Biomimétisme et bioinspiration

11 septembre 2015,

L. de Vinci, ailePar Gilles Bœuf (1)

En 1997, sort un livre aux Etats-Unis, écrit par Janine M. Benyus, sous le titre de « Biomimicry, innovation inspired by nature ». Pour la première fois, il structure des approches parfois démarrées depuis fort longtemps, mais jamais réellement organisées. Léonard de Vinci, au XVIe siècle,  n’écrivait-il pas déjà «…prenez vos leçons dans la nature, c’est là qu’est notre futur… » ! Le bio-mimétisme et la bio-inspiration sont une approche consistant à étudier la nature sous toutes ses formes, animaux, plantes, champignons, microorganismes, écosystèmes, et à en tirer des développements technologiques : on s’en inspire alors afin de concevoir des matériaux, des procédés, ou des stratégies novateurs au service de l’humain, moins polluants, moins consommateurs d’énergie, recyclables, plus sûrs, de meilleures qualités et à moindre coût.

J Benyus donnait comme définition en 1997 « …démarche d’innovation, qui fait appel au transfert et à l’adaptation des principes et stratégies élaborés par les organismes vivants et les écosystèmes, afin de produire des biens et des services de manière durable, et rendre les sociétés humaines compatibles avec la biosphère… ». Déjà, se dessine pour l’école de la chercheuse américaine, une vraie conscience environnementale dans le terme de « biomimicry » qui a donné « bio-mimétisme » en français.  La traduction littérale n’est pas forcément heureuse, un peu comme on a transposé « sustainable development » en « développement durable », et qui en fait, devrait être « soutenable ». Le site de Biomimicry Europa annonce « Le bio-mimétisme détaille trois niveaux d’inspiration d’exigence croissante en termes de durabilité :

  •  les formes adoptées par les êtres vivants ;
  •  les matériaux et les processus de « fabrication » opérant chez les êtres vivants ;
  •  les interactions que les espèces développent entre elles et le fonctionnement global des écosystèmes naturels».

J Benyus poursuit « … contrairement à la révolution industrielle, la révolution biomimétique ouvre une ère qui ne repose pas sur ce que nous pouvons prendre dans la nature mais sur la possibilité de changer notre façon de cultiver, de fabriquer des matériaux, de produire de l’énergie, de nous soigner, de stocker de l’information et de gérer nos entreprises, en allant chercher l’inspiration dans le vivant… »

Pour être plus large et général, je préfère le terme de bio-inspiration, on ne copie pas la nature, on s’en inspire. Le Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN) à Paris a organisé ces trente dernières années trois expositions dédiées à ces approches, alors qu’elles étaient encore dénommées sous le terme général de « bionique », terme utilisé pour la première fois en 1960. Et le 10 décembre 2012, le Commissariat Général au Développement Durable (CGDD) et le MNHN organisaient conjointement, au Muséum à Paris, une journée consacrée au sujet sous le titre « Recherches bio-inspirées : une opportunité pour la transition écologique ». Y participaient des chercheurs, des ingénieurs, des entreprises et des ONG et il y fut question de photosynthèse artificielle, de sciences des matériaux et de micro-senseurs, de chimie éco-inspirée et de renaturation de l’agriculture.

Prenant pour support d’analyse le monde vivant, la biomimétique traduit, par un effort d’abstraction, les modèles biologiques analysés en concepts techniques ou développements industriels. Il s’agit donc de construire une démarche interdisciplinaire sollicitant sciences fondamentales et sciences de l’ingénieur. Cette démarche n’est pas du tout une nouvelle science ou une nouvelle discipline mais plutôt une méthodologie ou mieux une approche transversale, voire une « philosophie », applicable dans nombre de domaines scientifiques et techniques et susceptible d’apporter des « réponses » aux questions techniques ou organisationnelles que l’on se pose aujourd’hui, pour ou hors du vivant. Par exemple, en regardant les schémas et maquettes de Léonard de Vinci (son Aliante) ou les premiers « avions » planeurs de Jean-Marie Le Bris (1860) ou de Clément Ader (1890), on est frappé par la similitude de forme avec une chauve-souris ou un oiseau, un albatros pour Le Bris, une roussette pour Ader. Les frères Wright font voler le premier avion motorisé en 1903 grâce à l’observation des vautours. Les avions modernes sont fortement inspirés des oiseaux, jusqu’à très récemment ces « winglets » au bout des ailes, pour faire baisser la consommation de carburant, qui « miment » (?) ou mieux, s’inspirent du fait que les grands rapaces en vol relèvent les rémiges du bout des ailes pour mieux se stabiliser et économiser de l’énergie. Les oiseaux, qui sont des dinosaures, volent depuis près de 150 millions d’années (et nous n’y sommes pour rien !), nos avions depuis moins de 150… ans !

Le potentiel offert par le monde vivant est immense. L’extraordinaire diversité qui le caractérise en fait un « réservoir à idées » unique pour nos chercheurs et nos ingénieurs. On connaît, sur les continents, un peu plus de 1,7 million d’espèces décrites et déposées dans les Musées, et 300 000 espèces ont été recensées dans les océans, tout ceci né d’une géo-diversité antérieure longue de quelques 700 millions d’années, avant l’apparition de la vie il y a 3,85 milliards d’années : quelle extraordinaire diversité de sujets d’analyse possibles ! Les écosystèmes coralliens de la Nouvelle Calédonie ou de la Grande Barrière de corail en Australie, en sont peut-être l’une des illustrations les plus frappantes, nombre d’éponges des lagons (avec leurs bactéries commensales), certaines très anciennes, nous donnant d’extraordinaires réponses adaptatives à des changements divers. Sur les continents, il en est bien sûr de même avec les grandes forêts pluviales inter tropicales, dont les plus importantes sont le Bassin du Congo en Afrique, les îles de Papouasie et de Bornéo en Asie et l’Amazonie en Amérique, si menacées aujourd’hui.  Ramenée à la superficie, ce sont les écosystèmes avec la plus grande diversité spécifique aujourd’hui. Les exemples offerts par le corps de l’humain lui-même ne sont pas moins intéressants. Par exemple, l’intestin du bébé se fait « contaminer » (dans le bon sens du terme) à sa naissance par les bactéries du tractus génital de sa maman quand elle le met au monde et un jeune enfant met quelques deux années à stabiliser sa flore. Voilà qui ouvre encore des perspectives de recherche passionnantes au cœur même de notre organisme. Un très intéressant écosystème est celui des micro-organismes de  la peau qui contribue à l’homéostasie cutanée. Les espèces bactériennes présentes dépendent  du patrimoine génétique de l’individu, mais aussi de facteurs environnementaux, nutritionnels et climatiques. Comme dans une forêt, chaque zone du corps humain comporte une population spécifique et c’est un système très efficace pour lutter contre les pathogènes. Et sur les quelques milliers d’espèces de bactéries présentes dans l’intestin, moins de 500 sont connues aujourd’hui : pour un écosystème aussi proche de nous (il est au sein de chacun d’entre nous, nous ne pouvons nous en passer !), nous connaissons si peu de choses, alors que dire des sols, de l’océan ou des forêts tropicales ?

Quand on parle de bio-inspiration, il est important de rappeler l’incroyable résistance et résilience du monde vivant, résilience dont on gagnerait sans doute à s’inspirer davantage. Ce vivant a traversé pas moins de 60 crises d’extinction des espèces, dont cinq crises majeures, au cours des 600 derniers millions d’années. La crise Permien- Trias, par exemple, survenue il y a 251 millions d’années, à la charnière entre le Paléozoïque (ère primaire) et le mésozoïque (ère secondaire) a vu l’extinction de près de 96 % des espèces, tant dans l’océan que sur les continents. La vie a pourtant résisté à ces moments dramatiques ; elle s’est adaptée, a surmonté de terribles instants et a développé des « solutions » étonnantes passées au crible de l’évolution. Mais cela prend du temps ! Les tardigrades, par exemple, petits invertébrés aquatiques et terrestres, peuvent perdre leur tête et leurs pattes sous l’effet de la chaleur ou de la dessiccation et recouvrer leur vitalité au rétablissement de conditions plus clémentes. Les nématodes ou les œufs de papillon sont capables de supporter des situations de stress environnemental intenses, jusqu’à résister à des températures extrêmes, ultra froides ou très chaudes. Ces capacités d’adaptation du vivant sont tout à fait exceptionnelles. Ainsi que le précisaient nos collègues Barbault et Weber en 2010, la vie est en elle-même une fabuleuse entreprise, et quelle longueur de vie, près de 4 milliards d’années ! Elle a tout connu, des époques fastes et stables très longues, des crises catastrophiques, et aussi des époques de spéciation intense tant dans l’océan, exclusivement au début, qu’ensuite, depuis 450 millions d’années, aussi sur les continents. Alors pourquoi, avec humilité, respect et attention ne pas y aller chercher des solutions à nos problèmes actuels, de plus en plus préoccupants ? Cette approche est très intéressante aujourd’hui et à rapprocher, pour bien réussir cette transition écologique que nous souhaitons tous, de celle des sciences participatives et citoyennes dans lesquelles le citoyen est partie prenante avec les scientifiques (Boeuf, 2013).

Un prix Nobel de chimie, Paul H. Crutzen,  a proposé en 2000 le terme « d’anthropocène » pour définir l’époque de l’histoire de la Terre durant laquelle le plus puissant moteur de l’évolution n’est plus ce qui a toujours prévalu, la température de l’eau ou de l’air, leurs compositions, la salinité de l’océan, la longueur du jour ou encore les contenus en oxygène des milieux… mais le fait des activités d’une espèce parmi les deux millions connues : l’Homo sapiens (c’est le nom dont il s’est affublé !). Une question à ce sujet était posée dans la revue Nature en mars 2011 par Anthony D. Barnosky et ses collaborateurs : sommes-nous en train de créer les conditions de la sixième grande crise d’extinction, du fait de la destruction et de la pollution des milieux naturels, de la surexploitation des stocks, de la dissémination anarchique d’espèces dont certaines deviennent invasives (en Méditerranée par exemple) et des multiples activités humaines concourant au dérèglement climatique ? Les émissions de dioxyde de carbone non seulement jouent ce terrible rôle de gaz à effet de serre dans l’atmosphère qui réchauffe la planète mais elles acidifient l’océan à une vitesse et dans des proportions inquiétantes. Son pH s’est maintenu autour de 8,18 pendant près de vingt millions d’années, il a baissé à 8,08 au cours des trente dernières années. Cela correspond à une augmentation d’acidité de 30% en 40 ans ! On estime qu’il sera à moins de 8 à la fin du siècle. L’océan ne sera jamais acide, l’effet « tampon » de l’eau de mer l’interdisant, mais cette acidification est fort préoccupante. Et cette planète qui « chauffe » (trop vite !) crée des conditions très difficiles. Le vivant a t-il les ressources nécessaires pour affronter ces changements ? La structuration actuelle de nos écosystèmes, tant marins que continentaux, leur permettra t-elle de s’adapter, dans des délais aussi courts, à de telles variations, de plus en plus accélérées ? Va-t-on porter atteinte irrémédiable à ce formidable vivier de ressources et d’inspiration pour l’humain ?

Les exemples de molécules extraites du vivant et utilisées comme anti-cancéreux, antibiotiques, antiviraux, anti-champignons… abondent. Pour le milieu marin (Boeuf, 2007), les éponges produisent à elles seules plus de 30% de ces produits. On estime à quelque 25000 le nombre de produits d’intérêt pharmacologique ou cosmétique déjà obtenus de modèles océaniques. Pas moins de treize prix Nobel de médecine ou de chimie ont été acquis à partir de modèles aquatiques. Ainsi, Elie Metchnikoff découvre t-il la phagocytose grâce à une étoile de mer, Charles Richet l’anaphylaxie grâce à une méduse, Andrew Huxley et Alan Hodgkin, la transmission de l’influx nerveux grâce à l’axone de calmar. Otto von Warburg travaillait sur l’oursin et découvre les vagues calciques anti-polyspermie (un seul spermatozoïde par ovocyte), Eric Kandel découvre les bases moléculaires de la mémoire grâce à une limace de mer, Timothy Hunt, les molécules clés impliquées dans le développement des cancers (cycline et kinase) grâce à une étoile de mer, Osamu Shimomura, la protéine fluorescente verte de méduse. Et tout récemment, Jack Szostak, Elizabeth Blackburn et Carol Greider obtiennent le prix Nobel de médecine en 2009 pour leurs travaux sur le vieillissement et sur les enzymes télomérases grâce à un organisme « apparemment totalement inutile » (!!), Tetrahymena, un petit protozoaire Cilié qui vit dans les flaques d’eau.

Les approches de  bio-mimétisme et de bio-inspiration peuvent être très diverses (Frasson-Botton, 2013 ; Sanchez, 2014) et tous les jours de nouvelles applications se font jour. Nous n’allons pas ici les passer en revue (je renvoie à l’ouvrage de J Benyus, traduit en français en 2011) mais juste revenir  sur quelques points-clés particuliers. La source quasi-unique d’énergie dans la nature lui vient du soleil et les plantes en ont tiré parti depuis les origines. C’est pourquoi l’une des grandes voies d’intérêt pour la bio-inspiration est la photosynthèse artificielle. Il est grand temps de cesser de gaspiller les énergies fossiles (80 % de l’énergie aujourd’hui) et de passer à autre chose. Même en limitant nos consommations, nous allons doubler nos besoins en énergie d’ici à 2050, d’environ 17 à 34 téra Joules par seconde ! Le soleil envoie sur la Terre, en une heure, l’énergie consommée au niveau mondial en un an, soit 120 000 tW. Alors comment tirer parti de ce fait ?

Cette énergie du soleil est diluée (par unité de surface) et intermittente (durant le jour), il faut donc parvenir à la concentrer et à la stocker. Cela a été depuis les origines un défi très fort pour le vivant. Le processus photosynthétique peut être décomposé en deux étapes (Artero, 2013). La première concerne la capture de la lumière et la séparation de charges et a constitué une source d’inspiration pour les nouvelles générations de cellules photovoltaïques, notamment les cellules photovoltaïques organiques, et les cellules de Grätzel qui utilisent des colorants moléculaires pour capter l’énergie solaire. La seconde étape consiste à utiliser les charges générées lors de la première pour conduire à des réactions chimiques. C’est là qu’entrent en jeu les enzymes (catalyseurs du monde vivant) qui exploitent les électrons et les lacunes photogénérées pour produire de l’oxygène et de l’hydrogène. Les enzymes fonctionnent avec de très bons rendements énergétiques et à grande vitesse. Fait remarquable, elles ne contiennent que des métaux abondants alors que, pour faire de la catalyse efficace, les chimistes sont obligés d’utiliser des métaux rares, comme le platine, l’iridium, le palladium, le rhodium ou le ruthénium. Ces métaux dits « nobles » sont très efficaces et très résistants à la corrosion ; ils sont par contre rares et très chers. Les enzymes hydrogénases peuvent constituer une alternative extrêmement intéressante au platine. A partir de ces catalyseurs sans métaux précieux, des photo-catalyseurs peuvent être produits en les couplant à des photo-sensibilisateurs et sous irradiation visible, ces photo-catalyseurs stockent l’énergie solaire en produisant de l’hydrogène. Une autre approche inspirée du vivant, c’est l’utilisation du glucose comme moyen de stockage de l’énergie : produire des sucres avec de l’énergie solaire (ce que font les plantes) et de l’énergie en fonction des besoins (ce que fait l’Homme). Impliquer des biologistes est fondamental pour la transition énergique, c’est aborder les problèmes souvent bien différemment et c’est donc innover. De nombreux travaux sont aujourd’hui dédiés à ces approches qui sont clés tant dans la transition énergétique que dans la transition écologique. La photosynthèse artificielle apparaît comme une source prodigieuse d’hydrogène « propre ».

Un autre aspect intéressant, cette fois-ci en matière de matériaux, est qu’au sein du vivant, il existe de nombreuses architectures de fibres, avec trois composantes chimiques fondamentales : les polysaccharides de la cellulose des plantes, les protéines pour les fibres du monde animal et la chitine (et la sclérotine) pour le monde particulier des arthropodes dont les insectes. Le rôle des fibres consiste à créer des architectures et des formes géométriques. La biologie exploite l’anisotropie, l’hétérogénéité et les hiérarchies que donnent ces fibres (Jeronimidis, 2013). Le «Bionic Prize» en 2012 a été remis à une équipe multidisciplinaire en Allemagne qui a tiré partie de l’observation entre une plante et un oiseau pour la pollinisation (couplage passif entre torsion et flexion). Un bâtiment, avec une distribution très ingénieuse de la lumière, a ainsi été conçu à l’exposition de Yeosu en Corée. Un autre projet s’est inspiré des pommes de pin qui s’ouvrent pour libérer les graines. Le système fonctionne de manière réversible. Le changement d’humidité amène des changements de dimension. L’anatomie interne du système montre deux couches de cellules : une couche avec des fibres de cellulose orientées dans l’axe des cellules et une couche inférieure où la cellulose est implantée dans l’autre sens. Les variations d’humidité ont pour conséquence de générer une courbure du matériau. Traduit en processus technologique, ce système a été appliqué à un textile adaptatif répondant à des gradients d’humidité. Il a également été exploité dans des bâtiments afin de libérer, automatiquement et sans énergie supplémentaire, de l’humidité dans une salle.

Dans un autre registre, on s’est intéressé (Casas, 2013) à certains insectes (blattes, grillons…) qui ont deux appendices à la fin de leur corps où se trouvent de nombreux capteurs, poils filiformes dont le but premier est de mesurer les flux d’air les plus infimes. Ces capteurs sont les meilleurs mécano-senseurs du règne animal puisqu’ils sont sensibles à une énergie équivalente à celle d’un dixième de photon, soit à des fluctuations proches du bruit thermique. Ceci pose deux questions : aux biologistes d’une part qui se demandent ce qui, dans la vie de l’animal, justifie l’emploi de senseurs aussi performants (en fait, la défense face à des araignées prédatrices très vives) et aux technologues d’autre part, incapables aujourd’hui de concevoir des instruments de mesure aussi performants à de si petites échelles, qui s’interrogent sur leur fonctionnement en vue d’élaborer des systèmes micro-électroniques aux propriétés comparables. Une tête de libellule représente un infinité de capteurs !

Parmi les fibres remarquables, figurent par exemple les constituants de la toile d’araignée, la bio-silice de certaines plantes (prêle et bambou par exemple), de diatomées et de certaines éponges.  Aujourd’hui  on est capable de produire ces matériaux en laboratoire. Pour le fil d’araignée, c’est une séquence d’acides aminés  et c’est avec une simple variation de pH que ce matériau passe de l’état liquide à l’état solide (ce que fait l’araignée). Ce matériau plus résistant que l’acier est biodégradable dans le sol ! Pour la bio-silice, c’est faire du verre souple à température ordinaire, grâce à un hybride entre le minéral et l’organique, à partir de micro-algues par exemple.

Une importante activité est aujourd’hui dédiée à la chimie « verte » et à la bio-remédiation des sols. Il y a quelques années, il a été découvert l’existence de plantes rares (Grison et al., 2013), capables de se développer sur des sols devenus désertiques car phyto-toxiques. Ces plantes ont développé progressivement des stratégies d’adaptation leur permettant de tolérer la pollution, voire d’extraire les éléments métalliques et de les stocker dans leurs parties aériennes comme pour mieux s’en protéger. Les quantités d’éléments métalliques trouvées dans les systèmes foliaires peuvent atteindre des niveaux impressionnants (jusqu’à 7-8 % en masse sèche). On parle alors de phyto-extraction. Il s’agit d’une écotechnologie de dépollution naturelle et partielle des sols et des sédiments par accumulation des éléments toxiques dans les parties aériennes des végétaux hyper-accumulateurs. Des études récentes d’évaluation des performances adaptatives de ces végétaux ont mis en évidence la présence d’espèces hyper-accumulatrices de type légumineuses, renforçant l’intérêt de la phyto-extraction dans les programmes de restauration écologique. Des bactéries associées, elles-mêmes uniques et spécifiques de ces sites pollués, sont devenues capables de supporter ces conditions extrêmes. Elles se comportent comme de véritables usines chimiques en réduisant l’azote présent dans l’air pour le transformer en engrais naturel afin d’aider les plantes à se développer. En échange, ces plantes produisent par photosynthèse des nutriments carbonés aux bactéries, dans un sol appauvri. Beaucoup d’études sont actuellement consacrées à ces approches avec beaucoup de promesses très intéressantes.

Grâce à la chimie verte et à la biologie de synthèse, beaucoup de procédés ont été améliorés pour la  production de médicaments avec un maximum de respect de  l’environnement. On est ainsi parvenu à produire de l’hydrocortisone à partir de levures (Baduel, 2013). Il est important de considérer les progrès spectaculaires réalisés au cours des dix ou quinze dernières années, afin d’anticiper les progrès que feront les biotechnologies dans les années à venir.

S’il est un domaine dans lequel la bio-inspiration doit trouver d’extraordinaires développements c’est bien aussi dans le champs de l’agriculture. L’agro-écologie (Léger, 2013) repose sur deux concepts centraux : le « métabolisme » des agroécosystèmes et leur « système immunitaire ». Quand on isole les plantes cultivées ou les animaux d’élevage des milieux complexes dans lesquels ils étaient historiquement immergés, on les place exclusivement face à leurs ‘‘ennemis’’ ou concurrents naturels. Le problème est donc de réintroduire des intermédiaires et des biais entre la plante cultivée et ses ‘‘ennemis’’, ces biais étant l’ensemble des fonctionnalités des écosystèmes qu’il faut bien réactiver. La logique agro-écologique impose donc de réintroduire de la biodiversité dans les agroécosystèmes (Hainzelin et al., 2013), à l’échelle du champ cultivé comme du paysage agricole. La réintroduction de composantes variées permet de créer des interactions multiples qui évitent le face-à-face entre le parasite et la culture. La technique de la culture de maïs en zone tropicale (dite « push and pull») en est un bon exemple. Au sein du champ, le maïs est cultivé en association avec une légumineuse, un Desmodium produisant des effets répulsifs sur la pyrale parasite du maïs. Une espèce, l’herbe à éléphant, plantée en bordure de champ, attire les pyrales qui se « collent » dessus. Ces techniques, très simples et très peu coûteuses, permettent d’améliorer très significativement les rendements dans des sociétés où les gens n’ont pas les moyens d’acheter des pesticides (heureusement pour l’environnement !). Ce jeu sur la complexité des systèmes cultivés pour favoriser des interactions biotiques et renforcer ainsi le ‘‘système immunitaire’’ de l’agroécosystème est l’une des bases de l’agro-écologie.

Et je pourrais aussi citer (la liste est très loin d’être exhaustive) d’autres exemples très démonstratifs :

–       la découverte de la fixation dite « scratch » grâce à l’observation de la capacité des graines de la bardane à se fixer (et à se détacher, ce sont des crochets réversibles !) sur les poils d’animaux (invention du suisse G. de Mestral),

–       les microstructures de la feuille de lotus la rendent non « mouillable », inspiration pour des vitres, des essuie-glaces et des peintures d’intérieur,

–       l’adhérence naturelle des pattes de gecko sur une surface très lisse et au plafond grâce aux forces de Van der Waals (de nature électrostatique) développées par des millions de petits poils contrebalançant les effets de la pesanteur sur le poids du lézard,

–       Stenocara gracilipes, petit coléoptère ténébrionide noir du désert de Namibie qui se « fabrique » chaque matin sa goutte d’eau nécessaire à sa survie dans un tel environnement (50 °C dans la journée !), processus rendu possible grâce à des micro-structures sur les élytres et ayant inspiré le village de Chungungo dans l’Atacama au Chili, obtenir de l’eau là où il ne pleut jamais,

–       l’étude des techniques de ventilation des termitières qui a inspiré l’immeuble Eastgate Building au Zimbabwe qui autorégule air et température,

–       l’usage des protéines anti-gel de poissons polaires pour préserver les plaquettes sanguines en conservation dans l’azote liquide ou des graines et semences dans des sols gelés,

–       le train japonais Shinkansen qui allie vitesse (forme en tête de martin-pêcheur) et silence (ailes dentelées du hibou) en ayant été inspiré de formes naturelles,

–       des biomatériaux inspirés des éponges, du verre produit à température ambiante grâce à des diatomées, des bétons très légers et très résistants, allier souplesse de déformation, légèreté et résistance des exosquelettes des arthropodes,

–       un des challenges pour les industriels c’est aussi de trouver des colles « propres » sans utilisation de formol. La « nature sait faire » et les chercheurs se sont intéressés au gecko et à la moule,

–       dans le monde marin, « imitation » du derme des requins pour fluidité, vitesse de pénétration et viscosité dans l’eau, non fixation de fouling (salissures naturelles) ayant amené à des combinaisons de natation très performantes ou à des revêtements de coques de navires ; conception d’éoliennes et de carlingues d’avion en observant et développant les aspérités des corps des baleines à bosse pour mieux pénétrer air ou eau et gagner de l’énergie ; pales d’hydrolienne et d’hélices sous marines inspirés de pieuvres, nage à réaction beaucoup plus efficace que les hélices, réacteurs à partir des structures du nautile…

Les bancs de poissons se déplaçant très vite sans jamais de collision sont aussi une extraordinaire source d’inspiration pour diminuer (voire interdire) les embouteillages et les accidents et gérer le trafic routier !

Un autre aspect très important est aussi, tout autant que l’étude des formes et des matériaux, d’utiliser intelligemment les réalisations de systèmes naturels pour du recyclage (cycles de l’eau, du carbone, de l’azote…) ou de l’économie circulaire. La nature optimise, elle ne maximise jamais, elle récompense toutes les formes de coopération, recycle tout et parie sur la biodiversité !

En 2010 au Muséum, puis en 2014 au Collège de France, nous avons organisé deux colloques posant la question «L’Homme peut-il s’adapter à lui-même ? ». C’est finalement la seule vraie question et le principal danger guettant l’humain aujourd’hui. Le grand penseur indien Sri Aurobindo nous disait dès 1915 que l’homme ne pouvait plus supporter le « développement gigantesque de la vie extérieure sans un changement intérieur : si l’humanité voulait survivre, une transformation radicale de la nature humaine était indispensable ».

Pour structurer ces approches en France et en Europe, les faciliter, mettre les parties présentes en contact, développer le partenariat, il a récemment été créé le CEEBIOS, Centre Européen d’Excellence en Bio-mimétisme de Senlis. C’est un centre de développement économique et scientifique lié au bio-mimétisme. Quatre grands pôles d’activités y sont connectés, un pôle recherche, un business campus, un centre de congrès et de conférences et un pôle de formation. Cette démarche est très originale en France, qui avait un besoin particulier de structuration de ses efforts en matière de R & D dans ce domaine très transdisciplinaire : recherche fondamentale, sciences de l’ingénieur et technologies et entreprises.

La démarche biomimétique en recherche et développement sous-entend de nous réapproprier le monde du vivant, d’impérativement arrêter de le détruire (Boeuf, 2014), de nous inspirer des formes, des relations, des matériaux, des mécanismes offerts par son « génie ». C’est une démarche qui suppose humilité, partage et respect, valeurs sans lesquelles l’avenir de l’humanité sera bien sombre. De plus, elle nous offre une alternative optimiste à notre futur. Nous n’avons jamais autant eu de capacités technologiques, alors utilisons-les à bon escient !

G.B.

(1) Professeur à l’Université Pierre & Marie Curie, Laboratoire Arago, Banyuls-sur-mer, professeur invité au Collège de France, Paris, ancien président du Muséum national d’Histoire naturelle, Conseiller scientifique pour l’environnement, la biodiversité et le climat auprès de la ministre Ségolène Royal

Remerciements

Je remercie mon « compère » Francis Pruche pour la relecture du texte initial.

Références

Artero, V. 2013. Photosynthèse artificielle, une réponse bio-inspirée pour la transition énergétique. Actes du Colloque « Recherches bio-inspirées, une opportunité pour la transition écologique », Commissariat Général au Développement Durable du Ministère de l’Ecologie, du Développement Durable et de l’Energie et Muséum national d’Histoire naturelle, pp  5-6.

Baduel, P. 2013. Hydrocortisone de synthèse. Actes du Colloque « Recherches bio-inspirées, une opportunité pour la transition écologique », Commissariat Général au Développement Durable du Ministère de l’Écologie, du Développement Durable et de l’Énergie

Barbault, R. et J. Weber. 2010. La vie, quelle entreprise ! Pour une révolution écologique de l’économie. 2010. Le Seuil, Paris, 196 pages.

Barnosky, A. D. et al., 2011. Has the Earth’s 6th mass extinction already arrived? Nature, 471, 51-57.

Benyus, J. M. 1997. Biomimicry, innovation inspired by nature. (ISBN 0060533226).

Benyus, J. M. 2011. Biomimétisme : quand la nature inspire des innovations durables. Editions de la rue de l’échiquier.

Boeuf, G. 2007. Océan et recherche biomédicale. Journal de la Société de Biologie, 201 (1), 5-12.

Boeuf, G. 2013. Ouverture. Actes du Colloque « Recherches bio-inspirées, une opportunité pour la transition écologique », Commissariat Général au Développement Durable du Ministère de l’Ecologie, du Développement Durable et de l’Energie et Muséum national d’Histoire naturelle, pp  3-4.

Boeuf, G. 2013. Une nouvelle approche pour les sciences : la participation des citoyens. Dans «Le développement durable à découvert », sous la direction de A Euzen, L Eymard et F Gaill. Editions du CNRS, chapitre 28, pp 276-277.

Boeuf, G. 2014. Biodiversité, de l’océan à la cité. Fayard/Collège de France, Paris, 85 pages.

Casas, J. 2013.  Bio-mimétisme inspiré des plantes et des insectes : de la science des matériaux aux micro-senseurs (2). Actes du Colloque « Recherches bio-inspirées, une opportunité pour la transition écologique », Commissariat Général au Développement Durable du Ministère de l’Ecologie, du Développement Durable et de l’Energie et Muséum national d’Histoire naturelle, pp 9-10.

Crutzen, P. J. and  Stoermer, E. F. 2000. The “Anthropocene”. Global Change Newsletter 41, 12-13.

Frasson-Botton, C. 2013. Bio-inspiration, la nature comme modèle. La Lettre d’information de l’Institut Océanographique Paul Ricard, 12, 3-19.

Grison, C. 2013. Chimie éco-inspirée, la nature, des hommes, des solutions vertes. Actes du Colloque « Recherches bio-inspirées, une opportunité pour la transition écologique », Commissariat Général au Développement Durable du Ministère de l’Ecologie, du Développement Durable et de l’Energie et Muséum national d’Histoire naturelle, pp 12-13.

Hainzelin, E. et al., 2013. Cultiver la biodiversité pour transformer l’agriculture. Ed Quae, Paris, 225 p.

Jeronimidis, G. 2013. Bio-mimétisme inspiré des plantes et des insectes : de la science des matériaux aux micro-senseurs (1). Actes du Colloque « Recherches bio-inspirées, une opportunité pour la transition écologique », Commissariat Général au Développement Durable du Ministère de l’Ecologie, du Développement Durable et de l’Energie et Muséum national d’Histoire naturelle, pp  8-9.

Léger, F. 2013. Renaturer l’agriculture. Actes du Colloque « Recherches bio-inspirées, une opportunité pour la transition écologique », Commissariat Général au Développement Durable du Ministère de l’Ecologie, du Développement Durable et de l’Energie et Muséum national d’Histoire naturelle, pp  16-20.

Sanchez, C. Cours publics au Collège de France pour l’année 2014-2015.

Cf sites du Collège de France, du CEEBIOS et de Biomimicry Europa