Un projet longtemps reporté
En juillet 2013, nous avons laissé la plume (le clavier si vous préférez) à Perrine et Charles Hervé-Gruyer pour vous présenter leur expérience de microferme hyper-productive en Normandie. En octobre 2014, j’ai eu le plaisir de saluer la parution de leur livre, le premier livre relatant cette expérience. Ce que je n’ai pas dit c’est qu’en 2012 je m’étais inscrit pour une de leurs formations et qu’impressionné par deux épisodes rapprochés d’arythmie cardiaque, je m’étais rétracté, assez peu glorieusement. Depuis cette date, je vais bien, j’ai fait mon stage de “design” (1) plus près de mon cardiologue, et je couve le projet d’aller voir pour de bon la ferme du Bec Hellouin. Un voyage organisé par Carine Mayo (2) m’en a donné l’occasion, le 8 septembre. Je vais essayer de vous en faire un récit personnel, sans trop répéter la présentation probablement plus exhaustive et rationnelle déjà publiée sur notre site.
Là tout n’est qu’ordre et beauté
La ferme est nichée dans un vallon quasi-utérin. Les crêtes boisées qui limitent l’horizon des deux côtés semblent proches (Fig. 2), pourtant une vue aérienne nous montrera que la ferme est une oasis entourée de prés ou de champs pauvres et plats. Mon ami Alain me fait remarquer qu’une terre pauvre n’est jamais un obstacle insurmontable : Kew gardens, le jardin le plus célèbre du monde, est installé sur des terres pauvres. À la ferme du Bec l’impression la plus forte, omniprésente, inattendue, c’est que tout est beau et harmonieux : la nature cultivée bien entendu (Fig 2), les fleurs, les pommiers, l’eau courante, mais aussi les bâtiments, le mobilier, les outils, jusqu’à l’écriture sur les étiquettes ! Tout contribue à en faire une vitrine néo-rurale (Fig. 3) dont je ne suis pas certain qu’elle aura plu aux responsables de la FDSEA, ni qu’elle plairait aux permaculteurs décroissants mes amis chez qui j’achète le pain et la spiruline, mais qui me semble de nature à séduire les citadins et favoriser le nécessaire exode urbain.
Fig. 3. Ce bâtiment à colombages est construit depuis peu avec des matériaux anciens
Je suis presque rassuré en fin de journée de visiter des serres qui ressemblent à des serres d’horticulteurs ordinaires, à part que les plantes, sur plusieurs étages, sont un peu plus variées et surtout étonnamment productives et qu’un poulailler perché trône au beau milieu de la serre ! Durant toute la visite nous serons interpellés par la créativité et le goût : dans les courbes des buttes, le jardin-mandala, la petite île créée au milieu d’une mare, l’utilisation du semoir de précision, l’invention de nouveaux outils…
Le défi du maraîchage
La ferme du Bec Hellouin se réclame de la permaculture. La permaculture c’est étymologiquement l’agriculture (la culture) permanente, c’est de développer un écosystème durable inspiré des écosystèmes naturels mais enrichi en espèces les plus favorables possibles à l’Homme. Lorsque les conditions écologiques permettent l’installation d’une forêt (selon les Bourguignon 500 mm de précipitations annuelles sont nécessaires – 3), la solution permacole (la solution de la permaculture) c’est la forêt nourricière, le jardin-forêt. Dans les clairières poussent les légumes permacoles qui sont par excellence des légumes pérennes, c’est pourquoi Martin Crawford en a recensé plus de 200 (4) et pourquoi les permaculteurs sont autant portés sur la dégustation de mauvaises herbes. Il y a un jardin-forêt à la ferme du Bec Hellouin mais sa visite nous a été un peu escamotée par Charles qui nous a expliqué que c’était le jardin de Perrine. Il y a aussi des topinambours et des artichauts mais ce n’est pas là-dessus ni sur le jardin-forêt que l’entreprise repose. Il pleut certainement plus de 500 mm par an en Normandie et nous voyons une culture de pommiers parmi les légumes mais pas une culture de légumes parmi les pommiers. Car le coeur de métier de la ferme c’est le maraîchage, c’est de produire les légumes annuels que nos concitoyens sont habitués à manger. Or l’agriculture a commencé avec la domestication des plantes qui poussaient autour des habitats humains, plantes opportunistes aimant les sols imprégnés de l’azote organique des déjections animales (les humains sont à cet égard, et bien d’autres, des animaux, que celles et ceux qui ont cette notion bien admise excusent le rappel). Le succès de la ferme du Bec, c’est de s’insérer dans les circuits économiques existants, sans attendre que les français s’attablent devant un bon plat de plantain ou d’égopode des goutteux.
La productivité
La productivité est le maître mot à la ferme du Bec Hellouin. J’en vois d’ici certain-e-s qui vont s’écrier “horreur, des productivistes”. Attention : il y a productiviste et productiviste. Celui qui fait cracher sa terre au maximum en la laissant exsangue, appauvrie, érodée, tassée, blessée ne peut être confondu avec celui qui apporte un soin amoureux à chaque centimètre carré de sa terre, laquelle le lui rend bien en produisant abondamment. Vous l’avez compris, Charles et Perrine relèvent de la deuxième catégorie, et j’adhère totalement à cette optique. Il y a une croisade à mener, je dirais presque une guerre si le mot n’était pas aussi évocateur de drames, à mener pour nourrir les gens sans avoir recours au pétrole. C’est une urgence absolue, et qui en plus est il est fort heureux de constater que les moyens pour y parvenir convergent avec la diminution des émissions de gaz à effet de serre, la restauration de la biodiversité, la restauration des sols, et la création d’emplois. Il ne s’agit pas d’un futur lointain : ce sevrage du pétrole sera le problème central de mes enfants, au mieux plus tard de mes petits-enfants. Il faut révolutionner l’agriculture française et européenne, je donne cette précision géographique (on pourrait y ajouter l’Amérique) parce que, comme le rappelle L’Ecologiste dans son dernier numéro, une grande majorité de la production mondiale de nourriture vient encore de petites exploitations intensives en main d’oeuvre.
La productivité au Bec Hellouin fait l’objet d’études agronomiques, un bilan d’étape va sortir prochainement.
Fig. 4. Un piquet blanc signale un des rangs qui seront soumis à des mesures précises, dans le cadre d’une étude d’AgroParisTech et de l’INRA.
Charles nous demande de ne pas publier les derniers chiffres-clefs qui en feront la force et l’originalité mais il nous explique patiemment, étape par étape, comment et en quoi le travail manuel est supérieur à la mécanisation, pourquoi une petite surface en culture manuelle est plus rentable qu’une grande mécanisée. Les machines ne permettent pas d’apporter un tel soin à la terre, de densifier autant, d’associer des cultures, et présentent en plus l’inconvénient, outre le pétrole consommé, de tasser les sols. Toute la valeur de modèle, tout l’impact politique potentiel de leur réussite reposent sur cette productivité (5). Si la ferme du Bec n’était qu’une expérience supplémentaire d’autosuffisance, malgré toute sa beauté, elle ne soulèverait pas le dixième de l’intérêt médiatique, justifié, qui l’auréole. Perrine et Charles ont créé dix emplois, sans compter les stagiaires, ils commercialisent en particulier 54 000 € de légumes par an, produits sur seulement 1000 m2, et encore, en année non optimale du point de vue des débouchés .
L’engrais
L’un des facteurs qui ont certainement été cruciaux au démarrage de la ferme du Bec est le recours au crottin de cheval – déchet du club hippique voisin. L’aggradation du sol, l’augmentation de la biomasse, la diversification des cultures sont telles maintenant que cet apport deviendra probablement de moins en moins important, c’est ce que nous a dit Charles et je le crois volontiers. Il faut aussi souligner que les méthodes de la ferme du Bec ont été dérivées des pratiques maraîchères de la région parisienne du XIXe siècle : à l’époque où la voiture n’était pas auto mais hippomobile, le crottin n’était pas une ressource limitante.
Fig. 5. Un camion a apporté le sable nécessaire pour une petite plage au bord du ruisseau à truites (il y a des enfants à la ferme). On peut voir les rangées de légumes à l’arrière plan.
L’eau
Ils arrosent peu mais l’eau est partout et toute l’année (Fig. 5). Le sol était pauvre au départ, je le crois sans peine mais il y a de l’eau dedans. C’est la plus grande différence avec le lieu sur lequel je m’essaye à la culture. Au Bec, pas besoin de rigoles (les swales des anglophones) pour retenir l’eau de pluie ; les racines un peu profondes trouveront toujours de l’eau. Certains arbres s’en portent à merveille, il y a des frênes gigantesques. D’autres comme les pommiers peuvent en souffrir quand leurs racines rencontrent la nappe alluviale, mais cette humidité, qui peut amener quelques champignons indésirables, est avant tout un facteur facilitant le développement d’une vie exubérante, caractéristique des réussites permacoles. C’est aussi une des conditions requises pour le maraîchage, une culture dont le nom rappelle qu’elle se faisait dans les marais.
Fig. 6. La campagnole est sous le hangar à gauche.
La culture manuelle ne se fait pas seulement à mains nues. Charles nous montre avec fierté ses instruments, certains classiques mais d’excellente qualité, binette autrichienne en bronze, sécateur japonais, d’autres qu’on ne trouve pas du tout ailleurs, plusieurs outils anciens dont on a perdu l’usage, le semoir d’Eliot Coleman d’origine américaine, mais aussi une création, la Campagnole, dont ils assurent la vente (Fig. 6), ou des plantoirs à trous multiples que chacun peut bricoler chez soi (Fig. 7). La Campagnole est un outil ergonomique adapté à ameublir un sol déjà bien aggradé et semble effectivement bien supérieure au motoculteur pour cet usage. Les outils sont l’un des sujets de recherche de la ferme du Bec Hellouin Vous pouvez télécharger sur leur site tous les détails sur ce sujet.
L’enseignement
Une force, et non la moindre, de cette entreprise est qu’elle est bien équipée pour enseigner et faire souche. L’enseignement est facilité par la capacité d’accueil, la restauration de qualité, une salle de conférence spacieuse et bien équipée, tout cela au service d’une noria de visites. En tant qu’ancien professionnel, je me dois de saluer la performance pédagogique de Charles au cours de cette journée, tant sur la durée (je sais par expérience qu’il n’est pas évident d’enseigner pendant 8 heures d’affilée) que sur la qualité et la clarté des explications, la voix posée, le bon niveau d’énergie.
Les projets
La ferme s’est agrandie et dispose de terres qui vont lui permettre de s’attaquer à l’autre grand défi de la permaculture, ce que les professionnels appellent “les grandes cultures”, c’est à dire les céréales, le sarrasin, les oléagineux… Pour les céréales, la réussite de Fukuoka de deux récoltes par an sans rotation et en améliorant le sol n’est peut-être pas reproductible dans des conditions climatiques moins favorables et le permaculteur français qui s’est le premier attaqué à cette difficulté, Marc Bonfils, est mort prématurément. Pendant notre visite nous avons pu voir la récolte d’une tonne de pommes de terre, sorties du sol par traction animale, nous avons aussi admiré des meules de foin destinées à la consommation des herbivores de la ferme. Charles m’a assuré qu’il y avait aussi dans les projets la plantation d’arbres fourragers en haies (frêne, tilleuls, mûriers…) une idée qui m’est chère. Pourquoi faire des steppes alors que le climax de notre pays est la forêt et que les feuilles d’arbres peuvent être aussi nutritives sinon plus que l’herbe ?
En conclusion
Je ne sais pas si j’ai réussi à communiquer une partie de mon émerveillement mais ce qui est certain c’est qu’en dépit de la distance, je ferai tout ce que je peux pour retourner à la ferme du Bec Hellouin, qui incarne pour moi l’espoir d’un futur meilleur et durable. Si ces lignes vous ont intrigué, vous aurez plus de détails et des renseignements de première main dans leur livre ou au moins sur leur site.
G.N.
(1) Le Permaculture Design Certificate (PDC), traduit en français par Cours Certifié de Permaculture (CCP) est un enseignement d’environ 70 heures. J’en ai raconté l’expérience dans un épisode de mes “Aventures en permaculture” paru dans la Gazette des Jardins n°110, juillet 2013.
(2) Présidente des Journalistes Ecrivains pour la Nature et l’Ecologie, auteure du Guide de la permaculture au jardin, livre que l’on peut télécharger gratuitement ici mais que je conseille vivement d’acheter ici.
(3) Le sol, la terre et les champs par Claude et Lydia Bourguignon. Editions Sang de la Terre, Paris, 2009.
(4) Dans un livre remarquable paru en 2012 “How to grow perennial vegetables. Low-maintenance, low-impact vegetable gardening”. Green Books 14.95 £.
(5) Huit rotations par an dans la serre, quatre à cinq en extérieur, une densité de semis extraordinaire (jusqu’à 24 lignes de carottes, radis et salades sur 80 cm de largeur en butte plate !)