L’audace de Corinne Pelluchon

19 mars 2012,

par Elisabeth Schneiter

Avec son nouveau livre, Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, Corinne Pelluchon continue son investigation philosophique sur la conception de l’homme et son rapport au monde, pour fonder un nouvel humanisme. Loin de l’arbitraire de  « l’homme dieu », elle évoque un humain sensible et respectueux, dont la grandeur serait de prendre conscience de sa responsabilité, face à la vulnérabilité de tout ce qui existe en dehors de lui.

L’impasse moderne

Qu’y a-t-il de commun entre un ouvrier soumis à des cadences infernales, un employé méprisé par sa hiérarchie, et un porc malmené qu’on abat sauvagement ? De quel droit les hommes saccagent-ils la terre et torturent-ils des êtres vivants ?

Dans la liste des droits qui fondent la liberté moderne, Benjamin Constant  remarquait déjà celui de « disposer de sa propriété, et d’en abuser même… »

La Révolution française et la révolution industrielle se prétendaient porteuses d’une liberté nouvelle et de l’espoir d’une vie facile. Nous en sommes loin aujourd’hui alors que l’écart entre riches et pauvres se creuse partout, qu’un tiers de la population sur la terre a faim, mange insuffisamment ou mal, et que les écosystèmes partout s’épuisent…

Le point de départ du livre de Corinne Pelluchon est la crise de l’environnement et les difficultés que nous avons à y répondre. Et le fait que rien ne changera aussi longtemps que nous ne transformerons pas notre rapport à l’autre. La question primordiale est de savoir comment changer la démocratie pour prendre en compte l’écologie. Il ne s’agit pas de contraindre, mais de faire prendre conscience aux humains qu’ils font partie commune avec le reste du vivant. On est loin de l’écofacsisme, un mot qui caricature l’esprit des mouvements écologiques.

L’écologie montre les défaillances de nos institutions et la naïveté de nos présupposés anthropocentriques mais elle attendait encore de trouver une philosophie qui soit à la mesure des défis qu’elle soulève. Ce livre en est l’annonce.

L’Autonomie brisée, le précédent ouvrage de Corinne Pelluchon, construisait une éthique de la vulnérabilité pour « penser l’accompagnement des personnes souffrant d’affection dégénératives du système nerveux » ou celui des patients en fin de vie 1.

Ici, Corinne Pelluchon explique comment la démocratie, en  intégrant la vulnérabilité dans la politique pourra prendre en compte les intérêts des générations futures, des animaux, des écosystèmes, de tout ce et ceux qui sont « sans voix », au nom de la responsabilité de l’homme qui en a la garde. Parce que, tout simplement, « la responsabilité prime sur la liberté. »

Ce qui implique une modification radicale du rapport de l’homme à lui-même, aux autres et à la nature.

Une nouvelle autonomie

La politique, si elle ne se fonde que sur la défense des libertés individuelles,  «ne permet pas de penser nos devoirs envers ceux qui ne sont pas productifs, ceux qui ne peuvent pas, dans les négociations, défendre leurs intérêts». Elle se révèle tout aussi  incapable de «résoudre les problèmes qui dépassent le champ de la morale privée et des mœurs, engagent le sort des générations futures, la survie des espèces, y compris celle de l’espèce humaine, et ont des conséquences sur l’économie, la justice sociale et la géopolitique».

Loin d’opposer l’écologie à la démocratie, la philosophe cherche pour les résoudre, à enrichir la démocratie pour y faire entendre toutes les voix, même celles qui ne parlent pas.

La façon dont sont traités les humains dans le système hyper libéral des sociétés occidentalisées est en continuité avec la façon dont les hommes traitent les animaux et la nature. Et les autres hommes. L’influence croissante du virtuel sur la psychologie moderne ouvre aussi de nouveaux champs à la négation de l’individu et à sa transformation en objet de calcul.

Le bien-être et l’épanouissement de la vie humaine et non humaine sur terre ont une valeur propre, d’où l’importance (l’obligation morale) du respect des différentes formes de vie.  Ainsi l’écologie est première car elle oblige à une remise en question globale du système et elle en est aussi la fin ultime.

Pour que le monde change, il faut changer les perspectives et les cadres de pensée. De livre en livre Corinne Pelluchon a élargi sa réflexion pour englober la nature qui « vaut par elle-même » et non pas en fonction de nos seuls besoins.

La vraie originalité de son travail est de montrer comment  notre comportement vis à vis des animaux et de la nature nous désigne et nous détermine. Notre rapport aux animaux nous est à charge. Pour sortir des impasses où l’enferme son mode de développement, c’est donc bien le sujet humain qu’il convient de repenser.

Pour cela, il ne suffit pas de défaire le sujet classique – celui du droit, du contrat social, de l’économie – l’individu autonome, rationnel, calculant ses intérêts, défendant ses droits, maximisant ses avantages. Il faut que le sujet se conçoive de lui-même comme responsable envers la nature et les autres vivants, sans contrainte.

Corinne Pelluchon en mettant en lumière la vulnérabilité , la fragilité du vivant et la faculté humaine de compassion, construit une nouvelle forme de responsabilité. À la suite de Rawls, elle appelle à une théorie de la justice élargie et à l’avènement d’un humanisme ouvert à la diversité et à l’altérité. Et en prolongeant celle de Levinas, à une éthique qui, au-delà de l’autre être humain, intègre les malades, les animaux et les choses de la nature.

Un livre clair et magistral qui, comme l’espérait Kafka, pourrait bien « Briser en nous la mer gelée » !

Corinne Pelluchon, Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, Cerf, 24 Euros

1 Une magnifique vidéo :  la plaidoirie pour les vieux parqués dans des maisons de retraites inadéquates, qui a valu un premier prix à Alma Adilon-Lonardoni, élève du Lycée Champagnat à Saint-Symphorien-sur-Coise (Rhône), lauréate du Concours des lycéens pour la défense des Droits de l’Homme.

www.memorial-caen.fr/lyceen1/index.php?option=com_content&view=article&id=281&Itemid=187#laureats_lyceens2012