui s’est passé pendant cette journée dont les heures ont passé comme une ivresse. J’ai acheté deux arbres et planté vingt pieds de tomates, récupéré deux matelas restés à la Tour Fondue et monté un mur de pierres sèches avec une sorte de fureur de la construction. Mais je levais les yeux et je voyais la mer et mon cœur était profondément heureux. Je sentais comme un vin l’odeur des myrtes qui, tandis qu’elles fleurissent moins, sentent de plus en plus fort.

Mercredi 9 juin

Si j’en étais vaguement inquiet il y a quelques jours, je m’y suis habitué lorsque « l’événement » s’est produit.

Aujourd’hui j’ai cinquante ans. J’ai regardé dans le dictionnaire pour vérifier qu’il s’agissait de lustres pour exprimer ses ans comme on exprimerait son poids en quintaux. Les lustres ne font que cinq ans. J’en suis donc à dix. Ces ans de papier sont ceux que compte mon extrait de naissance. Je me sens moins exact, moins au rendez-vous, plus âgé à certains endroits de ma tête et de mon corps, plus jeune ailleurs. On n’a pas d’âge, on passe par des images aux yeux des autres ; jeune, adulte, vieux, à ses propres yeux. Ce sont des capacités de courir, de se souvenir, de jouir. Le corps humain est étonnamment constant à ce jeu. Si ce n’était la flétrissure du visage et ces affaissements localisés des muscles, cette perte de transparence de la peau, on ne varierait pas. On ne vieillit pas, on vit sur des modes divers comme une musique.

Jeudi 10 juin

Ayant entamé la seconde partie de ma vie… hi, hi, l’autre demi-siècle, je me sens à la fois calme et pas vraiment souple. Pas vraiment handicapé ni dans mon corps ni dans ma tête, mais pas satisfait de moi-même. La part du projet reste plus grande que celle de ce qui est réalisé. Par moments, la lassitude d’entreprendre ou pire, la satisfaction de ce qui est accompli. J’ai fait ci et ça et par rapport à ce que d’autres ont fait c’est remarquable. Mais je ne retire de cette constatation que la honte de moi-même.

Juin est un moi irréel. On a à peine le temps de s’extasier de sa beauté et de son charme. Il passe. Il file. Chaque jour a déjà un parfum d’hier et d’histoire racontée. Juin appartient à la mémoire d’enfance avec ses fleurs, ses papillons, ses odeurs. On ne réussit jamais à le ramener dans l’actualité. Il semble qu’on ne puisse jamais mourir en juin, tout se passe en mai ou en juillet, les révolutions. En juin cependant on fait la guerre partout, on souffre de la faim de la même manière.

Vendredi 11 juin

À être seul il me reste au moins l’entière disposition de moi-même. J’échappe ainsi à maintes corvées, impôts et vexations diverses. J’ignore ce qu’est le vol auprès de mes semblables, je vole les animaux et les plantes. Je suis certain ainsi d’éviter que l’on me vole mon corps lorsque je serai mort comme aiment le faire les hôpitaux qui adorent utiliser la viande humaine morte pour enseigner l’anatomie à leurs élèves.

Mon corps ira à la terre qui me semble devenir entière un campo santo. Lentement il se désagrégera dans la paix. De nos jours les vivants menacent si bien le repos des morts qu’il vaut mieux fuir les vivants. Une secte de ma connaissance recommandait à ses adeptes d’aller mourir dans un endroit connu d’eux seuls et de s’auto-enterrer hors la présence du moindre témoin, comme un avare enterre sa cassette.

Je mourrai là où m’arrêtera mon terme, adossé à un arbre ou dans ma tanière. Je me dessécherai et des navigateurs me découvriront un jour avec horreur, squelette ricanant couvert de peaux de chèvre, ou bien des rapaces divers me dévoreront et il ne restera rien, ou bien je me décomposerai et les plantes se nourriront de ma substance.

Alléluia.

Samedi 12 juin

Je ne veux pas t’imposer de venir mourir avec moi.

Faut-il pisser ou non sur les légumes que je cultive. Est-ce dangereux ? Aucun expert à portée de la main pour me conseiller. Je ne me souviens d’aucun traité de jardinage qui traite la question.

Ivresse de donner aux plantes ou d’espérer leur donner des conditions optimales de pousse. Ainsi je retourne la terre, je la fume, j’apporte du terreau, je plante et j’arrose, et un jour la plante sera…

Dimanche 13 juin

Le vent a soufflé avec violence toute la journée. J’ai entrepris des travaux multiples de manière compulsive. Je me signifiais des obligations urgentes et je devais les accomplir : planter des plantes, poser des pierres devant la porte où se forme une mare de boue dès qu’il pleut. J’ai nettoyé le pied de plantes que je privilégie au détriment de celles que je juge nuisibles. En fait pour légitimer mon mouvement. Ces rendez-vous frénétiques signifient rien que le désir de tuer les jours par le mouvement. Cela signifie-t-il que j’ai vécu ? Faut-il pour vivre vraiment ne commettre que des actes signifiants, logiquement rattachés à un projet ou bien suivre ses impulsions ?

Personne n’a jamais légiféré à ce sujet, ni les moralistes ni les politiques. On convient seulement d’un commun accord que le travail est la seule manière honnête et légitime de passer le temps. Ainsi presque tout le monde s’adonne à une tâche d’un intérêt médiocre pour obtenir des tickets de participation à la société, sous forme de pièces, de billets de banque, ceux-ci ne servant que très accessoirement à manger. Parce qu’en définitive la seule question à résoudre impérativement est celle là. À moins que ce qui importe soit la participation à une ronde humaine de quelque nature que ce soit : jeu, guerre, travail.

Lundi 14 juin

« Condamné à réussir ». On dit cela de celui qui prend de grands risques tout en visant un succès aléatoire. Robinson est condamné à survivre pour être retrouvé et pouvoir raconter son histoire. Il lui est interdit de mourir avant d’être découvert, ou comme certains de ses émules de n’avoir rien à dire. Il se cramponne pour survivre et être entendu, manière de regagner en quelques minutes les années perdues. Rien ne se perd du corpus humain, tout y rentre. Sans exception. Mais qu’importe puisque l’accident reste ignoré donc ne constitue pas une exception.

Robinson est un jeu de miroir. L’homme s’éloigne pour se voir seul, mais il rejoindra le rang pour raconter sa solitude. Il n’y a pas d’aventure humaine sans public. Ceux qui ont choisi de n’avoir aucun public échappent à la loi de l’espèce.

J’ai failli avoir le bras arraché par une voile de planche à voile que le mistral emportait et qui a frappé la voiture avec une violence étonnante. Une seconde avant j’avais rentré le coude à l’intérieur de la voiture…

Mardi 15 juin

J’ai cru être jeune très longtemps.

Je crois toujours être jeune avec un doute. Qui m’exprime ce doute ? Pas moi, les autres. Je le vois dans leurs yeux, je l’entends dans leur voix.

Et pourtant, je prétends continuer à le prouver.

Mercredi 16 juin

Je m’éveille sans le savoir. Je passe la journée sans m’être éveillé. Je rêve ou je dors ? Je ne sais pas. En fin de journée, je m’inquiète de reprendre mon journal où je vais écrire quoi ? Ni mes états d’âme, ni ce qui m’est arrivé, ni qui j’ai rencontré. Sorte de manière de se coucher sur soi-même, d’écrire en dormant. Non, j’écris, mon écrivant Robinson. Je m’écris Robinson. Cette partie de ma tête qui continue, quoique je fasse, à jouer Robinson. Et je joue sans le dire ou à très peu de gens. Donc le soir, je me demande ce qu’a fait celui qui joue Robinson. Il a pensé à quelque chose. Il était couché à plat dos sur le sol en position de relaxation, les genoux remontés sur le ventre. Il a pensé qu’il était un poisson bleu dans l’eau verte, la tête légèrement inclinée sur la droite, contre le courant, très calme, très attentif. Et c’était une histoire qui était arrivée à Robinson ce jour-là. Il regardait dans l’eau claire de l’embouchure de la rivière un poisson sur le fond de sable qui méditait dans le courant, et Robinson s’était pris pour le poisson. Et il s’était senti très heureux, très calme, avec beaucoup de temps, pas seulement devant lui mais tout autour de lui. Le luxe est d’avoir du temps, n’est-ce pas, devant, derrière, autour ? La pauvreté c’est de ne pas avoir de temps. L’avarice c’est de s’agripper au temps, de prétendre le gagner de vitesse. Nous choisissons le luxe.

Jeudi 17 juin

Ce jour-là. Ce jour-là, l’air devint opaque et, s’élevant au-dessus des océans, déferla sur la terre. Il entra par ma fenêtre. C’est ainsi que je me suis aperçu de ce phénomène nébuleux. Tout l’univers est rempli de plumes d’édredon et réduit aux dimensions d’une chambre à coucher. Cette brume refroidissait l’air. On ne pouvait dire s’il faisait chaud ou froid, s’il y avait du soleil ou pas (en fait plutôt chaud et plutôt soleil). Et là dedans on entendait les bateaux gémir jusqu’à la nuit et plus encore dans la nuit. Alors j’ai dit bonsoir. On aurait pu dormir tout l’après-midi sans rien dire ; au contraire j’ai été extrêmement actif et éveillé et je surveillais mes plantes et je leur parlais.