A propos de la chute (inévitable ?) du PIB

14 novembre 2013,

Sur le site d’Alternatives économiques, un article de Jean GadreyCouverture du livre de Gadrey

Alain Lipietz et le « découplage » entre croissance du PIB et réduction de l’empreinte écologique

  • par Jean Gadrey

Je suis le plus souvent en accord avec l’approche d’Alain Lipietz des relations entre économie et écologie, et notamment sur le fait, essentiel, qu’une transition écologique et sociale bien menée, loin d’être une menace pour l’emploi, serait (probablement, je reste prudent) créatrice nette de volume de travail dans la sphère économique, et donc bonne pour l’emploi, surtout si elle s’accompagne d’une politique résolue de réduction simultanée des inégalités et du temps de travail.

Produire et consommer mieux, plus propre, plus vert, et plus près, même si on ajoute « plus sobrement » (sans gaspillage, en faisant la part de l’utile et du futile) est globalement bon pour l’emploi, d’autant que des besoins sociaux évidents en « services du bien vivre » sont pour l’instant laissés en jachère (ou confiés au seul marché, ce qui revient au même). A l’inverse, le productivisme ambiant est l’ennemi de l’emploi.

De premiers scénarios de qualité existent et permettent de conforter cette hypothèse, qu’il s’agisse du scénario NégaWatt dont j’ai souvent parlé et que cite également Alain Lipietz, de travaux prospectifs de la CES (confédération européenne des syndicats) sur de nombreux secteurs, de réflexions de la confédération paysanne et de Terre de liens sur l’emploi agricole, ou encore d’estimations de besoins de services destinés aux personnes âgées, à la petite enfance ou aux personnes handicapées. J’ai par exemple consacré un chapitre de mon livre « adieu à la croissance » à une évaluation (non chiffrée) de ce que pourraient être les secteurs gagnants ou perdants en termes d’emplois.

Mais j’ai malgré tout un petit désaccord, dont j’ignore s’il s’agit seulement d’un malentendu, ce qui est possible. Alain estime en effet que si l’on retient cette hypothèse de « transition bonne pour l’emploi », alors le découplage (entre croissance du PIB et décroissance de la pression écologique) est possible, et même souhaitable. En effet, le PIB est en gros la somme des valeurs ajoutées monétaires de toutes les organisations de l’économie, marchandes ou non. Ces valeurs ajoutées sont très majoritairement constituées de coûts du travail. Donc une transition (écologiquement efficace) qui s’accompagnerait d’une progression du volume de travail, donc des salaires et autres revenus du travail, pourrait voir le PIB grossir en valeur monétaire. Je cite Alain Lipietz (source : http://lipietz.net/?article2997) :

« La seule décroissance qui intéresse les écologistes est la décroissance de l’empreinte écologique. Or cela demande aussi du travail, donc cela accroît le PIB ! ».

Jusque là, je n’ai guère de problèmes. Mon problème réside dans le sens que l’on donne à « la croissance du PIB ». Dans pratiquement tous les écrits sur le « découplage » entre la croissance économique et les dommages écologiques, il n’est pas question de la croissance du PIB en valeur monétaire, mais de la croissance économique au sens usuel, celle du PIB « en volumes », ou « à prix constants », ou encore « en termes réels ». Quand on pose la question : pouvons-nous suivre un sentier de croissance de 2 % par an d’ici 2050 en divisant par quatre nos émissions ? on questionne un découplage qui n’est pas celui qu’évoque Alain Lipietz dans la citation précédente.

En d’autres termes, parler de « croissance du PIB » et de découplage exige de préciser si l’on parle de variations du PIB en valeur monétaire ou en volume.

Malheureusement, à ce stade, les choses deviennent un peu plus techniques. Je n’y peux rien, je vais juste tenter de les rendre plus accessibles que dans les manuels des méthodes de la comptabilité nationale ! Et je proposerai un peu plus bas un résumé en quelques lignes, destiné à des personnes qui ne souhaitent pas entrer dans le débat technique, lequel sera reporté en annexe

Envisageons pour commencer une situation simplifiée où la production nationale est stagnante en quantités mais où la valeur ajoutée unitaire et les prix unitaires progressent, pour des raisons diverses. Alors LE PIB, EN VALEUR COURANTE, SOMME DES VALEURS AJOUTÉS MONÉTAIRES, va progresser si, pour les mêmes quantités, on produit et on vend des choses plus chères (avec plus de valeur ajoutée monétaire). Jusqu’ici, c’est simple.

Ce qui complique la suite est que ces prix plus élevés peuvent s’expliquer par deux phénomènes très différents. Soit par de l’inflation « pure », c’est-à-dire sans progrès des qualités. Soit, hors inflation, par un progrès des qualités (des produits de plus grande qualité vendus plus chers pour cette raison, souvent parce qu’ils exigent plus de travail). Le PIB en valeur courante enregistre bien tout cela, mais sans distinction possible entre les deux phénomènes précédents. Et dans nos hypothèses, il augmente.

Mais, bis repetita, la croissance économique ce n’est pas la hausse du PIB en valeur courante. C’est sa hausse en valeur courante DÉDUCTION FAITE DE L’INFLATION, ce qu’on appelle la progression « en volume ». On utilise, pour passer des variations du PIB en valeur à ses variations en volume, un « indice des prix du PIB », exactement comme on en utilise un (différent) pour passer des variations de vos dépenses monétaires de consommations à celles de votre « pouvoir d’achat réel ». Nous allons voir que cela à d’énormes conséquences sur tout raisonnement sur le « découplage ».

RÉSUMÉ DE MON ARGUMENT

De fait, les mesures de la croissance en volume ne tiennent (presque) pas compte des progrès de qualité et encore moins de ce qui va devenir décisif : les progrès de soutenabilité écologique. Elles enregistrent pour l’essentiel l’augmentation des quantités produites et consommées, la croissance quantitative « brute et brutale ». Il en résulte que la progression éventuelle du PIB en valeur monétaire dans le cadre d’une transition riche en emplois, caractérisée par UNE MONTÉE EN QUALITÉS ET NON EN QUANTITÉS, ne se verra pas (ou fort peu) dans les chiffres de la croissance en volume.

En résumé, les chiffres de la croissance sont du côté du « toujours plus ». Ils passent à côté du « toujours mieux ». Et de ce fait, la poursuite dans la voie de la croissance (quantitative) reste une menace écologique, avec son cortège de pollutions, d’émissions, de consommation de matières, etc.

ANNEXE PLUS TECHNIQUE

Que veut dire, dans la définition ci-dessus de la croissance économique, « déduction faite de l’inflation » ? L’inflation, c’est la hausse des prix des mêmes choses, DE MÊME QUALITÉ, d’une période à une autre. Donc en théorie, si un bien ou service voit sa qualité progresser, et son prix augmenter POUR CETTE RAISON, ce n’est pas de l’inflation, c’est un « effet qualité » (= incidence sur le prix d’une hausse [ou baisse] de qualité). Si du blé bio remplace du blé productiviste pollué et que son prix à la tonne est x% plus élevé pour cette seule raison, ce n’est pas de l’inflation.

Malheureusement, dans les faits, la hausse des prix recouvre le plus souvent un mélange d’inflation « pure » (à qualité identique) et d’effet qualité.

Les statisticiens sont donc condamnés, s’ils veulent appliquer leur théorie et bien calculer les évolutions en volumes, à évaluer l’effet qualité et l’effet « inflation pure » pour tous les biens et services dont la qualité évolue, à la hausse ou à la baisse, ce qui est le cas général. S’ils ne le font pas, ils évaluent mal les variations des volumes : ils font implicitement comme si la hausse de prix due à une hausse de qualité était de l’inflation pure. Et dans l’exemple du blé, ils obtiendront qu’il n’y a pas de progression des volumes dans le remplacement du blé « pollué » par le blé bio à quantités physiques identiques. Ils y verront juste une hausse des prix et ils diront que la contribution à la croissance économique (en volume) du remplacement de l’agriculture productiviste par de l’agriculture bio est nulle si les quantités physiques (en tonnes par exemple) sont les mêmes.

On rencontre donc une situation (le remplacement de la production agricole productiviste par une production bio, à quantités produites identiques) où, en l’absence de prise en compte de l’effet qualité, le PIB en valeur progresse, le volume de travail agricole aussi, la qualité aussi, la durabilité aussi, mais où le PIB en volume stagne, toutes choses égales par ailleurs pour les autres secteurs.

La question pratique est : est-ce que les comptables nationaux distinguent, pour toutes les familles de biens et de services qui composent le PIB, ou au moins pour une majorité d’entre elles, ce qui, dans la variation des prix, relève d’une inflation pure et ce qui relève d’un effet qualité ? Ils prétendent pouvoir le faire sur le plan théorique, et ils ont des méthodes diverses, dont la méthode dite hédonique. Mais de fait, et bien qu’ils se démènent à l’échelle internationale depuis au moins 30 ans que je piste leurs écrits, IL N’Y A PAS D’ÉVALUATION DE L’EFFET QUALITÉ POUR L’IMMENSE MAJORITÉ DES PRODUCTIONS INTEGRÉES AU PIB, à commencer par les services, marchands ou non, soit plus des trois quarts du PIB, mais aussi pour la plupart des biens agricoles et industriels, énergie comprise. On en trouve l’aveu dans le rapport Stiglitz, auquel de bons connaisseurs de la comptabilité nationale ont contribué.

Or si l’effet qualité n’est que marginalement intégré (et d’une façon très contestable, en faisant confiance au marché pour « révéler » les variations de qualité, mais je passe sur ce point) aux indices de prix du PIB et donc aux mesures du PIB en volumes, alors on peut affirmer que LA CROISSANCE DU PIB EN VOLUME MESURE ESSENTIELLEMENT LA CROISSANCE (SYNTHÉTIQUE) DES QUANTITÉS, EN NÉGLIGEANT LES GAINS OU PERTES DE QUALITÉ. On aura beau faire progresser la qualité et la durabilité des biens et services produits, on aura beau créer des emplois à cet effet, on enregistrera dans les mesures actuelles une stagnation du PIB en volume si les quantités restent identiques. ON ASSISTERA EN FAIT A UN DÉCOUPLAGE… ENTRE LES VARIATIONS DU PIB EN VALEUR ET EN VOLUME !

Qui plus est, même lorsque l’effet qualité est pris en compte (automobiles, ordinateurs…), il est limité aux qualités « internes », sans considération des externalités négatives, par exemple des émissions de CO2 pour les automobiles ou des pollutions liées à l’envoi des ordinateurs en fin de vie dans les poubelles à ciel ouvert du Tiers Monde. Donc ce qui va devenir sans doute le grand critère de qualité (la durabilité des processus de production, de consommation et d’échange) disparaît des radars de la mesure des variations du PIB en volume (la croissance).

On me rétorque parfois ceci : oui, ce qui précède est juste aujourd’hui, mais on pourrait faire évoluer les mesures, et en particulier celles des indices de prix, pour intégrer plus systématiquement les effets qualité et durabilité, et alors la croissance en volume pourrait tenir compte de la « croissance qualitative » et pas seulement de la croissance quantitative.

Pour des raisons fortes que je ne développe pas ici (il faut entrer dans le détail des méthodes), je parie que cela ne se fera pas parce que le cadre comptable et celui de la mise au point d’indices de prix ont des limites insurmontables pour refléter les qualités et la soutenabilité. Mais la meilleure preuve selon moi réside dans le fait 1) que cela fait des décennies que les spécialistes de ces questions disent qu’ils vont le faire, que c’est souhaitable, que c’est possible, etc. et 2) que le constat effectué par la commission Stiglitz est exactement le même que celui que je lisais il y a 30 ans chez les meilleurs spécialistes américains… On est en plein dans l’illusion économiste de la possibilité de tout faire entrer dans des prix.

CONCLUSION

Je reste convaincu, avec Tim Jackson, avec Robert Costanza, avec Herman Daly et bien d’autres, sans parler de non économistes qui ont beaucoup à dire sur le sujet, que la transition écologique et sociale ne peut pas reposer sur l’idée d’un découplage entre une croissance économique (en volume) qui se poursuivrait et une pression écologique des humains qui se réduirait au rythme nécessaire. Il faut bel et bien dire adieu à la croissance, sans regret. Mais pas « adieu » au PIB en valeur monétaire, qui peut encore rendre des services « macro-économiques », si on en connaît les limites. Ni même « adieu » aux variations du PIB en volume (la croissance), si on sait qu’elle reflète, pour l’essentiel, une croissance quantitative, « sans qualité », qui indique le toujours plus, de sorte que c’est certes un indicateur de quelque chose, mais une détestable boussole.

Jean Gadrey

Jean Gadrey, né en 1943, est Professeur honoraire d’économie à l’Université Lille 1.

Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice) Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères).

S’y ajoutent En finir avec les inégalités(Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale.

Quelques billets antérieurs sur ces questions
30 juin 2009 : l’expansion économique sans croissance
6 juillet 2009 : céréales, tomates, kwh : l’effet qualité en question
14 octobre 2009 : à nouveau sur le découplage entre la croissance du PIB en volume et son expansion en valeur
26 avril 2010 : sur le partage des gains de productivité