Le Sauvage, novembre 1973
Le président de la République aime l’automobile. Il veut pour elle une voie royale : celle de l’autoroute « express » sur la rive gauche.
par Colette Gutman
Onze kilomètres de ruban bétonné de l’est à l’ouest de Paris, de périphérique à périphérique, sans croisements, passages cloutés ni feux de signalisation. C’est ce que le président de la République appelle « s’adapter à la voiture ». Le principe d’une voie continue du pont National au pont de Garigliano a été voté, sans enthousiasme, le 9 décembre 1971, au Conseil de Paris, par 48 voix contre 39. Depuis, les conseillers refusent de commencer les travaux du tronçon central, entre le pont d’Austerlitz et le pont Royal. Il ne s’agit que de préserver Notre-Dame, les îles, l’Institut et autres babioles historiques. Il est également question de savoir si cette voie express rive-gauche va servir à quelque chose.
Le principe des deux voies remonte à une dizaine d’années. L’histoire de la voie express rive-droite, depuis 1967, est celle d’une lente détérioration. Aux dires mêmes d’un service technique de la préfecture de Paris, elle « n’a pas permis un allégement du trafic sur les quais hauts ; le trafic a même augmenté aux endroits les plus sensibles (…). En particulier, la réalisation de la voie express rive-droite est responsable, en partie, de la détérioration des conditions de circulation dans le sens nord-sud. »
Sans importance. M. Pompidou aime la bagnole et tient à sa voie. Trois projets ont donc été présentés au Conseil de Paris. Tous trois en ce qui concerne le tronçon central, celui de Notre-Dame. Il s’agit de celui de l’A.P.U.R. (Atelier parisien d’urbanisme), celui de la D.G.A.U. (Direction générale de l’aménagement urbain), et celui de l’U.A.T. (Urbanisme, Aménagement, Tourisme).
Le projet de l’A.P.U.R. est évalué à 340 millions. Il se propose de donner le sous-sol aux voitures et le sol aux piétons : les files de voitures sont enfermées dans deux caissons superposés. Il déplaît à la préfecture. André Ducret, responsable de la police de la circulation, l’accuse d’avoir cherché à « ménager des espaces pour les piétons, réduisant d’autant la circulation des voitures, (de) mettre du gazon et des arbres. Ce sera bien plus un campus pour le quartier Latin, avec les problèmes de maintien de l’ordre et de chasse aux drogués que cela implique, qu’une promenade agréable pour les Parisiens. » Inutile à gauche, dangereux à droite : pas assez d’autos, trop de piétons, tous drogués.
Le projet de la D.G.A.U. est évalué à 250 millions. Une partie de la circulation est maintenue en surface sur les quais. Une voie rapide est aménagée en contrebas sur les berges. Il est ardemment défendu par André Herzog, directeur général de l’Aménagement urbain, que l’on soupçonne de vouloir donner son nom à la voie. Un cadeau. D’après le secrétaire général du Comité de Sauvegarde des berges de la Seine (4, villa Violet, XVe), c’est un projet qui consiste essentiellement à déplacer le lit de la Seine d’une dizaine de mètres vers le nord, en « rescindant » d’autant l’île de la Cité. En langage administratif, rescinder signifie amputer. Un massacre : de l’aval du pont Saint-Michel à la gare d’Orsay, le projet abîme, entre autres, le Vert-Galant et le Pont-Neuf, et transforme le bord de la Seine en autoroute.
Le troisième projet, celui d’une entreprise privée, l’U.A.T., a fait l’objet d’un black-out total de l’administration. C’est un tunnel immergé de 750 m, pour deux files de voitures. Il paraît qu’il n’a rien d’utopique (à défaut d’être utile) et qu’il est moins coûteux que les autres.
M. Herzog et l’A.P.U.R. étudient un nouveau projet. Prière de ne pas « rescinder », leur a-t-on demandé. De couvrir la voie entre le pont de la Tournelle et celui de l’Archevêché. De l’enterrer entre le pont de l’Archevêché et le Petit-Pont – au bas du boulevard Saint-Michel. Et de le couvrir à nouveau entre ce dernier et le pont des Arts. En bref, de cacher tout ça. En clair, de laisser tomber. En attendant, la tranche pont d’Austerlitz est autorisée. Pas en avant dangereux : on peut craindre qu’en doublant la surface de voirie du quai Saint-Bernard, il ne se forme un nouvel appel de voitures, puis un goulot d’étranglement au pont de la Tournelle. La préfecture pourrait alors faire valoir cet argument pour continuer la voie express. Un tout petit cheval de Troie.
Car l’enjeu, ce n’est pas tel ou tel projet, et à peine la certitude du « devis minoré ». C’est la décision de construire pour sacrifier à la mystique de la bagnole. « Il est certain que, si les choses continuent, Paris sera un jour étouffé par les voitures (…). Le jour où il y aura ‘une voiture de trop’ dans Paris n’arrivera pas. Nous prendrons des mesures de restriction de la liberté individuelle avant. » Celui qui parle est André Ducret, l’homme qui a reproché au projet de l’A.P.U.R. de laisser trop de place aux piétons décadents de la rive-gauche. On est logique ou on ne l’est pas : commençons par construire une autoroute, il sera temps après d’interdire la circulation automobile privée !
Le développement de la voiture mène à une impasse. « Les villes meurent de gangrène automobile, polluante, fumante, sonnante, circulatoire ou policière… Les automobilistes meurent d’accidents d’autos », titre un tract diffusé par les Amis de la Terre (15, rue du Commerce, XVe). Le danger que la voie express rive-gauche fait peser sur Paris vient de ce qu’elle fournit un moyen supplémentaire aux automobilistes de pénétrer dans Paris sans pour autant leur assurer la circulation. Elles font ce qu’elles peuvent, les petites « Fipettes » de F.I.P. (le France-Inter-Paris bien connu des automobilistes « radiophiles »). Leur voix, égrenant amoureusement le chapelet des encombrement sur la voie express rive-droite, servait de fond sonore à l’exposition Auto-défense de Paris organisée en novembre 1972 à la galerie Rochambeau par le Comité de sauvegarde des berges de la Seine. Il y avait eu pétition et signatures : Robert Bresson, René Char, Francis Perrin, Philippe Noiret, Alain Robbe-Grillet, Alfred Sauvy, Vercors, Ionesco et Zao-Wou-Ki.
La voie express a un débit prévu maximal de 4 000 voitures à l’heure, permettant, dans l’hypothèse d’une utilisation maximale, à 30 000 personnes de venir travailler en voiture à Paris. En comptant une personne et demie par voiture et cinq heures de débit. En fait, le chiffre de 20 000 semble plus proche de la réalité. Or une ligne de chemin de fer type R.E.R. permet de transporter 50 000 personnes à l’heure. Est-il trop difficile de réaliser les 900 m de voie ferrée entre la gare d’Orsay et les Invalides, qui permettraient une liaison rapide et dans les deux sens, est-ouest ? Est-il insurmontable d’améliorer le confort et la rapidité des transports en commun, roulant dans les grands axes réservés, tout en construisant des parkings aux portes de Paris ? Est-il impossible de remédier au déséquilibre de l’emploi entre l’est et l’ouest pour éviter les grandes migrations quotidiennes ? Est-il vulgaire de mener une campagne de dissuasion auprès des automobilistes urbains, en leur expliquant qu’ils perdent leur temps et font perdre celui des autres, qu’ils obligent à saccager la capitale, qu’ils compromettent leur santé physique et mentale – et celle des autres ? Pour en arriver, presque irrémédiablement, à une politique d’interdiction de circuler.
« Sur le plan légal, une société peut tout décider dès que l’intérêt général est en cause (…). On hésite encore, car cela sera très impopulaire. Bien que nous n’en soyons pas là, il est certain que cela s’imposera comme nécessaire à l’opinion publique quand toutes les ressources du stationnement payant auront été épuisées. » C’est, encore et toujours, André Ducret qui le dit. Automobilistes, il faudra bien que tu comprennes. À Milan, à Bologne, à Londres, à Rome, le piéton ressuscite. La ville aussi.
Les berges envahies par le parking sauvage, la fourrière, l’ennui, sont peut-être délibérément laissées à l’abandon pour faire accepter plus facilement la voie express. La promenade pourrait redevenir un plaisir. Un immense mail pavé, ombragé par les plus beaux platanes de Paris protégés par l’humidité du fleuve. Des squares dans les ports. L’homme debout sur ses pieds. Est-ce une vision passéiste ou futuriste ?
Ce n’est pas celle du président de la République. Il faut dire aussi qu’après avoir fait l’éloge de la voie express rive-droite (empruntée par vingt-trois millions d’automobilistes, « ce qui prouve qu’elle sert à quelque chose »), il s’est senti l’âme toute bucolique. La presse a été informée du plaisir esthétique qu’il avait goûté en découvrant Paris sous un jour nouveau. Aux heures creuses.
C. G.
Mots-clés : Paris, voie express, voiture