Aventures en permaculture – 19, M. FUKUOKA

23 septembre 2013,

par Ghislain Nicaise

19- Masanobu Fukuoka (d’après La Gazette des Jardins n° 100, novembre-décembre 2011), dernier épisode du Feuilleton de l’été 2013.

Ecrire sur la théoriefig.1.M.Fukuoka

Quand j’ai commencé à relater mes aventures début 2009 dans la Gazette, j’en ai fait part à un ami parlementaire Vert qui m’a répondu surpris “Tes articles, ce doit être sur la théorie de la permaculture ?”. Il me voyait ou trop vieux, ou trop intellectuel, trop éloigné par sa profession des réalités agricoles pour pouvoir écrire sur une pratique terrienne. Même si ma naïveté me semble toujours un atout pour parler de mes essais et stimuler d’autres débutant-e-s, je dois admettre que j’ai été un peu piqué par le doute implicite sur mes aptitudes. C’est peut-être la raison pour laquelle dans cette chronique je n’ai qu’assez brièvement fait allusion à la théorie de la permaculture et aux expériences des maîtres (1). Les deux livres dont j’ai recommandé la lecture fin 2010 ne mentionnaient même pas le mot permaculture (2). Après quelques échecs dans mes plantations, bienvenus pour évoquer des sourires et soutenir l’attention des lectrices et lecteurs, et aussi quelques succès, je suis rassuré sur ma pratique. Le moment est venu d’oser davantage d’aventures livresques.

Un pionnier

Le mot de permaculture est d’origine australienne et date de la fin des années 70 (3).  Masanobu Fukuoka a publié les bases de son “agriculture naturelle” en 1975 et ne s’est jamais réclamé du mot permaculture mais la communauté permacultrice, à commencer par Bill Mollison, reconnait son autorité. Mollison a souligné qu’avant de connaître le travail de Fukuoka, il ne pensait pas que l’on puisse produire des céréales et des légumineuses de manière soutenable, et sans labour. Une association française de permaculture a choisi de se nommer “Brin de paille” en hommage à l’ouvrage princeps de Fukuoka : La révolution d’un seul brin de paille (4). Ce livre est un survol de sa vie et de ses essais, dans laquelle il esquisse les grands traits de sa philosophie : il peut décevoir les lectrices et lecteurs à la recherche de données précises ou de réflexions approfondies. Le public endurci cherchant les détails pratiques, les données chiffrées, les étapes de ses recherches et une vision d’ensemble plus détaillée de l’auteur peut se reporter à L’agriculture naturelle. Théorie et pratique pour une philosophie verte (5).

M. Fukuoka a commencé sa vie adulte comme chercheur en phytopathologie et a quitté cette vie confortable pour se lancer sans garde-fou dans l’expérimentation d’une agriculture différente sur les terres (et au grand dam) de son père. Après la guerre, du fait d’une réforme agraire, sa surface cultivable avait été réduite à 1000 m2. Quand ses succès établis sur une bonne vingtaine d’années ont commencé à être connus, il a connu quelques années de gloire, des demandes de conférences et de nombreuses visites. Il s’est éloigné des projecteurs et retiré sur ses terres vers 1985. Il est mort en 2008 à l’âge de 95 ans.

Sa vision philosophique, que je vous laisse découvrir dans ses ouvrages, en particulier dans le second (5), a été le moteur de son expérimentation agricole et non l’inverse comme on pourrait le supposer. Disons seulement que sa critique de la démarche scientifique, pas seulement en ce qui concerne la science agronomique, est la plus percutante qu’il m’ait jamais été donné l’occasion de lire.

La critique de l’approche analytique

Fukuoka est très sévère avec les tenants de l’agriculture productiviste contemporaine, qu’il nomme “scientifique”. Pour avoir été ingénieur agronome, il a les arguments pour fonder ses critiques et j’ai retenu l’exemple qu’il développe à propos de la sauterelle ravageuse du riz.

Un agronome cherchant pourquoi cet insecte était aussi rare dans les champs de Fukuoka que dans les champs inondés de pesticides se penchait sur la prédation par les araignées. Fukuoka lui a fait remarquer qu’une autre année ce seraient peut-être les crapauds qui seraient essentiels dans la limitation des sauterelles, ou les grenouilles ou des oiseaux. Ce qui est important c’est la complexité et la biodiversité, très mal appréhendées par l’approche analytique classique de la science.

Ses réalisations

Le principal succès de Fukuoka, la révolution d’un seul homme qui s’est modestement effacé derrière un un seul brin de paille, c’est d’avoir obtenu des rendements excellents sur riz, céréales d’hiver (orge et blé sont désignés par le même mot en japonais) et aussi agrumes, en tournant le dos aux techniques agricoles conventionnelles. Il n’utilise pas d’intrants chimiques, ni engrais ni pesticide ni désherbant. Pour enrichir le sol en azote il se sert comme on pouvait le prévoir d’une légumineuse, le trèfle blanc. Ce qui est moins attendu, c’est qu’il ne fait pas de compost et que sa version du non-labour est absolue : il ne griffe même pas le sol et se passe ainsi totalement d’engins mécaniques. Cet exploit a été facilité par une invention : l’enrobage du grain à semer dans une petite coque d’argile, le protégeant ainsi des oiseaux, des rongeurs et de la moisissure. Il ne pratique pas de rotation pluriannuelle (ni de jachère) et néanmoins la fertilité de son sol augmente d’année en année. Il comprime en une année les étapes plus classiques pour l’agriculture occidentale de la rotation des cultures sur 2 ou 3 ans : la céréale d’été (le riz) succède à une céréale d’hiver (orge, blé ou seigle) en présence de trèfle. Ce n’est pas par productivisme mais pour se rapprocher des conditions naturelles, c’est aussi parce que le climat de son île le permet. Dans la nature, différentes espèces de plantes herbacées se succèdent au cours des saisons. Ainsi dans son champ comme dans la nature le sol n’est jamais nu, le trèfle et les céréales occupent l’espace et limitent la croissance des mauvaises herbes. Il ne prélève que le grain et retourne toute la paille, sans la broyer, avec comme seul intrant un peu de fumier de volaille qui facilite la décomposition de la paille (il explique pourquoi le peu est important).

Le do-nothing 

Comme l’a écrit avec lucidité Paul Nizan, toute recherche présente met en péril l’ordre établi. La ligne directrice de recherche de Fukuoka a apporté son lot de révolution mais, si l’on en croit l’auteur, moins par l’introduction de pratiques nouvelles que par la suppression des anciennes, selon la formule “et si on ne faisait pas cela ?”. Cette glorification bouddhiste du fait-néant est néanmoins une coquetterie qui cache des années de travail et d’échecs multiples.

Emballé par une lecture superficielle de la Révolution d’un seul brin de paille, j’ai arrêté de tailler les deux orangers de mon petit jardin de Nice (1), au bout de deux ans ils étaient couverts de toutes les pestes que j’avais réussi à éliminer par la taille en quelques années : fumagine, cochenilles, aleurodes… J’ai commencé par suggérer à mon entourage que nous n’avions pas à Nice le climat favorable aux agrumes dont bénéficiait Fukuoka dans son ile de Shikoku, à 34° Nord (c’est la latitude de Djerba, avec la pluie en plus). En revenant sur les écrits du maître, j’ai découvert qu’en laissant sans soins les vergers d’agrumes soigneusement taillés par son père, il a fait crever des centaines d’arbres. Conclusion de l’auteur : le meilleur et peut-être le seul moyen de faire pousser des agrumes (et des fruitiers en général ?) sans les tailler, c’est de ne pas les tailler dès le départ, sinon on les rend infirmes et on se condamne à les soigner en permanence ou au moins à les conduire très progressivement sur le chemin de la guérison. Pour se guider dans cette restauration, il faut pour cela connaitre le port naturel de l’arbre, la façon dont il se ramifie sans intervention de l’homme. Un des efforts de recherche de Fukuoka a porté sur la détermination de la forme naturelle d’une grande variété d’arbres fruitiers : abricotier, pêcher, cerisier, noisetier, plaqueminier, poirier, pommier, bibacier.

Sous ses arbres fruitiers, il fait pousser des légumes mais uniquement par semis avec du trèfle, de préférence en laissant les premiers légumes se ressemer, et ainsi adopter de génération en génération une forme plus proche de type sauvage. Il recommande de semer à l’automne quand les herbes sauvages d’été sont affaiblies et quand la pluie revient. Donc pas de repiquage (avec quelques exceptions comme la tomate mais pas sur terrain nu et pas de tuteur), pas d’alignement, pas de compost, pas de sarclage, pas de désherbage, le moins possible de pesticides (il laisse une petite porte entrouverte pour pyrèthre et roténone), même pas de plantation délibérée de plantes complémentaires dans leur effet protecteur contre les pestes (genre carotte/poireau). Une seule directive : la complexité.

Le bilan

La pratique agricole de Fukuoka n’est pas automatiquement transposable à d’autres climats. Sa céréale d’été c’est le riz et bien qu’il ait montré que l’on peut cultiver le riz presque à sec, on ne verra pas de sitôt des champs de riz dans la Beauce. Il se sert quand même d’une inondation assez brève en juin pour lutter contre les mauvaises herbes et affaiblir le trèfle, ce qui ne serait pas évident sous d’autres climats. Enfin il bénéficie d’une température et d’une pluviosité qui permettent la croissance végétale toute l’année. Par exemple pour les pommes de terre, sa recommandation de laisser en place quelques tubercules pour l’année suivante ne peut s’accommoder de fortes gelées. Ce qui reste valable ailleurs, c’est la démarche. En climat tempéré froid avec une pluviosité suffisante, on peut respecter les grands principes de Fukuoka avec le jardin-forêt, qu’il a lui-même pratiqué dans son verger-potager, que nous avons déjà évoqué dans cette chronique (1) et dont nous reparlerons. On peut aussi suivre ses conseils et expérimenter pour trouver d’autres successions de plantes herbacées qui occupent le sol ; il suggère par exemple de remplacer le riz par le sarrasin, le sorgho ou le millet pour les climats à étés secs.

L’agriculture naturelle prend une forme distincte, adaptée aux conditions particulières de la région où elle est appliquée. Pendant la transition vers cette agriculture, un peu de désherbage, de compostage ou d’élagage peuvent être nécessaires au début, mais ces mesures devraient être graduellement réduites chaque année. Finalement, ce n’est pas la technique de culture qui est le facteur le plus important, mais plutôt l’état d’esprit de l’agriculteur.(4)

Nous reviendrons dans de futurs épisodes sur les applications de la démarche Fukuoka dans notre pays.

En guise de dernière remarque, si du temps de Fukuoka ses options pouvaient apparaître comme un choix philosophique ou la recherche d’une alimentation plus saine, elles se présentent maintenant comme une solution réaliste, peut-être la seule. L’abandon à moyen terme des techniques agricoles modernes est prévisible du simple fait qu’elles sont un gaspillage de ressources qui se raréfient. Nous dépensons actuellement au moins dix calories de pétrole pour une calorie alimentaire produite et, avec le temps qui passe, il est de mieux en mieux admis que nous avons atteint le pic pétrolier en 2006.

(1) G. Depinaud 2010, Aventures en permaculture 8 : Le jardin-forêt, La Gazette des Jardins n° 90

(2) G. Depinaud 2010, Aventures en permaculture 12 : Deux bons livres, La Gazette des Jardins n° 94

(3) Permaculture One, B. Mollison & D. Holmgren, 1978, Tagari Publications, Tasmania.

(4) The one-straw revolution, M. Fukuoka, 1978, trad. anglaise rééditée avec une introduction de Frances M. Lappé en 2009, New York Review of Books, N.Y.

trad. française “La révolution d’un seul brin de paille”  2005, Guy Trédaniel, Paris

(5) L’agriculture naturelle. Théorie et pratique pour une philosophie verte, M. Fukuoka, 1989, Guy Trédaniel, Paris

Fig. Masanobu Fukuoka. (source : http://web.educastur.princast.es)