Lore

13 février 2013,

par Saura Loir

Sortie à Paris le 20 févier

LORE. Juste un prénom, et le titre d’un film. Sur l’affiche, juste un visage de jeune fille, et son regard. Mais que d’événements tragiques derrière ce nom, que d’interrogations dans ce regard avide de tout comprendre et qui découvre, par l’entrebâillement d’une porte ou des chuchotements d’adultes, que tout est en train de se détraquer dans son univers protégé et capitonné de certitudes ; que ce papa chéri, haut dignitaire nazi, si grand et fort et rassurant, n’est qu’un lâche aux yeux de sa femme. La réalité telle qu’elle lui apparaissait jusque là, incontestable et immuable, s’écroule brutalement devant son regard toujours à l’affût ; son père, puis sa mère disparaissent, comme happés par un sortilège, la laissant seule avec ses quatre frères et sœurs, seule avec la lourde charge de les mettre en sécurité en les conduisant de la Forêt Noire jusqu’à Hambourg, chez la grand-mère maternelle.

Eté 1945. Récit de la traversée du sud au nord, par cinq enfants, d’une Allemagne à genoux, en proie au chaos, où des camions militaires américains croisent des humains hagards, errant de ruine en ruine, de cadavre en cadavre, à la recherche d’un peu de secours, un peu de nourriture, un peu de chaleur humaine. Traversée ponctuée de rencontres où ogres et bonnes fées ne sont pas forcément ceux qu’on pense et où Eros et Thanatos mènent leur danse en se donnant la main. Mais aussi récit du voyage intérieur qu’accomplit un être jeune victime de la folie des adultes, voyage qui va la conduire de l’aveuglement d’une vision du monde manichéenne, bien ordonnée et martelée par la parole familiale : « Un Allemand ne vole pas, ne ment pas, sait se tenir ; les Juifs sont sales, des youpins, des parasites, des voleurs », à une prise de conscience de l’horreur à laquelle cette vision finira par aboutir.

Je me garderai bien de dévoiler les péripéties, les rencontres, les coups de théâtre qui jalonnent le parcours des cinq enfants, même si j’en brûle d’envie. Je dirai juste à quel point c’est fascinant de voir cette jeune fille, jusque là totalement protégée, faire face à la peur, au danger, à la cruauté des hommes – ainsi qu’à la montée de la sève dans son corps adolescent – avec une force et une détermination stupéfiantes. Fascinant de voir la lumière graduellement se faire dans son esprit, alors qu’au commencement de son épopée elle est encore toute imprégnée des croyances familiales et culturelles et que le conditionnement mental subi a si bien fonctionné que l’image du juif, dégoûtant et haïssable, l’empêche de voir autrement celui qui pourtant l’assiste et lui porte secours. Il lui faudra traverser bien des épreuves, ses yeux devront subir les assauts de bien des images insoutenables pour qu’en elle une conscience nouvelle puisse émerger. Cette nouvelle conscience va tout balayer, jusqu’à la séquence finale qui la verra sceller, par un geste rageur et radical, sa révolte, sa détermination et la coupure définitive avec le monde tendre et magique de son enfance.

L’histoire s’arrête là et nous ne connaîtrons pas les conséquences, les ravages peut-être, susceptibles de marquer la vie de celle qui découvre que son papa chéri est en réalité un criminel de guerre. Interrogation vieille comme le monde : les enfants doivent-ils payer pour les fautes des parents ? Même si le monde entier s’accordait pour répondre NON, il n’est pas sûr que, se sachant sortis de semblables entrailles, ces enfants n’en viendraient pas à épier en leurs tréfonds des surgissements soudains et redoutés de la « bête immonde ».

Cate Shortland, la réalisatrice, servie par des acteurs admirables, a su rendre presque palpable le cheminement intérieur de la jeune Lore et nous fait cadeau d’une galerie de portraits d’hommes et de femmes que des circonstances exceptionnelles surprennent dans leur vérité la plus crue. Des flashes de visages apparaissent encore sur mon écran intérieur, celui de la grand-mère, teutonne inflexible, celui de la jeune sœur – qu’on voit peu, parle à peine – mais dont un gros-plan silencieux révèle l’étendue du marasme intérieur.

« Lore » est le deuxième long métrage de la réalisatrice australienne Cate Shortland, adapté du livre « The dark room » de Saskia Rosendahl. Il a été nommé dans plusieurs festivals internationaux tels que Londres, Toronto et celui de Locarno où il a obtenu le Grand Prix du public. Un film fort, subtil, à voir absolument.

Saura Loir